La ville de Tchiali est pour beaucoup synonyme de peur et de frisson. Cette ville perdue à l'Est de l'Asie Centrale fut pendant longtemps inconnue et aurait pu le rester. Sa terre est un mélange de poussière et d'eau qui ne sèche jamais. Celui qui la piétine a du mal à en retirer le pied. Les moustiques envahissent l'air et accompagnent l'homme partout : dehors, chez lui, dans la cuisine, les placards, les ustensiles, la nourriture... Les maisons, faites de mortier et de ciment, sont un mauvais abri contre la chaleur et la grêle, la neige et le vent qui siffle tout le long de la journée. Le soleil brûlant de l'été dégage une odeur fétide, source d'épidémies mortelles.

C'est là que fut exilé Rabbi Lévi Its'hak, le 19 Chevat 5700 (1940). Il fut accueilli par les ténèbres, l'obscurité la plus totale et la tempête. Aucun signe de vie n'apparaissait à l'extérieur. Il était seul avec un ami juif, partenaire dans la souffrance, qui avait été exilé en même temps que lui. Rester trop longtemps à l'extérieur constituait un terrible danger. Ils apprirent ensuite qu'un Juif résidait dans les environs. Ils rassemblèrent leurs dernières forces pour atteindre sa maison. Mais quelle fut leur surprise de voir celui-ci leur refuser l'hospitalité ! Ils virent finalement de loin une lumière et trouvèrent un logis pour passer la nuit. Le propriétaire ne leur donna pour dormir qu'un coin de la cuisine. Il étendit un drap sur le sol humide, mais le froid pénétrait leurs os et ils ne purent fermer l'œil de la nuit. Quand les propriétaires firent au matin connaissance avec leurs hôtes, ils décidèrent qu'ils ne pourraient pas accueillir deux personnes dans leur maison. Pour choisir celui qui pourrait rester, ils firent un tirage au sort qui désigna Rabbi Lévi Its'hak. Il prit la défense de son ami, mais ne put rien faire.

Ayant trouvé un refuge, il envoya immédiatement un télégramme à la Rabbanit 'Hanna pour lui demander les choses les plus nécessaires : son talit, ses téfiline, des livres et quelque nourriture. Au bout de trois semaines lui parvint le premier colis qui comprenait son talit et ses téfiline que la Rabbanit lui avait envoyés au plus vite. Quelle ne fut pas sa joie de recevoir son talit et ses téfiline qu'il n'avait pas eu le mérite de voir depuis un an ! La Rabbanit 'Hanna raconta plus tard qu'il eut ce jour-là un plaisir tel qu'il ne pouvait pas exprimer verbalement.

Après la fête de Pourim, la Rabbanit 'Hanna prit la décision de rejoindre son mari. Elle se rendit à Moscou et, en dépit des difficultés, elle prit avec elle des matsot et du vin pour Pessa'h, des provisions devant suffire pour une certaine période et un livre de Tehilim. Elle entreprit à Moscou plusieurs démarches pour obtenir la libération de son mari, mais sans résultat.

Le voyage entre Moscou et Tchiali durait plus de cinq jours. Elle donna à l'un des responsables un cadeau important pour qu'il ne lui arrive rien de mal. À l'arrivée, son mari vint l'accueillir. Elle ne put presque pas regarder son visage, et ce fut avec grande difficulté qu'elle retint ses larmes.

À propos de la vie difficile qu'ils menaient dans cette ville perdue, la Rabbanit 'Hanna écrit dans ses mémoires :

« Notre chambre était dans la demeure d'un Tartare. Pour atteindre la chambre, il fallait passer par une antichambre, humide et pleine de boue. Les nombreux moustiques obscurcissaient la lumière. De l'antichambre, il fallait passer par la salle à manger des propriétaires.

Pour boire un petit peu d'eau, il fallait attendre qu'elle se décante du fait de la présence de sable. D'une façon générale, il était difficile d'obtenir de l'eau. La nuit, nous éclairions la chambre avec un petit chandelier.

La chaleur d'été était insupportable. Au milieu de notre sommeil, des myriades de moustiques sifflaient et nous piquaient. Il n'y avait qu'une seule possibilité : boucher tous les trous et fentes de la chambre pour qu'ils ne parviennent pas à rentrer.

Si l'on revêtait un habit le soir, il était impossible de le reconnaître le lendemain. Ces bêtes les salissaient de points noirs. C'est ainsi que se déroulait la vie et nous n'avions d'autre choix que de nous habituer à ce mal et à vivre avec lui.

Arriva le mois de Nissan. Les problèmes quotidiens n'avaient alors plus d'importance. Le problème urgent était alors beaucoup plus difficile à résoudre : tout était « ‘hamets » : la maison, les ustensiles... et comment pourrions-nous nous procurer de la nourriture cachère pour Pessa'h ? Étant donné que les propriétaires étaient attachés à leur religion, nous avons tenté de les sensibiliser au sujet de la cacherout à Pessa'h. Nous pensions qu'ils nous comprendraient et nous viendraient en aide. Toutefois, comme ils étaient déjà en colère en raison de notre utilisation de l'eau pour d'autres besoins, ils ne réfléchirent pas longtemps et nous ordonnèrent de quitter immédiatement la maison.

Photographie de Rabbi Lévi Its'hak portant la mention manuscrite de son fils, le Rabbi, des initiales de "Mon père, de mémoire bénie ?" Le point d'interrogation semble signifier l'étonnement du Rabbi devant les marques de souffrances portées par le visage de son père
Photographie de Rabbi Lévi Its'hak portant la mention manuscrite de son fils, le Rabbi, des initiales de "Mon père, de mémoire bénie ?" Le point d'interrogation semble signifier l'étonnement du Rabbi devant les marques de souffrances portées par le visage de son père

La situation était à présent particulièrement difficile. Comment retrouver une demeure deux semaines avant Pessa'h ? Une des résidentes accepta, en échange d'un salaire mensuel de cinquante roubles, de nous donner une pièce avec une entrée séparée, et un sol en bois : une merveille ! Il y avait toutefois un désavantage important à cette proposition. Elle avait pour enfants de véritables voyous. Les gens du voisinage nous déconseillèrent de prendre cette chambre, car nous ne pourrions pas supporter les difficultés qu'ils nous feraient. Mais en l'absence d'autre solution, nous avons accepté.

La question de l'obtention de nouveaux ustensiles et de nourriture trouva sa solution. Je me suis rendue à une heure de trajet de Tchiali pour atteindre un endroit où un groupe de Juifs religieux de Kiev avaient été exilés. Ils résidaient ensemble. Parmi eux, il y avait un rav et un cho'het (abatteur rituel). Je suis restée deux jours dans cet endroit pour réussir à obtenir un grand ustensile neuf. J'ai aussi commandé de la viande et du poisson et je leur ai demandé de les apporter la veille de Pessa'h seulement [...].

Le soir de Pessa'h, nous avions un invité à dîner à notre table. Nous nous sommes assis ensemble pour le seder. Derrière la fenêtre se tenaient les enfants qui se moquaient sans relâche de chacun de nos gestes et paroles.

Bien entendu, leurs moqueries ne nous ont pas touchés et le seder s'est poursuivi de façon conforme à la loi, la lecture de la Hagadah à voie haute et en chantant, ainsi que toutes les autres parties du seder. Quand nous nous souvenions de la situation dans laquelle s'était déroulée la fête de Pessa'h l'année précédente, derrière les barreaux, dans les murs de la prison, cela nous réjouit, et la joie de la fête était ressentie. De ce point de vue, il y avait de quoi se réjouir.

Le seder se prolongea tardivement dans la nuit. Il est difficile de qualifier de repas ce que nous avons mangé cette nuit. La viande et le poisson que le non-juif nous avait apporté, ce que j'avais commandé chez le cho'het, avaient complètement tourné durant le transport à notre maison... »

Lettre de protestation de Rabbi Lévi Its'hak adressée au ministre des affaires intérieures dans laquelle il dénonce l'injustice de sa condamnation
Lettre de protestation de Rabbi Lévi Its'hak adressée au ministre des affaires intérieures dans laquelle il dénonce l'injustice de sa condamnation

Après un certain temps, la Rabbanit ‘Hanna décida de rentrer chez elle. Elle avait plusieurs raisons. D'une part, elle pourrait envoyer régulièrement des colis de nourriture, en dépit du danger d'envoyer un colis à un homme ayant commis autant de « fautes ». D'autre part, elle ne voulait pas laisser trop longtemps sa maison inhabitée. Enfin, cela permettait de diminuer les soucis pour trouver de la nourriture à son mari.

Elle se rendit en premier lieu dans la ville la plus proche, Kzyl-Orda, aux bureaux du N.K.V.D., pour demander à faire transférer son mari dans cette ville en raison de son mauvais état de santé (il était déjà atteint de la tumeur dont il devait plus tard succomber). Ses démarches durèrent douze jours, mais sans résultat.

Avant son départ, elle avait demandé à un Juif de résider avec son mari, afin qu'il ne reste pas seul. De temps à autre, il y avait des Juifs qui étaient parvenus à s'enfuir avant l'arrivée des nazis dans leur ville. Certains d'entre eux avaient connu le rav et venaient lui demander des conseils, profiter de son enseignement. Quand les Juifs de Kzyl-Orda apprirent que le rav se trouvait à Tchiali, plusieurs d'entre eux lui rendirent fréquemment visite, ce qui l'aida beaucoup. Il passait avec eux de longues nuits à prononcer des paroles de Torah et de ‘Hassidout.

Le 1er Eloul 5701 (23 août 1940), Rabbi Lévi Its'hak envoya une lettre au dirigeant du N.K.V.D. dans laquelle il dénonça la façon dont son interrogatoire s'était déroulé et demanda à ce que l'on juge à nouveau son dossier. Sa demande fut refusée.