La conception selon laquelle les enseignements exposés par les Sages des générations ultérieures constituent également la parole de D.ieu trouve son illustration dans le récit talmudique suivant :

Lorsque Moïse monta aux cieux, il trouva D.ieu occupé à attacher des couronnes aux lettres de la Torah. Moïse dit à D.ieu : « Maître de l’univers ! Pourquoi as-Tu besoin de celles-ci ? »

D.ieu lui répondit : « Il y aura un homme dans quelques générations, dont le nom est Akiva fils de Joseph, et il déduira des montagnes et des montagnes de lois à partir de chacun de ces ornements. »

Moïse dit : « Maître du monde, montre-le-moi. »

Moïse était assis huit rangées derrière (les disciples de Rabbi Akiva), mais il ne comprenait pas leurs propos et il en était affligé. Jusqu’à ce qu’ils arrivent à un certain enseignement, et les disciples de Rabbi Akiva lui dirent : « Maître, d’où tenez-vous cela ? »

Rabbi Akiva leur fit savoir : « C’est la loi donnée à Moïse au Sinaï. » Et l’esprit de Moïse fut apaisé.1

Mais si Moïse n’avait pas connaissance des enseignements exposés par Rabbi Akiva – et était même incapable de comprendre –, comment ces mêmes enseignements pouvaient-ils être « la loi donnée à Moïse au Sinaï » ? De même, quel est le sens de l’affirmation2 selon laquelle « ...même ce qu’un élève érudit est destiné à innover a déjà été dit à Moïse au Sinaï », alors que cette même déclaration qualifie ce nouvel enseignement d’« innovation » (un ‘hidouch), c’est-à-dire quelque chose qui n’était pas connu auparavant ?

L’explication la plus fondamentale est celle donnée par le Chemot Rabba :

Moïse a-t-il donc appris toute la Torah ? Il est écrit dans la Torah : « Sa mesure est plus longue que la terre, et plus large que la mer3  » – et Moïse l’aurait apprise en quarante jours ?! Il est plus exact de dire que D.ieu a enseigné à Moïse les principes généraux.4

En d’autres termes, « tout fut donné à Moïse » à l’état potentiel, puisque toutes les explications, interprétations et déductions ultérieures des Sages des générations suivantes sont extraites des principes généraux donnés à Moïse.5

Si Moïse n’avait pas connaissance des enseignements exposés par Rabbi, comment ces mêmes enseignements pouvaient-ils être « la loi donnée à Moïse au Sinaï » ?

Ainsi se manifeste le développement de la Torah au fil du temps historique. Les livres bibliques postérieurs des Neviim (« Prophètes ») et des Ketouvim (« Écrits ») sont des exposés des lois et des principes transcrits par Moïse dans le ‘Houmach (les « Cinq Livres »).6 La Michna codifie les lois extraites du texte biblique, tandis que le Talmud déduit de la Michna les lois et les principes ; les richonim (« premiers commentateurs ») exposent et déduisent du Talmud ; et les a’haronim (« commentateurs ultérieurs ») exposent et déduisent des richonim. Chaque génération, chaque époque révèle de nouvelles facettes et de nouvelles approches de l’étude de la Torah, alors même que tout fut déjà dit à Moïse au Sinaï à l’état potentiel.

Le Chla va plus loin, expliquant comment les « garde-fous » et les « ordonnances » institués par les Sages (catégories 4 et 5 dans l’énumération de Maïmonide citée ci-dessus) sont également inclus dans la révélation divine au Sinaï.

Le Chlah fait observer que la bénédiction récitée avant l’étude de la Torah se termine par les mots « Béni sois-Tu, D.ieu, qui donne la Torah » (notèn hatorah) – au présent :

En vérité, D.ieu nous a déjà donné la Torah (au mont Sinaï) ; pourtant, nous faisons référence à D.ieu comme Celui qui donne perpétuellement la Torah. Ce point mérite d’être approfondi.

Il est écrit : « Ces paroles, D.ieu les a dites à toute votre assemblée sur la montagne... une voix puissante qui ne cessa pas. »7 Rachi explique le sens des mots « ne cessa pas » (velo yassaf) conformément à la traduction d’Onkelos : elle ne s’arrêta pas, car c’est une voix puissante qui perdure à jamais. Rachi propose également une seconde interprétation des mots velo yassaf : « elle ne fut plus », c’est-à-dire que D.ieu n’a plus parlé aussi ouvertement et publiquement qu’Il l’a fait au Sinaï.

Il y a une signification profonde dans ces deux interprétations, car elles sont simultanément vraies. La voix divine a prononcé la Torah au Sinaï et « n’a plus » parlé ainsi, car l’ensemble des lois et édits ultérieurs édictés par les Sages à travers les générations n’ont pas été explicitement commandés par D.ieu. En même temps, « elle ne cessa pas », car tout était inclus, en puissance, dans cette voix. C’est seulement que « il y a un temps et une saison pour toute chose »,8 et le temps n’était pas encore venu pour que ce potentiel se manifeste dans la réalité ; car cela dépend de l’initiative de ceux qui sont ici-bas, selon leur nature et leurs capacités, et en fonction de la nature des âmes de chaque génération. Après la révélation au Sinaï, les Sages de chaque génération furent amenés à concrétiser ce potentiel selon le temps et la saison. Ainsi, les Sages n’ont rien inventé de leur propre esprit, D.ieu nous en garde, mais ont plutôt concrétisé l’intention divine.9

Cependant, aucune de ces explications ne rend pleinement compte de l’utilisation par le Talmud du terme ‘hidouch – qui signifie littéralement « chose nouvelle » ou « innovation » – lorsqu’il déclare que « même ce qu’un élève érudit est destiné à innover a déjà été dit à Moïse au Sinaï10  ». En effet, le concept ou la décision est « nouveau » dans le sens où il vient d’être découvert et révélé, n’ayant existé auparavant qu’en puissance. Néanmoins, la véritable portée du terme ‘hidouch est quelque chose d’entièrement nouveau.

Cela conduit le Rabbi à proposer une autre explication, plus profonde, de la façon dont les « innovations » des érudits ultérieurs de la Torah furent « déjà dites au Sinaï ». L’explication du Rabbi est fondée sur le principe, largement discuté dans la Kabbale et dans l’enseignement ‘hassidique, selon lequel les âmes d’Israël sont ancrées dans les profondeurs de l’« esprit » de D.ieu. La source de ce principe est l’enseignement midrashique selon lequel la Torah et les âmes d’Israël ont précédé la création du monde. Le Midrash soulève alors la question : « Pourtant, je ne sais pas lequel a précédé l’autre ? » et conclut : « La pensée d’Israël a précédé toute chose ».11

Un concept conçu par l’âme du sage de la Torah devient partie intégrante de l’origine de la Torah dans l’esprit de D.ieu.

Le temps fait partie intégrante de la création naturelle,12 ce qui signifie que tout ce qui « précède » la création existe par-delà la dimension temporelle. Dans la temporalité historique, la Torah se déploie du général au particulier et du potentiel à l’effectif ; Moïse reçoit les « principes généraux » au Sinaï, et les « élèves érudits » de chaque génération en extraient des idées, des lois et des applications spécifiques. Mais toutes les parties de ce processus – D.ieu, l’âme du sage de la Torah et la Torah elle-même – sont des réalités « pré-création ». Cela signifie que l’interaction qui les relie s’opère également par-delà la dimension temporelle – de fait, par-delà le temps lui-même. À ce niveau, le « nouveau » concept est conçu par l’âme du sage de la Torah, cette âme étant ancrée en D.ieu, Donneur de la Torah, faisant de ce concept une partie intégrante de la Torah dès son origine dans l’esprit de D.ieu.13

La Torah Orale est donc le fruit de la collaboration entre la révélation divine et l’intellect humain. Cette collaboration s’opère à deux niveaux. Sur le plan exotérique, selon un processus qui se déploie à travers le temps linéaire, l’intellect humain dévoile des concepts et des lois de leur état potentiel au sein des principes généraux divinement révélés. Sur un plan plus profond, ésotérique, le processus s’inverse : l’âme innove dans la Torah en utilisant l’intellect humain comme ses outils, mais parce qu’elle est enracinée dans l’essence divine, où passé et futur se confondent, elle transmet de fait ces « innovations » rétroactivement à la communication divine au Sinaï.14