Dans la ville de Cracovie, en Pologne, vivait un riche Juif du nom d’Israël connu pour son avarice. Les mendiants locaux avaient depuis longtemps abandonné l’idée de frapper à sa porte. Toutes les tentatives des administrateurs des différents fonds de charité de la communauté pour obtenir ne serait-ce qu’une contribution symbolique de sa part se heurtaient à des refus polis mais catégoriques.
L’absence totale de compassion d’Israël révoltait et mystifiait les Juifs de Cracovie. Depuis l’époque d’Abraham, la charité était la marque distinctive du Juif ; au XVIIe siècle en Europe, où les Juifs étaient sujets à de fréquentes confiscations de leurs biens et expulsions de leurs foyers, il était essentiel à la survie de la communauté que les plus fortunés aident leurs frères appauvris. Comment un Juif pouvait-il être si indifférent aux besoins de ses semblables ? Certains se mirent à appeler le riche avare qui vivait parmi eux « Israël Goy »,1 et l’adjectif est resté.
Les années ont passé et le riche homme devint vieux et fragile. Un jour, la société funéraire de la communauté juive de Cracovie fut appelée au domicile d’Israël. « Je sens que mes jours sont comptés, leur dit-il à leur arrivée, et j’aimerais discuter avec vous de mes arrangements funéraires. J’ai déjà fait confectionner mes linceuls et j’ai engagé un homme pour réciter le kaddish pour mon âme. Il ne me reste qu’une chose à faire, c’est acheter un emplacement pour ma tombe. »
Les membres de la société funéraire décidèrent que c’était l’occasion de recouvrer la dette qu’Israël devait à la communauté. « Comme vous le savez, lui dirent-il, il n’y a pas de prix fixe pour une concession de cimetière. Chaque Juif paie selon ses moyens et l’argent est utilisé à des fins caritatives. Étant donné que vous êtes un homme riche et que, si vous nous permettez cette franchise, vous n’avez pas été très coopératif au fil des ans pour partager les charges de la communauté, nous pensons qu’il est approprié de vous facturer 1000 guldens. »
Le riche homme répondit calmement : « Pour mes actes, je serai jugé au tribunal céleste. Ce n’est pas à vous de juger ce que j’ai fait ou non au cours de ma vie. J’avais prévu de payer 100 guldens pour ma tombe – une somme tout à fait respectable – et c’est ce que je paierai, pas un sou de plus. Je ne demande pas d’emplacement spécial ni de pierre tombale luxueuse. Enterrez-moi où vous jugerez bon. J’ai juste une demande : sur ma pierre tombale, je veux qu’il soit inscrit “Ici repose Israël Goy”. »
Les membres de la société se regardèrent : le vieil homme avait-il perdu la tête ? Ils passèrent encore quelques minutes à son chevet, espérant obtenir au moins une somme modeste pour les pauvres de la communauté, mais finirent par quitter sa maison exaspérés.
Toute la ville était en effervescence à cause de cette dernière manifestation d’avarice d’« Israël Goy ». Jusqu’où un homme peut-il descendre ! Même sur le lit de mort, il se cramponne à sa richesse, refusant d’en partager même une petite partie avec les nécessiteux.
Les funérailles d’Israël furent une triste affaire. Il fut difficile de rassembler les dix personnes requises pour effectuer un enterrement juif digne de ce nom. Il fut enterré sur le côté, à la périphérie du cimetière. Aucun éloge funèbre ne fut prononcé, car que pouvait-on dire d’un tel homme ?
Le jeudi soir suivant, il y eut un coup à la porte du grand rabbin de Cracovie, le célèbre Rabbi Yomtov Lipman Heller (1579-1654, l’auteur du commentaire « Tosfot Yom Tov » sur la Michna). Dans l’encadrure de la porte se tenait un homme qui expliqua qu’il n’avait rien pour acheter du vin, des bougies, de la ‘hallah et de la nourriture pour le Chabbat. Le rabbin lui donna quelques pièces de sa caisse de charité privée et lui souhaita « un bon Chabbat ».
Quelques minutes plus tard, il y eut un autre coup à la porte, annonçant une demande similaire. Un troisième demandeur suivit, puis un quatrième et un cinquième. Dans l’heure qui suivit, pas moins de vingt familles vinrent demander l’aide du rabbin pour couvrir leurs frais de Chabbat. Le rabbin était perplexe : rien de tel ne s’était jamais produit auparavant au cours de toutes ses années à Cracovie. Pourquoi cette soudaine vague de pauvreté ?
Le rav Heller convoqua une réunion d’urgence des administrateurs des fonds de charité de la communauté, mais ils ne purent expliquer le phénomène. Eux aussi avaient été submergés par des centaines de demandes d’aide au cours des dernières heures. Les coffres communautaires avaient été pratiquement vidés !
Il y eut à ce moment un énième coup à la porte. « Dites-moi, demanda le rabbin après avoir remis quelques pièces au dernier demandeur : comment avez-vous fait jusqu’à présent ? Qu’avez-vous fait la semaine dernière ? »
« Nous achetions à crédit chez l’épicier, répondit le pauvre. Chaque fois que nous avions besoin de nourriture et que nous n’avions pas de quoi payer, le marchand disait que ce n’était pas un problème. Il l’écrivait simplement dans son livre de comptes. Il ne nous pressait même pas pour le paiement. Mais maintenant, il dit que cet arrangement est terminé. »
L’enquête révéla que des centaines de familles à Cracovie avaient vécu de cette façon, jusqu’à maintenant. Pour une raison quelconque, aucun des épiciers, poissonniers et bouchers n’était plus disposé à accorder du crédit aux pauvres de la ville.
Le rabbin convoqua les marchands de nourriture de la ville dans son bureau et exigea de savoir ce qui se passait. Au début, ils refusèrent de lui répondre. Mais le rav Heller était inflexible. « Vous ne quitterez pas cette pièce, insista-t-il, avant de m’avoir dit de quoi il retourne. »
Finalement, la vérité sortit. Pendant des années, Israël avait soutenu des centaines des familles les plus pauvres de Cracovie. Chaque semaine, les marchands de la ville lui présentaient la facture, et il payait en totalité. Sa seule condition était que personne, pas même leurs proches, ne soient au courant. « Si l’un d’entre vous souffle un mot de cela à qui que ce soit, avait-il menacé, vous ne verrez plus jamais un sou de ma part. »
Rabbi Yomtov Lipman était effondré. Une personne si spéciale avait vécu parmi eux, et eux, dans leur hâte de le juger, l’avaient insulté et détesté.
Le rabbin annonça que le jour des chlochim (le trentième jour suivant la mort) d’Israël sera un jour de jeûne public. Tous les adultes ne mangeront ni ne boiront du matin au soir, et tous se rassembleront au cimetière pour demander pardon au défunt.
Le rabbin lui-même prononça l’éloge funèbre d’Israël. « Toi, pleura-t-il, tu as accompli la mitsva de tsédaka (charité) sous sa forme la plus parfaite – sans jamais chercher à t’en attribuer le mérite, et en veillant à ce qu’aucun bénéficiaire de ta générosité ne se sente jamais honteux devant son bienfaiteur ou redevable envers lui. Et nous t’avons payé avec de la dérision et du mépris... » Le rabbin exprima le souhait que lorsque son heure viendra, il soit enterré à côté d’Israël. « Nous t’avons enterré près de la clôture, comme un paria, mais je considérerai comme un grand honneur et privilège d’être enterré près de toi ! »
Le rabbin donna également instruction de réaliser le dernier souhait du riche homme. Sur la pierre tombale érigée au-dessus de la tombe étaient gravés les mots « Ici repose Israël Goy ». Cependant, un mot fut ajouté à l’inscription : le mot kadoch, « saint ». Ainsi l’inscription sur la pierre tombale adjacente à celle du célèbre Rabbi Yomtov Lipman Heller dans le vieux cimetière juif de Cracovie s’énonce jusqu’à ce jour : « Ici repose Israël Goy Kadoch. »2
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