Nissan, un homme fortuné de Yargin, petite ville proche de Presbourg, capitale slovaque, avait autrefois étudié dans la célèbre yeshiva de cette ville. Lui et sa femme, mariés depuis de longues années sans être bénis par la naissance d’enfants, accueillirent finalement un fils en 5583 (1823). Naturellement, il sollicita son ancien maître, l’éminent ‘Hatam Sofer, pour la circoncision du nouveau-né. Cependant, la santé fragile de l’enfant repoussa l’événement, qui fut finalement fixé à Pourim.

Lors de la cérémonie de brit mila, le ‘Hatam Sofer irradiait de « lumière, joie, allégresse et honneur », sans que l’on sache si cela était dû à la fête de Pourim, au bonheur de son élève, ou aux deux. Après la circoncision, suivant la tradition, il trempa son doigt dans le vin pour en déposer une goutte dans la bouche du bébé, puis s’exclama fort : Nikhnas yayin, yatsa sod – « Quand le vin entre, les secrets sortent ».

Le nom donné à l’enfant, Baroukh Mordekhaï, reflétait l’ambiance de Pourim, signifiant « béni soit Mordekhaï ».

L’enfant grandit, se distinguant par son noble caractère et sa piété. Toutefois, à la grande tristesse de ses parents, ses capacités d’étude de la Torah ne correspondaient pas à leurs attentes. Alors qu’il semblait similaire à ses pairs durant son enfance, ses difficultés académiques devinrent évidentes une fois entré à la yeshiva de Presbourg, après sa bar-mitsva.

Malgré son assiduité, se plongeant dans les textes sacrés du lever au coucher du soleil, il demeurait muet lorsqu’on lui demandait d’expliquer ou de répéter une leçon.

Certains de ses camarades, manquant de sensibilité, se moquaient de lui. Un jour, lorsqu’il quitta sa place pour quelques minutes, ils allèrent jusqu’à remplacer son volume du Talmud par un autre traitant d’un sujet complètement différent, tout en conservant le même numéro de page. À son retour, il ne sembla pas avoir remarqué l’échange.

À dix-huit ans, Baroukh Mordekhaï, sur les recommandations du Ktav Sofer, fils et successeur du ‘Hatam Sofer à la tête de la yeshiva, fut envoyé en Terre d’Israël, dans l’espoir que l’air de la Terre Sainte, réputé pour rendre sage, favoriserait ses études. Ses parents, en accord avec cette décision, nourrissaient également l’espoir qu’il y trouverait une épouse convenable.

À son arrivée à Jérusalem, Baroukh Mordekhaï portait une lettre du Rav Shraga Feldheim, machguia’h (superviseur d’études) à Presbourg, le louant pour sa piété, sa dévotion dans la prière, et son immense désir d’apprendre la Torah. Le Rav Yeshaya Bardaki, éminent dirigeant de la communauté juive de Jérusalem, prit Baroukh Mordekhaï sous son aile, se préoccupant de tous ses besoins. Il fut impressionné par le caractère exemplaire et la piété du jeune homme, mais il s’étonnait de la modestie de ses connaissances malgré des années d’étude assidue.

Lorsqu’il eut vingt ans, le Rav Bardaki lui trouva une épouse, une fille simple d’une bonne famille de Jérusalem qui ne se souciait pas que son mari fût un ignorant.

Quelques années plus tard, Baroukh Mordekhaï devint porteur d’eau, métier dans lequel il excella par son intégrité, gagnant la confiance et l’admiration de ses clients. Chaque Roch ‘Hodech (premier jour du mois), il offrait son service gratuitement, craignant d’avoir pu facturer des seaux incomplets le mois précédent.

Pendant plus de quarante ans, il exerça cette profession avec joie et gratitude envers D.ieu, trouvant une satisfaction particulière à servir les érudits de la Torah de Jérusalem. Il refusait de se faire payer par eux, considérant cela comme un honneur. Néanmoins, le refus du Rav Yehouda Leib Diskin de prendre de l’eau de sa part le tourmentait. « Je ne peux me permettre d’être servi par quelqu’un comme Reb Baroukh Mordekhaï », disait celui-ci, sans jamais expliquer ses raisons.

En 5653 (1893), lors du festin de Pourim, la plupart des ‘hassidim et notables de la Vieille Ville de Jérusalem étaient rassemblait, comme chaque année, chez le Rav Chnéour Zalman Fradkin de Lublin, auteur éminent du Torat ‘Hessed. L’atmosphère, déjà empreinte de la joie caractéristique de Pourim, fut encore rehaussée par les chants, danses, et partages de sagesse.

Soudain, Baroukh Mordekhaï interpella l’hôte d’une voix forte depuis le milieu des ‘hassidim qui tournoyaient : « Rabbi ! Aujourd’hui, cela fait exactement soixante-dix ans depuis ma brit. »

Tout le monde sourit avec indulgence, supposant qu’une telle effusion du simple porteur d’eau ne pouvait être que le résultat de tout le vin de Pourim qu’il avait bu.

« Si c’est le cas, répondit Rav Chnéour Zalman, tu as droit à une généreuse portion de le’haïm. »

Immédiatement, un grand verre d’un vin particulièrement fort fut versé et passé à Baroukh Mordekhaï, qui l’expédia rapidement comme ordonné.

Cela eut un effet immédiat. Le vieux porteur d’eau se mit à chanter et à danser énergiquement.

La réaction du sage fut surprenante. Il leva les yeux vers Baroukh Mordekhaï et cria par-dessus la foule : « Ce serait bien si tu arrêtais de faire l’idiot, et honorais la sainte assemblée avec de fortes paroles de halakha et d’aggada (lois et récits de la Torah). »

Le silence se fit soudain. Le regard de tous se tourna vers Baroukh Mordekhaï qui, éméché, monta sur la table et se mit à parler.

Mais alors, tous les sourires cédèrent lentement la place à des regards ébahis de stupéfaction lorsque leurs oreilles entendirent le porteur d’eau discourir avec enthousiasme sur des sujets érudits de Pourim, parsemant ses paroles de citations savantes du traité talmudique Méguila et d’une variété de midrashim et d’œuvres de loi juive. Et il continuait encore et encore ! En effet, si le vin fort n’avait pas finalement eu raison de lui, il semblait qu’il aurait pu continuer indéfiniment.

La nouvelle de cette révélation se répandit rapidement à travers Jérusalem, suscitant l’émoi dans la communauté qui s’interrogeait sur la manière dont un tel érudit avait pu rester méconnu, se contentant d’une vie de labeur humble pendant tant d’années.

Les mots du ‘Hatam Sofer, prononcés soixante-dix ans plus tôt, trouvèrent alors une résonance nouvelle et profonde :

Nikhnas yayine, yatsa sod – « Quand le vin entre, les secrets sortent. » Yayine (vin), épelé youd-youd-noun, a une valeur numérique de soixante-dix, tout comme sod : samekh-vav-dalet, le mot hébreu pour « secret » !


Note biographique :
Rabbi Moché Schreiber [1762–1839], est appelé du nom de son œuvre rabbinique « ‘Hatam Sofer » qui joua un rôle important dans le développement moderne de la loi et de la pensée juives.