Le cœur empli de chagrin, le petit groupe de Juifs regarda le navire disparaître à l’horizon. À son bord, un émissaire choisi avec le plus grand soin portait l’espoir de leur communauté tout entière. S’il réussissait, il sauverait les membres de sa communauté d’une ruine certaine. S’il échouait, ils frémissaient d’y penser...
Voilà près de 500 ans, l’Empire ottoman s’étendait sur tout le Levant et les contrées environnantes, y compris la Terre d’Israël. Soliman le Magnifique occupait le trône, et son royaume fonctionnait grâce à de nombreux gouverneurs locaux qu’il avait nommés. Certains étaient bienveillants, d’autres des tyrans.
Malheureusement, la cité de Safed, dont les habitants découvrirent un matin l’annonce d’une nouvelle taxe paralysante qui leur était imposée, était sous l’autorité d’un tel tyran. Tout refus ou manquement, avertit-il, signifierait la fin de toute la communauté juive.
Les anciens de la communauté sortirent du palais, accablés, se demandant où trouver l’argent. Rassembler la totalité de la somme s’avérerait impossible. Après mûre réflexion, ils convinrent d’envoyer des représentants en Turquie pour plaider leur cause auprès du sultan, espérant qu’il aurait pitié d’eux. Au nombre des élus se trouvait Rabbi Éliézer Azikri, l’un des plus éminents kabbalistes, élève de Rabbi Moché Cordovero, et poète. Il était d’une grande modestie, peu connaissaient ses vertus. On le connaissait seulement comme le chamach, le gardien de la synagogue.
Les délégués se dirigèrent vers le port, mais avant qu’ils ne montent à bord du navire pour la Turquie, le sage les retint et demanda qu’on le laisse partir seul.
« Priez pour moi, dit Rabbi Éliézer, et D.ieu nous aidera. »
Il prit congé et se tourna pour monter sur le navire qui attendait. À l’instant où il franchit la passerelle et posa le pied sur le pont, des vents soudains s’abattirent sur le port, soulevant les flots avec fureur et secouant tous les navires en vue. Les marins déployèrent rapidement les voiles et, comme guidé par une main invisible, le navire s’éloigna du port avec aisance. L’émissaire regarda la côte d’Israël rétrécir jusqu’à ne plus former qu’un mince trait dentelé, et bientôt, elle disparut à son tour.
Au-dessus, les nuages, qui s’étaient mués en sombres tourbillons menaçants, déchaînèrent une tempête effrayante. Les vents ballottaient le navire dans des vagues gigantesques tandis que les marins s’affairaient sur le pont, s’efforçant d’en reprendre la maîtrise.
« Priez pour obtenir miséricorde ! », hurla le capitaine à qui voulait l’entendre. À travers la pluie battante, il remarqua Rabbi Éliézer enveloppé dans son talith et ses téfiline. « Rabbi, faites quelque chose ! »
Le sage répondit en tendant une note pliée et en demandant au capitaine de la placer sur la proue du navire, l’avertissant qu’il devrait la lui rendre une fois que la ville de Constantinople serait visible. L’effet fut immédiat : la tempête s’apaisa sur-le-champ, et la mer retrouva son calme antérieur.
Alors que le récit du miracle accompli par le saint homme se répandait parmi les passagers, les nuages qui s’écartaient révélèrent une autre merveille : ils approchaient déjà, contre toute attente, des côtes de Constantinople.
Ayant mis pied à terre, Rabbi Éliézer trouva un chamach local et sollicita son hospitalité. Comme sa maison était petite, le chamach ne put lui offrir que le grenier, mais l’émissaire ne s’en soucia pas. Quelques ouvrages sous le bras, il monta dans le réduit poussiéreux, où il alluma une bougie et étudia jusqu’à minuit, moment où il s’arrêta pour réciter le Tikoune ‘Hatsot, comme c’était sa coutume.
Peu avant l’arrivée de Rabbi Éliézer à Constantinople, la fille du sultan était tombée malade. Son état se détériorait de jour en jour, amenant les médecins à croire qu’elle ne se rétablirait pas. L’angoisse accompagnait le sultan partout où il allait, le tenant éloigné de tout repos, le laissant arpenter son balcon chaque nuit.
Durant l’un de ses épisodes d’insomnie, le sultan remarqua une lueur orangée au loin. De hautes flammes jaillissaient dans la nuit, inaperçues de tous sauf de lui. Le cœur battant la chamade, le sultan ordonna aux serviteurs du palais de trouver l’origine du feu et de l’éteindre avant que la moitié de la ville ne parte en flammes.
À leur retour, ils rapportèrent qu’il n’y avait pas de feu, juste un homme seul lisant à la lueur d’une bougie dans un grenier. Quand le sultan regarda à nouveau et observa les flammes qui s’élevaient encore comme auparavant, il exigea que l’homme lui soit amené.
Conduit par les gardes, le sage se retrouva bientôt en présence du sultan.
« Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? »
Rabbi Éliézer fit au sultan le récit de son départ d’Israël et de son arrivée providentielle à Constantinople quelques heures auparavant seulement. Pour confirmer les dires du sage, le sultan fit venir le capitaine, qui attesta avec force de la véracité de ce voyage fantastique. Convaincu, le sultan demanda à l’émissaire de le suivre dans la salle royale.
« Pouvez-vous guérir ma fille ? », implora le sultan d’une voix empreinte de tristesse. « Je suis prêt à vous donner tout ce que vous souhaitez en retour. »
Rabbi Éliézer accepta et demanda un endroit retiré pour prier. Il fit face au mur, immobile, absorbé dans sa prière, et la fille du sultan ouvrit lentement les yeux. Pour la première fois depuis sa maladie, d’une voix faible, elle murmura qu’elle voulait manger quelque chose. Le sage demanda la permission de s’approcher. Pour le reste de la journée, il se tint près du lit de la jeune fille et pria pour sa santé. Lorsqu’il posa son livre de prières, la fille du sultan s’était complètement rétablie, assez forte même pour se tenir debout sans aide. Le palais tout entier fut en liesse.
Le sultan se tourna vers Rabbi Éliézer, empressé de tenir sa promesse. « Tout ce que vous voulez », lui rappela-t-il.
L’émissaire décrivit le décret injuste qui pesait sur la population juive de Safed. Le sultan appela immédiatement pour qu’on lui apporte une plume et un parchemin et rédigea un ordre exigeant la révocation immédiate du gouverneur. Le sultan offrit même le poste à Rabbi Éliézer, mais celui-ci déclina. Néanmoins, dans les dernières lignes de sa lettre, le sultan nota que tout dignitaire nommé à Safed serait tenu de se plier aux souhaits de Rabbi Éliézer.
Chargé des cadeaux du sultan et de l’importante lettre, le sage embarqua sur un navire de retour vers Israël. Pour hâter l’annonce de l’heureuse nouvelle, il plaça à nouveau une note sur la proue et accéléra son voyage.
Lorsqu’il réapparut à Safed, l’atmosphère de détresse générale se transforma en jubilation. Les anciens décidèrent d’attendre jusqu’à la date limite avant de présenter la lettre du sultan. Quand le jour arriva et que le gouverneur les convoqua, les anciens comparurent devant lui. Ils firent signe que Rabbi Éliézer détenait la réponse. Intrigué, le gouverneur se tourna vers lui.
« Qu’avez-vous dans la main ? »
Rabbi Éliézer sortit le parchemin du sultan, le déroula et en fit la lecture d’une voix ferme et claire.
Un nouveau gouverneur fut bientôt installé, et les Juifs de Safed continuèrent à vivre en paix.
Adapté de Si’hat HaChavoua n° 1045
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