On raconte l’histoire1 d’un roi qui fut un jour gravement malade. Tous les médecins désespéraient de parvenir à le guérir. Un guérisseur proposa un remède : si le roi mettait la chemise d’une personne absolument heureuse, alors il guérirait.

Des cavaliers furent aussitôt envoyés dans tout le pays à la recherche d’une personne absolument heureuse dont ils rapporteraient la chemise au roi. Ils se rendirent d’abord chez l’homme le plus riche du pays. Ils lui demandèrent : « Êtes-vous heureux ? »

Il répondit : « Bien sûr. Je suis la personne la plus riche du pays. »

« Mais êtes-vous absolument heureux ? »

Il commença à hésiter. « Absolu est un terme difficile. Comment puis-je être absolument heureux ? Je dois toujours protéger ma position. Prenez, par exemple, l’homme d’affaires du nord. Ses affaires sont en plein essor et je m’inquiète de la possibilité d’une concurrence entre nous. Et j’ai eu un ou deux revers récemment... »

Les messagers le laissèrent à ses pensées. Ils virent que, malgré sa richesse, il était inquiet et qu’il ne savait pas ce qu’était le véritable bonheur.

Ils se rendirent alors en hâte chez celui qui était la principale figure éducative du pays. « Êtes-vous heureux ? », lui demandèrent-ils. « Oui », répondit-il. « Absolument heureux ? » Et là, il se mit à bafouiller. Il leur parla de ses désirs inassouvis et du fait qu’il se sentait menacé par certaines personnes. Et ils virent qu’il ne savait pas non plus ce que signifiait le bonheur absolu.

Ils allèrent de personne en personne et ce fut toujours la même histoire. Certains étaient heureux de façon manifeste, d’autres l’étaient intérieurement, mais personne n’était absolument heureux. Sous la surface, chacun était accablé par divers soucis, préoccupations et anxiété.

Après ce long voyage infructueux, ils décidèrent qu’il était temps de rentrer. Ils prirent conscience qu’ils ne pourraient trouver personne qui sache ce qu’est le bonheur absolu. Sur le chemin du retour, peu avant d’approcher du palais, ils entendirent une joyeuse mélodie. Quelqu’un chantait gaiement, et ils sentirent qu’il était vraiment heureux.

Ils firent avancer leurs chevaux dans la direction de la chanson et trouvèrent un homme ivre, titubant d’avant en arrière avec un énorme sourire sur son visage. « Êtes-vous heureux ? », lui demandèrent-ils. « Je suis la personne la plus heureuse du monde ! », fut sa réponse. « Absolument heureux ? » « Oui. Je n’ai pas le moindre souci en tête. »

Et ils virent que c’était vrai. Il ne s’inquiétait pas ; il n’avait ni anxiété ni crainte. Ils comprirent que c’était l’homme qu’ils recherchaient. Ils lui dirent : « Monsieur, nous avons besoin de votre chemise. Le roi est malade, mais le guérisseur a dit que s’il met la chemise d’un homme heureux, il sera guéri. Prêtez-nous votre chemise un petit moment. Nous vous promettons que vous serez amplement récompensé. »

L’homme répondit : « Je serais heureux d’aider le roi, et je n’ai pas besoin de ses récompenses. Mais il y a un problème : je ne possède pas de chemise. »

Le message de cette histoire est le suivant : c’est parce qu’il ne possédait pas de chemise qu’il était la personne la plus heureuse du monde.

D’un côté, c’est une belle histoire. Elle nous apprend que beaucoup d’entre nous sont tellement préoccupés par qui ils sont et par ce qu’ils ont qu’ils ne peuvent jamais vraiment se détendre et être heureux. Notre souci de soi nous entrave et nous empêche de connaître le vrai bonheur.

Ce message recèle d’une vérité évidente. Mais il contient un élément négatif sous-jacent : cet homme n’a rien, pas de but dans la vie, pas d’objectif à atteindre dans la vie, pas d’espoir. Il est vrai que rien ne l’empêche d’être heureux. Mais il n’a pas non plus de véritable source de bonheur. Sa vie est vide.

Lorsqu’une personne a un objectif à atteindre, qu’il soit d’ordre personnel, comme gagner de l’argent, ou qu’il soit altruiste, tel qu’enseigner ou aider les autres, elle définira son bonheur en fonction de la réalisation de son objectif. Il y aura des moments où elle réussira, et d’autres où elle échouera. Comme la vie comporte des hauts et des bas, elle ne sera jamais absolument heureuse. Pourquoi l’ivrogne de notre histoire pense-t-il qu’il est si heureux ? Parce qu’il n’a absolument rien qui le dérange. Mais cela est tragique, pas heureux.

Il n’y a jamais eu d’animal qui soit allé voir un psychologue pour se plaindre qu’il ne se sentait pas épanoui, qu’il n’avait pas assez accompli. Un animal ne pense pas comme ça. Prenez un chien : il se lève le matin, aboie un peu, se roule sur le dos, court, mange un peu, s’endort, joue, dort à nouveau et se lève à nouveau le lendemain. Cela se poursuit d’année en année. C’est très bien pour un chien, sa nature n’exige rien de plus de lui. Il ne se sentira jamais insatisfait.

Un être humain, cependant, est très différent. Il a un cerveau et une âme, et s’il n’exploite pas leur potentiel, il ne sera jamais satisfait. L’ivrogne se sent heureux parce qu’il n’a pas de chemise, c’est-à-dire qu’il n’a rien pour lui. Mais ce n’est pas le vrai bonheur. En hébreu, nous appelons cela la holelout (la frivolité), et non la sim’ha (la joie). Il s’agit d’une forme animale de satisfaction, où la personne ne vit pas à la hauteur de son potentiel.

Peut-on combiner sim’ha et responsabilité ? Est-il possible d’avoir un but et une direction, et en même temps de se laisser aller et de se sentir libre ?

Oui, c’est possible. C’est le type de bonheur que procure la kabbalat ol, l’acceptation du joug de D.ieu. D’une part, la personne se défait de sa conscience de soi, mais elle ne sombre pas dans la vacuité. Elle se connecte à une force bien plus élevée qu’elle. Tant le fait de lâcher-prise que la connexion sont des sources de sim’ha.

Revenons à l’analogie utilisée dans l’histoire. Le bonheur vient du fait de « ne pas avoir de chemise à soi », d’être capable de s’élever par-delà ses propres préoccupations. La question est toutefois de savoir si, comme l’ivrogne, on se promène nu, c’est-à-dire si l’on se débarrasse de son potentiel humain. Ou bien, comme le fait un maître de kabbalat ol, on continue à porter la chemise, mais en en transférant la propriété à D.ieu.

Le bonheur de l’ivrogne est destructeur. Il ruine sa capacité à construire une vie pour lui-même et pour ses proches. La vraie joie implique le dépassement de soi et, plus encore, l’établissement d’une connexion avec sa propre essence divine. Cela permet de construire une force personnelle. Une personne qui connaît le vrai bonheur grandit et devient capable de surmonter les limites personnelles qui l’entravaient auparavant. Elle est ouverte et amicale avec les autres, et les imprègne également de joie. Elle rayonne de confiance en D.ieu et de reconnaissance pour tout le bien qu’Il nous accorde.

En d’autres termes, il existe un type de joie qui détruit une personne, et un type de joie qui rend une personne encore plus forte qu’auparavant. Quand une personne se laisse aller sans direction, c’est destructeur. Imaginez que vous retiriez vos mains du volant alors que vous roulez à toute vitesse sur une autoroute très fréquentée. Le chemin de la vie requiert autant d’attention que n’importe quelle route.

Mais il y a des moments où nous transférons le contrôle, comme un pilote d’avion qui enclenche le pilotage automatique. Bien que nous ayons retiré nos mains des commandes, nous n’avons pas cessé de penser à la direction du vol. C’est juste que Quelqu’un d’autre s’en charge. Et retirer nos mains des commandes n’est pas une bonne analogie, car dans la vie réelle, nos mains sont sur les commandes. Nous devons assumer la responsabilité de nos vies. Et pourtant, en observant la Torah et ses mitsvot, nous suivons un style de vie qui mène au dépassement de soi.

Une personne qui ne croit pas en D.ieu et qui ne reconnaît pas l’élément divin de son être ne peut jamais connaître la vraie joie. Soit elle se renferme sur elle-même, soit elle vit une vie de vacuité. Elle n’a pas d’autre choix, car elle n’est pas consciente de l’existence de quelque chose au-delà de sa propre personne.

En revanche, lorsqu’une personne reconnaît D.ieu et se rend compte que D.ieu se trouve au cœur de son être, elle devient capable de se détacher d’elle-même. Elle peut alors ressentir un véritable bonheur.

La holelout signifie lâcher prise en devenant moins que ce que l’on est vraiment. La personne s’oublie elle-même et oublie tout ce qui a un sens, un contenu et un but. À l’extrême, cela signifie devenir ivre ou prendre des drogues qui nous privent de tout contrôle. Mais il existe des expressions beaucoup plus courantes, comme lorsqu’une personne pense que la seule façon d’être heureuse est d’oublier tout sauf le plaisir sensoriel qu’elle reçoit à ce moment-là. Elle vit pour le moment présent.

Cette attitude peut être très destructrice, car celui qui ignore ses responsabilités risque de se faire du mal à soi-même, à sa famille et aux personnes qui l’entourent.

La sim’ha, la joie, implique également de lâcher prise, mais de manière très différente. Il ne s’agit pas de perdre le contrôle, mais de le transférer. Lorsqu’une personne éprouve une joie véritable, elle s’abandonne et se connecte à une dimension supérieure, en l’occurrence à D.ieu. Elle se défait de son ego mesquin et permet à une autre dimension de son identité, bien plus profonde et bien plus vraie, d’émerger.

C’est l’une des raisons pour lesquelles la sim’ha est considérée comme un niveau élevé de service divin. Car cette connexion avec D.ieu, par-delà tous les avantages que l’on gagne en évitant la dépression, est un objectif vers lequel nous devrions tous tendre.

C’est la raison d’être du Chabbat et des Fêtes : en ces jours, nous nous élevons au-delà de toutes les expériences ordinaires du monde et ressentons une joie véritable.

Avez-vous déjà vu des gens chanter et danser des heures durant à Sim’hat Torah ? Ce sont des êtres humains, pas des anges. Ils ont chacun leur lot de soucis et de problèmes. Mais à Sim’hat Torah, ils ne sont pas du tout préoccupés par ces questions. Ils ne pensent pas à eux-mêmes. En chantant et en dansant, ils se connectent à une dimension plus profonde qui existe au sein de leur être. C’est de là que vient la sim’ha.

Le Rabbi précédent avait l’habitude de dire2 que lors de Sim’hat Torah, la Torah elle-même veut danser. Cependant, comme un rouleau de la Torah n’a pas de pieds, les Juifs doivent lui servir de pieds et le porter tout autour de la table de lecture.

Cette analogie nous permet de comprendre pourquoi un Juif peut être si heureux à Sim’hat Torah : parce qu’il a dépassé sa propre identité, il n’est plus rien d’autre que les pieds de la Torah, et il peut se réjouir avec un abandon total. Et pourtant, sa vie sera remplie du sens qui découle de la Torah qu’il porte.