L’expression la plus appuyée de la composante humaine de l’exégèse de la Torah est peut-être le phénomène de la Ma’hloketh, c’est-à-dire celui des controverses entre les sages sur les questions de la loi de la Torah. Dans une Ma’hloketh, deux ou plusieurs sages, ou deux ou plusieurs groupes de sages, parviennent à des conclusions différentes, voire opposées, concernant un principe ou une loi de la Torah. Pourtant, le Talmud affirme que « celles-ci et celles-là sont toutes deux les paroles du D.ieu vivant. »1 Dans les termes du Talmud de Jérusalem :
R. Yanaï a dit : Si la Torah avait été donnée tranchée d’avance, nous n’aurions pas un pied sur lequel tenir. Qu’est-ce que cela signifie ? « D.ieu parla à Moïse… » Moïse dit devant Lui : « Maître du monde ! Enseigne-moi comment la loi doit être déterminée ! » D.ieu lui dit : « Suivez la majorité. Si la majorité dit qu’il est innocent, ils l’ont rendu innocent. Si la majorité dit qu’il est coupable, ils l’ont rendu coupable. » De sorte que la Torah est interprétée de quarante-neuf manières qui statuent qu’un objet est impur, et de quarante-neuf manières qui statuent qu’il est pur.2
De même, le sage talmudique R. Élazar ben Azariah déclare :
Les érudits de la Torah s’assoient dans de nombreux groupes et étudient la Torah. Un groupe juge une chose impure, et un autre la juge pure ; un groupe interdit un acte et un autre le permet ; un groupe disqualifie une chose et un autre la déclare convenable. Une personne devrait-elle alors demander : « Comment, alors, pourrais-je étudier la Torah ? » C’est pourquoi on nous enseigne : « Tout a été reçu d’un seul berger. »3 Un D.ieu unique les a donnés. Un chef les a répétés de la bouche du Maître de toutes choses, comme il est écrit : « D.ieu prononça toutes ces paroles. »4 Alors ouvre tes oreilles comme un entonnoir et acquiers un cœur perspicace pour comprendre les paroles de ceux qui statuent que l’objet est impur et les paroles de ceux qui statuent que l’objet est pur, les paroles de ceux qui interdisent et les paroles de ceux qui permettent, les paroles de ceux qui disqualifient et les paroles de ceux qui déclarent convenable.5
Le phénomène de la Ma’hloketh est lui-même le produit des limites et des imperfections de l’esprit humain. Selon les mots du Talmud, « lorsque le nombre de disciples insuffisamment expérimentés de Chammaï et de Hillel augmenta, les controverses augmentèrent au sein d’Israël. »6) Et pourtant, c’est à propos de ces mêmes controverses que le Talmud déclare que « celles-ci et celles-là sont toutes deux les paroles du D.ieu vivant ». Pour citer encore Maïmonide7 :
Si deux personnes sont égales dans leur d’intelligence, dans la profondeur de leur étude et dans leur connaissance des principes dont doivent dériver les arguments logiques, il n’y aura pas de désaccord entre elles ; et même s’il devait y en avoir, leurs différences seraient mineures, comme ce que nous voyons dans le cas de Chammaï et de Hillel eux-mêmes, qui ne différaient que sur quelques lois… Mais quand la diligence de leurs disciples dans la sagesse se relâcha et quand leur capacité de raisonnement diminua en comparaison à celle d’Hillel et de Chammaï leurs maîtres, ils furent en désaccord sur la compréhension de nombreuses questions, car les conclusions de chacun étaient basées sur son propre intellect et sur l’étendue de sa propre compréhension des principes.
Pourtant, nous ne devons pas les blâmer en cela, car nous ne faisons pas obligation à deux sages qui débattent d’argumenter avec l’esprit de Josué et de Pin’has.8 Nous ne contestons pas non plus la validité de leurs arguments, car ils ne sont pas au niveau de Hillel et Chammaï ou de ceux qui sont plus grands qu’eux, et D.ieu ne nous a pas commandé d’insister là-dessus dans notre service de Lui. Au contraire, Il nous a commandé d’obéir aux sages de la génération, comme Il a dit : « S’il survient une affaire dont le jugement vous dépasse… vous viendrez… devant le juge qui sera en ces jours. »9 C’est dans ce contexte que surviennent les controverses halakhiques, non pas parce qu’ils se sont trompé sur les lois [transmises par le Sinaï], ou parce que l’un dit la vérité et l’autre dit un mensonge…
La Michna (Éthique des Pères 5:17) déclare :
Pourquoi serait-il souhaitable qu’une controverse, fût-elle « pour honorer les Cieux », perdure ?Toute controverse qui a vocation d’honorer les Cieux connaîtra un aboutissement perdurable ; et celle qui n’a pas vocation d’honorer les Cieux ne connaîtra pas d’aboutissement perdurable. Quelle est la controverse qui a vocation d’honorer les Cieux ? C’est la controverse entre Hillel et Chammaï. Et celle qui n’a pas vocation d’honorer les Cieux ? C’est la controverse de Kora’h10 et toute sa faction.
La question évidente qui découle du texte de cette Michna est : pourquoi serait-il souhaitable qu’une controverse, fût-elle « pour honorer les Cieux », perdure ? L’objectif ne devrait-il pas être de résoudre la controverse et de découvrir quelle opinion est correcte ? Mais dans le cas d’une Ma’hloketh dans la Torah, « celles-ci et celles-là sont toutes deux les paroles du D.ieu vivant ». Les deux opinions sont le produit de l’esprit humain appliquant les principes divinement prescrits de l’exégèse des paroles divines de la Torah Écrite, qui incorporent en leur sein « 49 manières de statuer qu’un objet est impur et 49 manières de statuer qu’il est pur ». Les deux opinions sont donc la Torah, même si une seule d’entre elles est choisie – en utilisant ces mêmes principes – pour être effectivement suivie. La controverse perdure, car les deux opinions guident nos vies, que ce soit comme instruction pratique ou comme sagesse spirituelle. De plus, comme nous le verrons, dans la Torah, les points de vue opposés d’une Ma’hloketh s’influencent et se renforcent mutuellement, de sorte que la « controverse » elle-même exprime une vérité plus profonde qui les sous-tend et les incorpore tous les deux, et ajoute profondeur et sens à chacun.
La Ma’hloketh est certes le produit des limites et des déficiences de l’esprit humain, mais c’est l’esprit humain qui, en partenariat avec la révélation divine, génère la Torah. L’esprit humain n’y parvient pas malgré ses limites et ses déficiences ; au contraire, celles-ci font elles-mêmes partie intégrante du processus par lequel la Torah est générée.11
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