Le discours suivant illustre de façon frappante une vérité importante sur la nature de la pensée ‘hassidique. La ‘Hassidout n’est pas seulement l’une parmi les nombreuses branches de la pensée juive. Elle n’est pas séparée de l’aspect « révélé » de la Torah, qu’il s’agisse de Halakha ou de raisonnement juridique : elle n’a pas non plus, sous ce rapport, un caractère accessoire. Elle se situe, au contraire, au cœur des autres branches de la Torah projetant sa lumière sur l’ensemble de celles-ci. De cette manière, cherchant la solution d’un problème halakhique apparemment mineur, nous pouvons, en nous approfondissant de plus en plus, déboucher inopinément, mais cependant inévitablement, sur une vérité ‘hassidique fondamentale.
Cette fois, le problème concerne la loi d’une ville tombée dans l’idolâtrie — l’un des sujets de notre Paracha. Une première difficulté se dresse immédiatement devant nous : c’est la manière dont même des personnes innocentes semblent engagées dans la faute et le châtiment collectifs de la cité. Une autre est la décision de Maïmonide, selon laquelle si la ville se repent de son péché, les conséquences de cette faute collective sont écartées. Pourtant, il y a dans le judaïsme un principe qui veut que la repentance ne puisse pas sauver un homme de sa sentence. La décision de Maïmonide est la seule exception à ce principe. Sur quoi se fondait-il pour l’énoncer ? Dans la recherche d’une réponse, nous nous trouvons conduits finalement vers une vérité intérieure sur l’âme juive, sur son unité et la grandeur de la puissance spirituelle.
1. La cité idolâtre
La paracha Réeh contient les lois applicables en Terre Sainte à une ville souillée par l’idolâtrie :
Si tu entends dire, dans l’une de tes villes, que t’a donnée pour demeure l’Éternel, ton D.ieu : des gens pervers sont sortis d’entre vous et ont égaré les habitants de leur ville, en disant : « Allons et servons d’autres dieux, des dieux que tu n’as point connus », tu feras des recherches, et tu interrogeras avec soin. La chose est-elle vraie, le fait est-il établi ? Alors tu frapperas du tranchant de l’épée les habitants de cette ville ; tu la détruiras entièrement et tout ce qu’elle contient, et tu en passeras le bétail au fil de l’épée. Tu amasseras tout le butin, au milieu de la grande place, et tu brûleras au feu la ville, avec tout son butin, devant l’Éternel ton D.ieu. Elle sera pour toujours un monceau de ruines et ne sera jamais rebâtie.1
Cette paracha est toujours lue le Chabbat lors duquel nous bénissons l’arrivée du mois d’Eloul, ou le jour même de Roch ‘Hodech Eloul quand celui-ci tombe un Chabbat.
Eloul, le mois de miséricorde et de pardon divins, est dominé par l’idée de Téchouva,2 ou le retour à D.ieu, et l’éloignement du péché ; ainsi nous trouvons dans la paracha Réeh une déclaration sans précédent sur la puissance et l’étendue de la Téchouva.
En règle générale, l’acte de repentance et de retour à D.ieu affecte seulement la justice divine, et non les décisions d’une cour de justice humaine. Le principe en est spécifié dans le Talmud : « Ceux qui sont passibles de careth (mort par la main de D.ieu), s’ils se repentent, le Tribunal Céleste leur pardonne. Mais ceux qui sont passibles de mort par suite d’une sentence émanant d’une cour de justice (humaine), s’ils se repentent, le Tribunal Terrestre ne peut leur pardonner. »3 La même règle s’applique à des châtiments moindres : la repentance n’affecte pas la sentence d’une cour de justice humaine. La raison en est que la Téchouva est un changement du cœur4 ; c’est pourquoi elle échappe aux considérations des juges humains qui ne peuvent trancher que s’il s’agit d’un fait visible et objectif.5
Néanmoins, selon la décision de Maïmonide,6 les châtiments dont est passible une ville tombée dans l’idolâtrie — le massacre de ses habitants, le butin jeté au feu — sont évités si les gens se repentent de leur faute collective. C’est là un exemple unique de repentance affectant la décision d’une cour de justice humaine.
La décision de Maïmonide a été expliquée par l’un de ses commentateurs, le Kessef Michné, comme suit : pour être passible de la sentence de mort, un individu doit être averti du fait que l’acte qu’il est sur le point de commettre est une offense capitale. Mais dans le cas d’une ville idolâtre, l’avertissement sur sa conduite est collectif et s’adresse aux habitants dans leur ensemble. C’est pourquoi la condition de mise en garde individuelle est absente ; et par conséquent la repentance écarte le châtiment.
Toutefois cette explication semble éluder le point central. Ce qui empêche la repentance d’affecter le verdict d’une cour de justice humaine n’a rien à voir avec l’avertissement ; c’est plutôt le fait que les hommes ne peuvent lire dans le cœur de leurs semblables pour savoir si une expression de repentance est sincère ou non. Pourquoi ce principe ne serait-il pas applicable dans le cas présent, c’est-à-dire à la ville idolâtre ? Pourquoi la repentance serait-elle effective seulement dans ce cas ? En outre l’argument de Maïmonide est que, dans ce cas, les gens concernés étaient passibles de châtiment et c’est seulement après qu’ils gagnaient leur pardon par la repentance.
2. Responsabilité collective et responsabilité individuelle
Le Gaon de Rogatchov explique7 cette déclaration de Maïmonide d’une autre manière. Selon lui, ce dernier ne soutient pas que la repentance apporte le pardon universel, mais qu’elle transforme la faute collective en faute individuelle. La loi d’une ville idolâtre comporte une responsabilité collective. Même les membres innocents des familles idolâtres, même la propriété des justes qui vivent dans cette ville, sont sujets à ses pénalités.8 Mais si les habitants se repentent de leurs actes, ils sont alors jugés comme des individus. Nul ne souffre s’il est personnellement innocent. Mais les adorateurs d’idoles sont punis, et la repentance ne modifie pas leur sentence.
Mais, encore une fois, la difficulté centrale demeure sans solution. La repentance est une chose qui arrive après l’acte. Il s’ensuit qu’entre l’acte et la repentance, il y a une période où la responsabilité collective des habitants domine. Comment, dès lors, une direction nouvelle du cœur — quelque chose qu’aucun juge humain ne peut évaluer — peut-elle avoir pour effet rétroactif d’atténuer une responsabilité ou d’adoucir un verdict ?
3. La destruction de Sodome
Quelle est, dans les Écritures, la base de la décision de Maïmonide ? Le Gaon de Rogatchov suggère qu’elle se trouve dans la destruction de Sodome, la ville tombée dans l’idolâtrie. Avant d’envoyer Son châtiment, D.ieu dit : « Je vais descendre maintenant, et Je verrai s’ils ont agi selon le bruit venu jusqu’à Moi. »9 Cela ne saurait dire directement qu’un D.ieu omniscient avait besoin de vérifier ce qu’il savait par ouï-dire. On a plutôt prêté à cette phrase le sens que D.ieu verrait s’ils s’étaient repentis, et selon l’énoncé du Targoum10 : « S’ils se sont repentis, Je ne les punirai point. »
C’est là certainement l’exemple d’une ville idolâtre à laquelle est offerte la possibilité d’obtenir le pardon par la repentance. Mais un fait qui l’empêche d’être le précédent sur lequel Maïmonide base son argumentation est que cela se produisit avant le Sinaï, avant le Don de la Torah. Et il y a un principe général selon lequel « nous ne déduisons pas les lois en nous basant sur des événements survenus avant le Don de la Torah ».11 De plus, Sodome fut punie par le Tribunal Céleste.
4. Un groupe et une communauté
Il y a encore une difficulté qui empêche de comprendre la position d’une ville idolâtre.
Il y a, dans la loi juive, plus d’un genre de sentence de mort et il existe une règle selon laquelle si un homme est passible de mort de deux manières différentes, pour deux crimes distincts, il est condamné à la plus sévère ou la plus pénible des deux.12
Mais dans le cas de la ville idolâtre, ses habitants sont passibles de la sentence collective d’une mort relativement sans souffrance. Tandis que chacun, en tant qu’individu idolâtre, serait passible d’un châtiment plus sévère (la lapidation). Pourtant, c’est ici le moins dur des deux qui prévaut.13
Le problème peut être posé avec plus de force. Tant que la majorité de la ville n’est pas idolâtre, la charge de péché collectif ne s’applique pas. Chaque idolâtre est coupable seulement de son méfait personnel, et par conséquent passible d’une sentence sévère de mort. Mais quand la dernière personne qui fait basculer la proportion, changeant la minorité en majorité, commet un péché, elle entraîne la ville entière dans la catégorie des villes idolâtres, et donc passible d’un châtiment plus doux. Comment ce seul acte supplémentaire du pécheur peut-il avoir pour effet d’adoucir la responsabilité qui déjà pesait sur les autres ?
Force nous est de conclure que ce point, où la majorité des habitants s’adonne à l’idolâtrie, crée une entité toute nouvelle, une collectivité, une communauté de péché. Cette majorité cesse d’être loyalement un groupe composé d’individus ; elle devient dès lors, une unité. Cela ne veut pas dire qu’à ce point la responsabilité individuelle est diminuée ; elle cesse simplement d’être applicable, et une nouvelle situation se trouve créée où tous sont jugés comme un seul.
C’est la raison pour laquelle le châtiment d’une ville idolâtre est si étendu, s’appliquant même aux membres innocents des familles idolâtres (à moins qu’ils n’aient fui dans une autre ville), et à la propriété de la minorité des justes. Car, bien qu’individuellement ils puissent être irréprochables, ils font néanmoins partie de l’ensemble de la communauté qui est jugée comme si elle était une seule et même entité.
C’est pourquoi Maïmonide peut considérer comme un précédent le cas de Sodome, même s’il eut lieu avant le Sinaï. Car ce qu’il voudrait déduire, ce n’est pas un point de loi, mais un point conceptuel, à savoir la différence entre un groupe d’individus et une communauté. Même si cette distinction a des conséquences juridiques, elle n’est pas en elle-même un point de loi ; elle peut donc être apprise d’événements ayant précédé le Sinaï.
Enfin, nous pouvons voir comment la repentance — selon l’interprétation du Gaon de Rogatchov — a le pouvoir d’annuler la responsabilité collective, laissant au châtiment la faute individuelle seulement. Car la Téchouva n’a en effet, aucun pouvoir pour affecter la sentence d’une cour de justice humaine. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas un point de loi, mais les faits : les idolâtres forment-ils une unité, ou doivent-ils être traités comme des individus séparés ? Et cela — qui n’est pas la question de savoir comment la loi doit être appliquée, mais quelle loi doit être appliquée — peut être affecté par la repentance. Celle-ci ne modifie pas ici le châtiment, elle change les faits.
5. L’unité de l’âme juive
Cependant nous n’avons pas encore résolu notre problème ; nous n’avons fait qu’en déplacer l’intérêt. Les juges humains peuvent traiter seulement de ce qu’ils savent ; ce qui n’est pas le cas de ce qui se passe dans le cœur des autres hommes. Si la repentance altère ici les faits, comment les juges peuvent-ils les établir ? Comment peuvent-ils distinguer entre la Téchouva réelle et l’autre.
Il est nécessaire que nous approfondissions et comprenions le sens profond du principe selon lequel une cour de justice humaine ne peut pardonner en se basant sur le fait que le coupable s’est repenti.
La raison profonde en est que ce qui est soumis à la juridiction humaine, ce sont des actes dont le caractère répréhensible ne dépend pas du cœur. Aussi, le remords ultérieur ne peut les redresser. Tandis que la faute d’une ville idolâtre est différente. Elle est essentiellement reliée aux sentiments profonds des idolâtres ; c’est donc quelque chose qu’un changement du cœur peut affecter.
L’explication est la suivante :
Les Juifs sont capables d’un genre particulier d’unité, une unité essentielle, pour la raison que leurs âmes ont leur source en D.ieu qui est l’Unité ultime. Et même si c’est une unité spirituelle, elle crée, au surplus, une unité physique : « Qui est comme Ton peuple Israël, une nation unique sur terre ? »14 C’est cette unité qui trouve son expression dans la loi d’une ville idolâtre, où l’unité de la communauté crée une responsabilité collective si forte que même la propriété de la ville s’y trouve impliquée. Mais cela paraît étrange. L’idolâtrie est juste le contraire de la volonté de D.ieu et de Son unité. Elle enveloppe l’âme dans les ténèbres et la division. Comment, cela étant, peut-elle manifester une telle unité ?
Mais il n’y a pas là de paradoxe. C’est précisément parce que l’âme juive est une partie de D.ieu que son libre arbitre n’a pas de limites et qu’un Juif peut s’éloigner de sa vraie nature au point de servir des idoles, et renier sa foi.15 Même dans cette transgression, la plus grave de toutes, le caractère spécial de son âme et son pouvoir d’unité sont manifestes.
Dans toutes les autres fautes qu’un Juif peut commettre, et pour lesquelles il est jugé par une cour d’autres Juifs, il y a deux préjudices distincts auxquels il doit remédier : le mal infligé à son âme, et le dommage causé au monde. La repentance remédie au premier, le châtiment, au second. Les deux sont séparés, et l’un ne peut modifier la nécessité de l’autre.
Mais toute la nature de la ville idolâtre est dans son engagement collectif où sont impliqués même les habitants innocents, et même la propriété inanimée. Cette unité est une unité spirituelle ; et le remède est un remède spirituel — la repentance. Le châtiment est le remède au mal causé au monde. Mais le « monde » de la ville idolâtre — les voisins, le bétail, la propriété — est entièrement assimilé à l’unité des âmes de ses habitants. Il est totalement subordonné à la spiritualité, même dans la transgression. C’est la raison pour laquelle c’est ici, et seulement ici, dans une ville qui a cessé d’être un groupe d’individus et est devenue une communauté, que la repentance guérit, même en ce qui concerne la juridiction humaine.
(Source : Likoutei Si’hot, vol. 9 p. 106-104)
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