En 1894, Rabbi Yehochoua Rokéa’h, le Rabbi de Belz, fut victime d’une succession de maux mystérieux. Bien qu’il souffrît beaucoup, il gardait un visage joyeux. Ses ‘hassidim, cependant, étaient très inquiets, non pas à cause des maladies elles-mêmes, car elles étaient toutes guérissables, mais à cause de certaines allusions inquiétantes du Rabbi indiquant qu’il sentait que sa fin était proche.

Lorsque l’état du Rabbi s’aggrava, ils décidèrent de ne pas lésiner sur les moyens et de le faire venir à Vienne. Là, dans le meilleur établissement médical d’Europe, ils firent en sorte qu’il soit examiné par les meilleurs spécialistes. Les médecins donnèrent leur diagnostic : une opération immédiate et risquée était nécessaire de toute urgence.

Le Rabbi de Belz se prépara. Il s’immergea dans le mikvé, rédigea son testament et récita avec beaucoup d’émotion les mots du vidouï (confession finale). Ce n’est qu’ensuite qu’il permit qu’on le place sur la table d’opération.

L’équipe chirurgicale se rassembla autour du Rabbi. Tous attendaient le signal du chirurgien en chef pour que l’anesthésiste commence l’intervention.

Soudain, à la surprise générale, le Rabbi appela l’un des chirurgiens. Après avoir confirmé son prénom, il dit : « Moïse ? Vous êtes juif, n’est-ce pas ? » Le médecin hocha silencieusement la tête.

Moïse, dont le prénom était en fait Moshé Its’hak, était originaire d’une petite ville appelée Linden. Il y avait grandi dans un foyer juif traditionnel. Son père avait fait de son mieux pour lui donner une solide éducation juive, mais hélas, le cœur du garçon avait été attiré dans une direction complètement différente. Alors que sa tête s’emplissait de visions plus cosmopolites et attrayantes, il s’éloignait de plus en plus des valeurs de son foyer. Dès qu’il fut en âge de le faire, il quitta Linden et ses parents désemparés, et se dirigea vers la grande métropole de Vienne.

La première étape de sa nouvelle vie fut de changer son nom en Moïse. Ensuite, il s’inscrit dans une école laïque, où, grâce à son esprit brillant et à son assiduité déterminée, il rattrapa et dépassa ses camarades de son âge en absorbant une quantité extraordinaire de connaissances en un temps relativement court.

Armé de son baccalauréat, il fut accepté à l’école de médecine de l’université, et là aussi il connut un grand succès. Peu après, il s’imposa comme un médecin et un chirurgien de premier ordre.

Plus il réussissait, plus il s’éloignait de ses racines juives. Personne ne pouvait plus reconnaître le sophistiqué Dr Moïse comme étant le Moshé Its’hak de la petite ville de Linden.

Bien que l’acquiescement du Dr Moïse pour affirmer son identité juive ait été très discret, il fut remarqué par tout le monde dans la pièce. Il y eut un silence absolu lorsque le Rabbi poursuivit : « Moïse, crois-tu que D.ieu Tout-Puissant a créé le monde et le dirige ? » Après une courte hésitation, Moïse, déconcerté, répondit : « Oui, Rabbi, je le crois. »

Le personnel médical regardait avec étonnement, mais le Rabbi ne semblait pas tenir compte de leurs regards, toute son attention étant concentrée sur le médecin. « Et Machia’h, le juste rédempteur, qui viendra incessamment délivrer notre peuple de l’exil ? Crois-tu en cela, Moïse ? »

Cette fois, Moïse mit plus de temps à répondre. Il choisit ses mots avec soin. « Euh, je crois qu’il y aura un certain temps où il y aura une rédemption, mais je ne crois pas qu’elle se fera par l’intermédiaire d’un Messie, d’une seule personne qui régnera sur le monde entier et que tout le monde craindra et admirera. Une telle chose n’est pas du domaine de la possibilité rationnelle ; je ne peux donc pas l’accepter. »

Le Rabbi de Belz releva la tête et se tourna pour faire directement face à Moïse. Il ouvrit grand ses yeux, brillants et rayonnant de bonté et de gentillesse, mais aussi de puissance et d’autorité.

Le regard pénétrant du Rabbi se fixa sur Moïse. Moïse le sentait brûler en lui. Il essaya de détourner ses propres yeux, mais il n’y parvint pas. C’est comme s’ils étaient magnétiquement attachés à ceux du Rabbi.

Les membres de l’équipe médicale, stupéfaits, virent le visage de leur collègue prendre une pâleur mortelle, puis rougir comme une betterave. Puis de nouveau blanc, et de nouveau rouge. Tout son corps tressaillait et ses mains s’étaient mises à trembler. Ils ne savaient pas quoi penser de cette interaction bizarre et inattendue, mais ils comprirent que Moïse devait subir une sorte de traumatisme spirituel ou émotionnel.

La tension était palpable. Moïse haletait et respirait difficilement comme s’il venait de terminer une longue course. Il s’efforçait de se calmer et de se détendre, mais il en était incapable. Le simple fait que quelqu’un ait exercé un contrôle sur lui d’un simple regard le plongeait dans un tourbillon intérieur.

Finalement, le Rabbi détourna les yeux de Moïse. Le chirurgien sentit son sang-froid revenir. Puis le Rabbi le regarda à nouveau et étudia son visage, mais cette fois-ci, son regard était très doux. « Nou, Moïse, crois-tu maintenant qu’un individu est capable de susciter la révérence de tous ceux qui l’entourent par un simple regard ? »

Moïse hocha la tête en signe d’admission.

« Eh bien, Moïse, c’est exactement comme cela qu’il en sera lorsque Machia’h arrivera. L’élu de D.ieu régnera sur le monde entier, et tous abandonneront leurs mauvaises habitudes pour se tourner vers D.ieu. »

« Le Rabbi a raison, je m’étais trompé », murmura le médecin embarrassé.

Le drame terminé, l’opération put avoir lieu. Par la suite, elle fut déclarée un grand succès et des milliers de ‘hassidim poussèrent des soupirs de soulagement.

Quinze jours plus tard, le Rabbi de Belz fut autorisé à sortir de l’hôpital. Il monta dans le train pour retourner de Vienne à Belz. Cependant, à la grande tristesse de ses disciples, il n’arriva jamais à destination et quitta ce monde le 23 Chevat, à l’âge de 69 ans, au cours du voyage. Parmi ceux qui méritèrent de faire partie du petit groupe de disciples présents au moment où le Rabbi décéda, se trouvait son dévoué ‘hassid, Moshé Its’hak de Linden.


Note biographique :
Rabbi Yehochoua Rokéa’h (1825-1894) fut le cinquième fils et le successeur de son père, Rabbi Shalom, le premier Rabbi de Belz. Leader majeur de la communauté juive de Galicie, il fut également le fondateur de Ma’hzikei HaDas, peut-être la première organisation juive orthodoxe à s’impliquer dans la politique gouvernementale, qui constitue toujours une force en Israël aujourd’hui.