Qu’est-ce que la Torah ? Les différentes définitions et caractérisations qui apparaissent dans la Torah elle-même et dans les enseignements des sages donnent lieu à un paradoxe fondamental quant à sa nature et à sa fonction essentielle. Ce paradoxe constitue une pierre angulaire de l’approche du Rabbi de l’étude et de la compréhension de la Torah.
Dans sa formulation des treize principes de la foi juive, Maïmonide écrit :
Le huitième principe est la divinité de la Torah. C’est-à-dire : Nous croyons que toute cette Torah que nous avons maintenant est celle donnée par Moïse notre maître, et provient entièrement de la bouche du Tout-Puissant... Il n’y a pas de différence entre les versets « Les enfants de ‘Ham : Koush et Mitsrayim et Phout et Canaan »,1 « Le nom de sa femme était Mehéthabel, fille de Mathred »,2 ou « Timna était une concubine »,3 et les versets « Je suis l’Éternel, ton D.ieu »4 ou « Écoute, Israël, l’Éternel est notre D.ieu, l’Éternel est un ».5 Car tout cela provient de la bouche du Tout-Puissant, tout cela est la Torah de D.ieu, entière, pure et sainte.6
Maïmonide souligne également que, non seulement la « Torah Écrite » (c'est-à-dire les cinq livres transcrits par Moïse) est divine, mais aussi la « Torah Orale », c’est-à-dire toute la somme d’interprétation et de présentation qui l’accompagne.7 Dans les mots du Talmud :
Écriture, Michna, Talmud et Agadah, même ce qu’un élève compétent est destiné à innover a déjà été dit à Moïse au Sinaï.8
Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi écrit :
La Torah est la sagesse et la volonté de D.ieu... Car il vint à Sa volonté que lorsque, par exemple, Ruben fera valoir tel ou tel argument, et Siméon fera valoir tel ou tel argument, tel ou tel sera le verdict entre eux. Même si ce cas particulier ne s’est jamais présenté et ne se présentera jamais... néanmoins, étant donné que la sagesse et la volonté du Saint, béni soit-Il, ont été que, si celui-ci fait valoir ceci et que l’autre soutient cela, telle sera la décision, alors la personne qui comprend et appréhende avec son esprit cette décision en tant que loi qui est présentée dans la Michna ou le Talmud ou les ouvrages des autorités halakhiques, cette personne appréhende et saisit et comprend dans son esprit la sagesse et la volonté de D.ieu, qu’aucune pensée ne peut saisir, sauf quand elles sont habillées dans les lois qui nous ont été présentées...9
Au niveau le plus fondamental, la définition de la Torah comme « la sagesse et la volonté de D.ieu » établit sa véracité et son immuabilité absolues.10 Un thème récurrent dans les enseignements du Rabbi est que la divinité de la Torah implique également que l’esprit humain fini et mortel est incapable, en lui-même, de l’appréhender. C’est pourquoi la Torah doit nous être donnée. C’est seulement parce que D.ieu a choisi « d’habiller » Sa sagesse et Sa volonté infinies et fondamentalement suprarationnelles « dans les lois qui nous ont été présentées » que nous sommes capables d’étudier et de comprendre la Torah. R. Abahou dans Chemot Rabba cite le verset (Exode 31,18) « Il donna à Moïse, lorsqu’Il eut achevé de parler avec lui sur le mont Sinaï, les deux tables du témoignage... », et explique :
Pendant tous les quarante jours que Moïse était en haut, il apprenait la Torah et oubliait. Il Lui dit : « Maître du monde ! J’ai passé quarante jours, et je ne sais rien ! » Que fit D.ieu ? Il lui donna la Torah en cadeau, comme il est dit : « Il donna à Moïse... »11
Ainsi, dans tous les écrits des sages, la révélation au mont Sinaï est appelée « le don de la Torah ». Nous rappelons cela dans la « bénédiction de la Torah » récitée chaque matin : « Béni sois-Tu, Éternel notre D.ieu, souverain du monde, qui nous a choisis parmi toutes les nations et nous a donné Sa Torah ; béni sois-Tu, D.ieu, qui donne la Torah. »12 Le Talmud déclare : « Pourquoi la terre fut-elle perdue ? Parce qu’ils n’ont pas récité la bénédiction qui précède l’étude de la Torah. »13 Le défaut de réciter la bénédiction qui reconnaît le « Donneur de la Torah » n’est pas une infraction mineure de la loi et de la coutume, car son impact est au cœur même de ce qu’est la Torah : un don divin plutôt qu’un accomplissement humain.14
L’esprit humain fini et mortel est incapable, en lui-même, d’appréhender la sagesse divineEn conséquence, le Rabbi souligne souvent qu’une des plus importantes conditions préalables à l’étude et l’acquisition de la Torah est le bitoul, l’abnégation.15 Le Talmud déclare : « Pourquoi les mots de la Torah sont-ils comparés à l’eau ? Pour te dire que, tout comme l’eau abandonne un lieu élevé pour se rendre dans un endroit bas, ainsi les mots de la Torah ne perdurent que chez celui dont l’esprit est humble. »16 « Un récipient vide peut retenir » ce qui est versé dedans ; « Un récipient plein ne peut pas retenir ».17 L’étude de la Torah exige que l’étudiant qui s’y adonne engage la faculté qui est le couronnement de l’être humain, l’intellect ; cependant, une exigence tout aussi cruciale est que la personne se vide de son arrogance et de la prétention qu’un esprit humain, fut-il le plus ingénieux et le plus accompli qui soit, est capable d’appréhender l’esprit infini et suprarationnel de D.ieu. La connaissance et la compréhension de la Torah est un don divin, accordé à ceux qui abordent son étude avec l’humilité et l’engagement de « concevoir, comprendre, écouter, apprendre, enseigner, garder et accomplir »18 ce que D.ieu veut de nous.
Le Talmud note que la Torah commence par la lettre ב (beth), la deuxième lettre de l’alphabet hébreu. N’aurait-il pas été plus approprié de commencer par la première lettre, א (aleph) ? Un certain nombre de réponses sont données par les sages du Talmud ainsi que par les commentaires ultérieurs.19 Le Rabbi analyse plusieurs de ces explications et met en évidence leur dénominateur commun : l’étude de la Torah est fondée sur une prise de conscience de sa source divine. Avant de lire la première lettre du texte de la Torah, nous reconnaissons l’aleph invisible qui précède le beth par lequel elle commence, qui représente une réalité supérieure à l’intellect, une vérité au-delà de ce qui peut être exprimé par des lettres et des mots.20
La prière d’Al Hanissim, qui résume l’histoire de ‘Hanouka, décrit la révolte des Hasmonéens contre les Grecs comme une bataille avec ceux qui cherchaient à « leur faire oublier Ta Torah et à leur faire transgresser les statuts de Ta volonté » (להשכיחם תורתך ולהעבירם מחוקי רצונך). La formulation de cette phrase clé, dit le Rabbi, est fondamentale en ce qu’elle permet de comprendre l’histoire, le miracle et les observances de ‘Hanouka :
Un récipient vide peut retenir ce qui est versé dedans ; un récipient plein ne le peut pasL’objectif des décrets hellénistes était de faire en sorte que le peuple juif oublie Ta Torah, la divinité et la suprarationalité de la Torah. Ils n’étaient pas opposés à ce que les Juifs étudient l’intellect et la sagesse de la Torah ; tout ce qu’ils voulaient, c’était que cette étude soient dépourvue de toute conscience qu’il s’agit de la Torah de D.ieu. De même, ils cherchèrent à éradiquer les statuts de Ta volonté : ils voulurent que les Juifs n’accomplissent pas les « statuts » (‘houkim), les commandements de la Torah qui sont suprarationnels21 et qui sont accomplis par pure soumission, uniquement parce qu’ils sont « Ta volonté », la volonté de D.ieu.22
C’est également à travers ce concept que le Rabbi explique un passage mystérieux dans le récit talmudique du don de la Torah. Le Talmud23 examine les versets (Exode 19,1-16) qui décrivent les événements qui conduisirent à la révélation au mont Sinaï, déduisant de ceux-ci ce qui s’est passé chaque jour depuis l’arrivée des enfants d’Israël dans le désert du Sinaï, le premier jour du mois de Sivan, jusqu’au don de la Torah au sixième (ou septième24) jour de ce mois. Chacun de ces jours, il y eut certaines communications divines spécifiques et/ou certaines actions menées par le peuple en vue de leur réception de la Torah. Concernant le premier jour du mois de Sivan, cependant, le Talmud affirme que ce jour-là Moïse « ne leur dit absolument rien, à cause de la fatigue du voyage ». Ceci est très curieux sachant que depuis leur départ d’Égypte six semaines auparavant, les Israélites étaient vivement impatients du don de la Torah. Ils comptaient littéralement les jours et consacraient chaque jour à améliorer un aspect de leur personnalité pour se préparer à cet événement qui allait constituer l’aboutissement et la finalité de leur libération de l’esclavage égyptien (un compte et un processus de raffinement de soi que nous réitérons chaque année avec les 49 jours du « compte du Omer » depuis Pessa’h jusqu’à Chavouot). On se serait attendu à ce que le jour de leur arrivée sur le site même où la Torah allait leur être donnée soit une journée d’activité et de préparation redoublées.
Le Rabbi explique que le silence de Moïse et l’apparente inactivité du peuple le premier jour de Sivan constituèrent en réalité une préparation fondamentale au don de la Torah. Ce fut une journée consacrée à calmer l’esprit humain, d’ordinaire en perpétuelle activité et affirmation de soi, pour le transformer en un receveur de la Torah. Tel est le « voyage fatigant » évoqué par le Talmud : il ne s’agit pas de la courte marche de Réphidim jusqu’au Sinaï,25 mais du voyage spirituel et intellectuel consistant à transformer la faculté humaine la plus orientée par l’accomplissement – l’esprit et de l’intellect – en un « récipient vide » à même d’appréhender les vérités essentiellement suprarationnelles de la Torah.26
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