En revanche, la « Torah écrite » est traditionnellement comprise comme étant entièrement et exclusivement divine. Un être humain – Moïse – a servi de véhicule pour sa transmission ; pourtant, Moïse est décrit comme un « messager » et un « conduit », prononçant et transcrivant les paroles que D.ieu lui adressait sans y ajouter quoi que ce soit qui lui soit personnel.1 Pour reprendre les mots de Maïmonide :
Non seulement le contenu est divin, mais ses mots et ses lettres furent également communiqués directement par D.ieuLa Torah, dans son intégralité, a été transmise à Moïse par D.ieu d’une manière que nous appelons « parole », bien que nous ne puissions comprendre le mode de cette transmission, que seul Moïse, à qui elle a été transmise, connaissait ; il était comme un scribe à qui l’on dicte un texte qu’il écrit... Ainsi, celui qui soutient que la Torah ne vient pas de D.ieu, ne serait-ce qu’un seul verset ou un seul mot – s’il dit que Moïse l’a prononcé de sa propre bouche – celui-là renie la Torah...2
Ainsi, non seulement le contenu de la Torah Écrite est divin, mais ses mots et ses lettres sont également considérés comme ayant été communiqués directement par D.ieu. Cette distinction entre la Torah Écrite et la Torah Orale a des conséquences halakhiques : la loi stipule qu’une personne qui prononce les paroles de la Torah Écrite accomplit la mitsva d’étudier la Torah même si elle ne comprend pas ce qu’elle dit, puisque les mots eux-mêmes sont divins, à la différence de la Torah Orale, où la compréhension du sens des mots constitue une partie nécessaire de la mitsva.3
En même temps, cependant, le Rabbi démontre que l’élément humain est également présent dans le processus d’expression de la Torah Écrite. En fait, c’est la Torah Écrite qui établit l’esprit humain comme partenaire dans l’élaboration de la Torah.
Premièrement, il y a le fait que contrairement aux deux premiers des Dix Commandements (« Je suis l’Éternel ton D.ieu... » et « Tu n’auras pas d’autres dieux devant Ma face... »), que tout le peuple a entendus directement de D.ieu au mont Sinaï, la majeure partie de la Torah Écrite a été transmise par l’entremise de Moïse. Ainsi, le Talmud cite le verset (Deutéronome 33,4) : « La Torah que Moïse nous a ordonnée... », et note que le mot hébreu torah a une valeur numérique de 611, faisant référence aux 611 des 613 commandements de la Torah que D.ieu nous a communiqués par l’intermédiaire de Moïse.4
En fait, Moïse était réticent à assumer le rôle de transmetteur de la Torah, estimant que le peuple devait la recevoir directement de D.ieu. C’est le peuple qui s’est approché de Moïse (comme relaté dans Exode 20,15-18, et plus en détail dans Deutéronome 5,19-30) pour lui demander de servir d’agent de la communication divine. Comme Moïse le raconte aux enfants d’Israël :
Ces paroles,5 l’Éternel les a adressées à toute votre assemblée sur la montagne, du milieu du feu, de la nuée et du brouillard, d’une voix puissante qui ne cessait point ; et Il les inscrivit sur deux tables de pierre, qu’Il me remit.
Moïse était réticent à assumer le rôle de transmetteur de la Torah, estimant que le peuple devait la recevoir directement de D.ieuOr, lorsque vous avez entendu cette voix du sein des ténèbres, la montagne étant en feu, vous vous êtes approchés de moi, tous vos chefs de tribus et vos anciens, et vous avez dit : « Voici que l’Éternel, notre D.ieu, nous a montré Sa gloire et Sa grandeur, et nous avons entendu Sa voix du milieu du feu ; aujourd’hui, nous avons vu que D.ieu peut parler à l’homme et que celui-ci peut vivre. Mais maintenant, pourquoi nous exposer à mourir, consumés par ce grand feu ? Car si nous persistons à entendre la voix de l’Éternel, notre D.ieu, nous mourrons... Approche-toi, et écoute tout ce que dira l’Éternel notre D.ieu ; puis tu nous rapporteras tout ce que te dira l’Éternel notre D.ieu, nous l’entendrons et nous l’exécuterons. »6
Les commentateurs font remarquer que lorsque Moïse rapporte la demande du peuple, « puis tu nous rapporteras tout ce que te dira l’Éternel notre D.ieu », il utilise la conjugaison féminine, ou plus faible, pour le mot « tu », au lieu de la forme masculine appropriée. Rachi explique que c’est ainsi que Moïse exprime sa déception face à la demande du peuple :
Vous avez affaibli mes forces, comme celles d’une femme ; car j’étais affligé à cause de vous, et vous avez affaibli ma main, car je voyais que vous n’étiez pas désireux de vous approcher de Lui par amour. N’aurait-il pas été préférable pour vous d’apprendre de la bouche du Tout-Puissant, plutôt que d’apprendre de ma bouche ?7
Pourtant, comme Moïse continue à le relater, D.ieu fut satisfait de la demande du peuple et ordonna à Moïse de faire ce qu’ils demandaient :
L’Éternel entendit vos paroles, lorsque vous me parliez, et l’Éternel me dit : « J’ai entendu les propos que ce peuple t’a adressés : ils ont bien parlé dans tout ce qu’ils ont dit. Puissent-ils garder le même cœur pour Me craindre et observer tous Mes commandements tous les jours, afin qu’ils soient heureux, eux et leurs enfants, à jamais ! »
« Va leur dire : “Retournez dans vos tentes.” Et toi, reste ici avec Moi, Je te communiquerai tous les commandements, les lois et les préceptes que tu leur enseigneras... »8
Cela pose la question : Moïse a-t-il mal jugé la capacité du peuple à recevoir la révélation divine ? Le Rabbi rejette catégoriquement l’idée que Moïse ait simplement commis une erreur qu’il fallait que le peuple corrige. Au contraire, dit le Rabbi, une dynamique plus fondamentale est en jeu dans ce dialogue au pied du mont Sinaï. Moïse et le peuple défendent deux approches différentes – chacune valide et tenable – quant à la manière dont la Torah devrait être communiquée à l’homme.9 Moïse n’a pas surestimé son peuple quand il préconisait qu’ils reçoivent la Torah directement de D.ieu ; au contraire, il percevait leur véritable potentiel dans sa forme ultime et, en véritable leader, il s’efforçait de l’actualiser. Aux yeux de Moïse, le peuple d’Israël était capable d’assimiler la révélation divine ; et sous sa direction, ils auraient pu réaliser ce potentiel.
Au lieu d’élever le peuple à son propre niveau, Moïse fut appelé à s’abaisser la communication divine à leur niveauMais le peuple ne souhaitait pas se mettre en relation avec D.ieu à ce niveau. Ils voulaient recevoir la Torah par le biais des facultés qu’ils avaient eux-mêmes développées, et non avec les pouvoirs sublimes que Moïse pouvait faire surgir des profondeurs de leurs âmes. Ils voulaient que leur expérience de la Torah soit fidèle à la façon dont ils se perçoivent eux-mêmes, plutôt qu’à la manière dont Moïse les considère. C’est là, explique le Rabbi, l’« affaiblissement » et le « relâchement » de la force de Moïse dont il parle : au lieu d’élever le peuple à son propre niveau pour appréhender la communication divine, il était appelé à s’abaisser, et avec lui la communication divine, à leur niveau.
Dans ce débat entre Moïse et le peuple, D.ieu a donné raison au peuple. Après avoir été exposés à l’essence divine de la Torah (contenue dans les deux premiers commandements), ils recevraient la Torah non pas comme une « voix du Ciel » surnaturelle, mais transmise par l’esprit, la bouche et la plume de Moïse. La Torah – même la Torah Écrite, dans laquelle les mots et les lettres sont aussi entièrement d’origine divine – ne doit pas être une révélation « d’un autre monde » pour le soi quotidien du peuple, mais une communication exprimée en langage humain et transmise par un être humain comme eux.10
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