Le texte par lequel débute la Haggadah est Hé La’hma Ania. En fait, celui-ci n’est pas lu au début de la célébration du Séder, avant la récitation du Kidouch, ni immédiatement après, mais au début de la Haggadah proprement dite, la section « Maguid », qui est le récit de la sortie d’Égypte. C’est ainsi qu’il a été placé immédiatement après l’indication « Maguid », et qu’au moment de sa récitation, on lève le plateau, ou selon notre coutume, on découvre les Matsot, la raison de ces coutumes étant que le récit de la sortie d’Égypte doit s’effectuer « en présence des Matsot ».
Il en ressort clairement que la raison pour laquelle ce paragraphe est récité au début du Séder ne tient pas uniquement au fait qu’il comporte une invitation aux indigents à se joindre à nous — laquelle doit être adressée avant le repas —, car en ce cas, l’invitation aurait dû être adressée bien avant, au moment où l’on regagnait la maison, ou plus tôt encore, avant de quitter la synagogue où se trouvent de nombreuses personnes pouvant entendre cette invitation. En fait, la raison pour laquelle ce paragraphe est lu au début du Séder est que c’est par lui que commence véritablement le récit de la sortie d’Égypte, d’où le fait qu’il ne puisse figurer avant l’indication « Maguid ».
Une question se pose alors : pourquoi a-t-on choisi de débuter le récit de la sortie d’Égypte par un texte ne comportant aucune allusion à cet événement ? De plus, ce paragraphe est composé de trois parties n’ayant apparemment aucun lien entre elles. En effet, dans la première partie il est dit que le pain se trouvant présentement devant nous, est celui qu’ont mangé nos ancêtres en Égypte ; dans la seconde, nous invitons les indigents à notre table ; enfin dans la troisième, nous formulons notre souhait et notre espoir que bien qu’actuellement « esclaves » et en exil, nous soyons l’année prochaine du moins, « libres » en Erets Israël.
Certains commentateurs établissent un lien entre les deux premières parties du texte, en se fondant sur une loi énoncée par le Talmud,1 stipulant que lorsqu’un Juif loue les services d’un ouvrier, il se doit de nourrir celui-ci durant toute la durée du travail effectué. Néanmoins, les Juifs étant considérés comme des « fils de rois »,2 (certains affirment même, « des rois »3 ), une personne offrant à son ouvrier juif un festin digne de ceux que donnait le roi Salomon en son temps ne serait malgré tout pas quitte du devoir qu’il a envers lui de le nourrir. Le seul recours est alors d’avertir l’ouvrier de ce qu’on lui donnera à manger, et ce, avant qu’il ne se mette au travail. De façon analogue lors de l’invitation adressée le soir de Pessa’h, on avertit les nécessiteux qui vont se joindre à la table du Séder que le pain qu’ils mangeront est un « pain de misère ».
Pourtant, si l’on s’en tient à cette explication, il n’est nécessaire de dire que : « Ceci est le pain de misère ». Dans ce cas, pourquoi ajouter « qu’ont mangé nos pères, en terre d’Égypte » ?
Quant au rapport entre la seconde et la troisième partie du texte, il réside d’après certains commentateurs dans l’affirmation du Talmud : « Grande est la charité, car elle fait approcher la délivrance. »4 Autrement dit, le fait d’inviter les indigents et de leur permettre de célébrer le Séder nous permet d’espérer que l’an prochain nous serons libres et en Erets Israël.
Un point néanmoins demeure obscur : la Haggadah semble ici dissocier d’une part les deux notions d’esclavage et d’exil, et d’autre part, celles de liberté et de retour en Erets Israël. En d’autres termes n’aurait-on pas pu dire : « Aujourd’hui nous sommes esclaves et en exil, l’année prochaine nous serons libres et en Erets Israël » ?
Nos Sages expliquent le verset : « Il fait part de Ses paroles à Jacob, de Ses lois et de Ses préceptes à Israël »5 en affirmant que D.ieu observe Lui-même les lois qu’il a ordonnées à Israël.6 En ce cas, il est certain que D.ieu aussi récite « Hé La’hma Ania » la nuit de Pessa’h. Car en fait, les notions d’exil et de délivrance sont, pour ainsi dire, également applicables à D.ieu Lui-même. En effet, lorsque les Juifs sont exilés, la présence divine (Chekhina) est, pour ainsi dire, elle aussi, exilée, ainsi qu’il ressort du verset : « Dans toutes leurs souffrances, Il souffre [avec eux]. »7 Ainsi, lorsque les Juifs seront délivrés, la présence divine sera elle aussi délivrée ; c’est pourquoi D.ieu affirme : « Car Mon salut est près de venir. »8
L’exil consiste à reléguer un individu dans l’oubli, sans pour autant que sa personne physique soit affectée. C’est dans ce sens qu’il faut percevoir l’exil d’En-Haut : bien que durant l’exil du Juif, il existe toujours en lui une vitalité divine qui le crée et lui permet d’exister à chaque instant, cette vitalité divine demeure néanmoins invisible, voilée, comme « exilée ». C’est ainsi que de l’exil des Juifs, résulte l’exil de D.ieu.
C’est là, le sens profond du texte « Hé La’hma Ania » qui peut s’interpréter comme suit. « Hé La’hma Ania » : la pauvreté du savoir9 a pour effet de « dévorer nos pères » (« Di Akhalou Avaatana ») (Le Tanya10 explique que les trois stades de l’intellect, Hokhma (Conception), Binah (Compréhension), Daat (Connaissance) sont appelés « pères », car ils engendrent les sentiments). C’est ainsi que la connaissance de D.ieu est absente ici-bas, comme elle l’était en Égypte, ainsi qu’en témoigne la parole du Pharaon : « Je ne connais pas l’Éternel »,11 entendre : « Je veux ignorer le concept même de D.ieu », attitude qui fut adoptée par tout son entourage. C’est du reste, la raison pour laquelle le Midrash affirme que l’exil d’Égypte constitue la racine de tous les exils postérieurs, qui sont ainsi appelés « Égypte ».12
La délivrance d’En-Haut résultera de la délivrance des Juifs. Aussi, le texte se poursuit-il par une invitation adressée par D.ieu à chaque Juif : « Que celui qui a faim vienne et mange. » C’est-à-dire : « Que celui qui ressent une carence dans sa connaissance, le manifeste, et J’apaiserai sa faim. »
Mais il ne s’agit ici que d’une connaissance qui rassasie, sans qu’il y ait pour cela « opulence ». Et dès lors que le Juif a apaisé sa faim de connaissance, se manifeste chez lui la nécessité de s’élever encore, et d’en savoir plus. Aussi poursuit-on par : « Que le nécessiteux vienne, et célèbre Pessa’h ». Pessa’h est une allusion au Sacrifice de Pessa’h — pour nous, l’Afikomane — qui est consommé après que l’on soit rassasié.13
Vient alors la troisième partie, qui explique la conséquence qu’aura pour les Juifs le fait d’avoir acquis cette richesse de l’entendement. Elle est que bien qu’étant actuellement en exil, nous serons l’an prochain (sans avoir nécessairement à attendre jusque-là) en Erets Israël.
Le mot « erets » (pays), possède la même racine que « ratsone » (désir). Nos Sages affirment à cet égard : « Pourquoi a-t-elle été appelée « Erets » ?, C’est parce qu’elle a désiré accomplir la volonté de son Créateur. »14 Quant au mot « Israël », il est constitué (en hébreu) des initiales des mots (hébreux) constituant la phrase : « Il y a six cent mille signes dans la Torah. » « Erets Israël » signifie donc « le désir de Torah ». Et du fait que tous les éléments matériels dérivent de leur antécédent spirituel, la richesse de l’entendement nous conduira au désir de Torah : Erets Israël.
Nos Sages affirment : « Toutes les filles d’Israël sont belles, la pauvreté seule, peut les enlaidir. »15 Le sens profond de cette parole est que le Juif est par nature désireux d’accomplir la volonté de D.ieu,16 mais sa « pauvreté » de connaissance est de nature à occulter ce désir. Lorsque disparaîtra cette « pauvreté », se fera jour la véritable splendeur juive, dont le verset dit : « Tu es toute belle, ma fiancée, et tu es sans défaut. »17 Il n’y aura alors plus de défaut chez les Juifs, car il ne manquera rien à l’accomplissement des 248 injonctions — qui correspondent aux 248 membres18 — ni à celui des 365 interdictions — correspondant aux 365 nerfs.
Notre présence en « Erets Israël » aura pour conséquence que « nous serons libres ». En effet, lorsque nous serons imprégnés d’un désir de Torah et de Mitsvot, le Machia’h viendra nous délivrer. Ce sera alors le début de la Rédemption, qui surviendra en une génération « entièrement méritante »,19 et dont les étapes sont ainsi énoncées par Maïmonide : « Il s’élèvera Un roi de la maison de David, féru de Torah, et engagé dans les Mitsvot. Il construira le Sanctuaire, et rassemblera ensuite les Juifs éparpillés. »20 Nous nous rendrons alors en Erets Israël, de façon concrète, promptement et en nos jours par la délivrance véritable et entière.
Tout ceci nous permet de comprendre la raison pour laquelle ce paragraphe a été placé au début du récit de la sortie d’Égypte. C’est en effet dans ce texte que se trouve concentrée toute la portée de la sortie d’Égypte.
Comme on l’a vu, l’exil d’Égypte constitue la racine de tous les exils qui suivirent. De façon analogue, toutes les délivrances procèdent un peu de la délivrance d’Égypte, ce, jusqu’à la délivrance ultime dont il est dit : « Comme aux jours de ta sortie d’Égypte, Je te montrerai des prodiges. »21 Le récit de la sortie d’Égypte a pour but d’éveiller chez les Juifs la croyance (Emouna) — le récit doit s’effectuer devant les Matsot appelées « mets de croyance » — et plus particulièrement, la croyance en la venue du Machia’h. Cette croyance aura pour effet de susciter la délivrance, comme cela fut le cas lors de la délivrance d’Égypte, dont il est dit : « C’est par le mérite de la croyance que nos ancêtres furent délivrés de l’Égypte. »22
Si l’on se prend à considérer la teneur de l’exil actuel du peuple juif et les ténèbres dont il est chaque jour un peu plus enveloppé, on peut céder au découragement. Aussi, et au début même de la Haggadah, nous fait-on part de ce que D.ieu, sans prêter attention aux ténèbres qui prévalent, implore, pour ainsi dire, chaque Juif, et lui signifie que pour peu que celui-ci manifeste sa « faim » et son « indigence », il lui sera donné de quoi se rassasier, et plus encore. Ainsi, nous parviendrons en Erets Israël, et alors « nous serons libres ».
(Second soir de Pessa’h 5720 [1960])
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