Une loi exprimée par le Talmud1 veut que l’on ne sonne pas du Choffar lorsque la fête de Roch Hachanah tombe un Chabbat. Le Talmud justifie cette restriction par le fait que « ...tous ont l’obligation d’entendre le Choffar, mais tous ne connaissent pas la manière dont il faut en sonner (...) il se pourrait donc, qu’une personne désireuse d’apprendre, se rende chez un érudit en y emportant un Choffar, et transporte ce faisant, cet objet dans le domaine public ». (Cette dernière action constituant une transgression d’une loi de Chabbat interdisant de transporter un quelconque objet, sur plus de quatre coudées, dans le domaine public.)

Et le Talmud conclut : « C’est pour la même raison, que le Loulav n’est pas utilisé le jour de Souccot, et que la Méguila n’est pas lue le jour de Pourim, si ces fêtes tombent un Chabbat. »2

À ce sujet toutefois, certains décisionnaires s’interrogent.3

Cette loi disent-ils, aurait dû s’appliquer également à la fête de Pessa’h, où la consommation de la Matsah, du Maror et des quatre coupes de vin, aurait dû être interdite si cette fête tombe un Chabbat. Cette interdiction, du reste, aurait été d’autant plus justifiée, que la consommation des mets du Séder est régie par un grand nombre de lois. (Ce qui n’est pas le cas du Loulav, par exemple, dont les lois indispensables à connaître, ne concernent que la manière dont on agite celui-ci, et la bénédiction préalable.)4

Parmi les réponses données à la question précédente, on peut citer celle-ci5 :

À l’époque du Talmud, des érudits se rendaient le soir de Pessa’h chez les familles peu instruites, afin de diriger pour elles le Séder et la lecture de la Haggadah.6 Il n’y a donc dans ce cas, pas lieu de craindre qu’une personne transporte son vin et ses Matsot chez un érudit (si la fête vient à tomber un Chabbat), puisque l’érudit se rend lui-même chez elle.7

À cette réponse on peut néanmoins objecter ce qui suit :

– Il en est qui n’oseront jamais avouer publiquement leur ignorance des lois du Séder. On est donc en droit de craindre que ces gens, qui n’ont aucune chance d’être visités par des érudits, se rendent chez ces derniers, et transportent les effets du Séder dans la rue.

– Selon cette réponse, la loi devait être étendue à la fête de Pessa’h, mais ne l’a pas été pour l’unique raison que le Tribunal Rabbinique envoyait des érudits chez les ignorants. Or une telle raison constitue une nouveauté (un ‘hidouch), et elle aurait donc dû être mentionnée dans le Talmud, ou tout au moins chez les décisionnaires qui lui sont immédiatement postérieurs (les Richonim). Or cette raison se trouve dans des responsa écrits bien plus tard (par les A’haronim).

Il existe une autre réponse au problème soulevé.8 L’interdiction décrétée par nos Sages, d’utiliser le Loulav à Souccot ou de lire la Méguila à Pourim (si ces fêtes tombent un Chabbat) n’exclut pourtant pas totalement ces Mitsvot de leurs fêtes respectives. Il demeure en effet possible d’étudier ce jour-là les lois relatives à ces Mitsvot, et ce d’autant plus qu’il est écrit dans le Talmud que « celui qui étudie les lois relatives aux sacrifices a le même mérite que s’il en avait lui-même offert ».9 Cela nous permet de comprendre la raison pour laquelle cette interdiction n’a pas été étendue à Pessa’h. En effet, les différentes Mitsvot accomplies lors du Séder constituent également une obligation pour les femmes.10 Ces dernières n’étant pas astreintes à l’étude de la Torah,11 elles se trouveraient totalement coupées de ces Mitsvot si leur accomplissement était interdit.

Mais cette dernière réponse est, elle aussi, discutable, car selon la thèse qu’elle développe, il aurait dû se trouver dans le Choul’hane Aroukh (ou d’autres livres de lois), une loi stipulant que si Roch Hachanah ou Souccot tombent un Chabbat, il faut étudier les lois relatives au Choffar ou au Loulav.12

On peut faire une seconde objection consistant à dire que l’obligation qu’ont les femmes, d’écouter la lecture de la Méguila13 n’a pas empêché l’annulation de cette Mitsva si Pourim tombe un Chabbat.

Ce dernier argument n’en est au fond pas un, car [en dehors du fait que la lecture de la Méguila fut instituée après la restriction relative au Choffar de Roch Hachanah et au Loulav de Souccot, et qu’il fut par conséquent fixé a priori que si Pourim tombait Chabbat la Méguila serait lue pendant la semaine] la lecture de la Méguila ayant été instituée par les Sages (miderabanane), ceux-ci ont le pouvoir d’annuler totalement cette Mitsva dans un cas où ils le jugent bon.14 Autrement dit, l’interdiction de pratiquer cette Mitsva dans tel ou tel cas, fait partie des modalités d’application de la Mitsva que les Sages ont instituée.15 On ne peut en revanche pas en dire autant du Choffar et du Loulav, qui sont des Mitsvot instituées par la Torah elle-même ; et s’il s’était avéré impossible de s’acquitter de ces Mitsvot par l’étude, les Sages n’auraient certainement pas prononcé d’interdiction sur elles, le jour du Chabbat. C’est ainsi que l’interdiction relative au Choffar et au Loulav n’a pas été étendue à la consommation de la Matsa, car les femmes, n’ayant pas l’étude de la Torah (à laquelle elles ne sont pas astreintes) pour s’en acquitter, se verraient exclues de l’application de cette Mitsva.16

Un point toutefois reste à éclaircir. Le fait qu’il n’existe nulle part de loi stipulant qu’il faille étudier les lois de Pessa’h ou de Souccot si ces fêtes tombent un Chabbat, indique clairement que les Sages ont par leur restriction (à l’égard du Choffar et du Loulav) purement et simplement occulté une Mitsva de la Torah. Pourquoi dans ce cas, n’en a-t-on pas fait de même (à l’égard de la Matsa, etc.) lorsque Pessa’h tombe un Chabbat ?

La réponse fournie par la ‘Hassidout à ce qui précède, peut être perçue à travers une autre réponse donnée celle-là, à un problème maintes fois soulevé dans les écrits ‘hassidiques, et concernant la restriction instituée par les Sages à l’égard du Choffar.

Le problème est le suivant. Comment les Sages — à cause de la seule crainte de voir une personne porter un objet dans la rue — ont-ils pu annuler une Mitsva ordonnée par la Torah elle-même (midéoraïta) ? Le fait que les Sages aient néanmoins pris en compte une crainte si minime est interprétée par la ‘Hassidout comme une indication selon laquelle il n’est pas nécessaire de « recourir » au Choffar lorsque Roch Hachana tombe un Chabbat. La raison à cela est que ce qui est censé s’accomplir d’ordinaire par la sonnerie du Choffar est alors implicitement accompli par le Chabbat lui-même.

Un point néanmoins reste obscur.

Une règle bien établie stipule que « les Sages ont le pouvoir d’amputer la Torah d’un de ces préceptes.17 Quel peut alors être le sens de questions telles que « Comment ont-ils repoussé ? »18 ou « Comment ont-ils eu le pouvoir d’amputer ? »19 posées par les écrits ‘hassidiques ?

L’explication est la suivante.

L’univers (dont l’existence même répond au désir de D.ieu de voir le peuple juif recevoir la Torah et en accomplir les Mitsvot,20 est à chaque instant récréé (ex nihilo)21 par D.ieu. Aussi est-il tout à fait inconcevable qu’il se trouve dans la Création un élément (fut-ce le temps, car il constitue le support de la fixation des fêtes) de nature à empêcher l’accomplissement d’une Mitsva quand bien même on désirerait l’observer.

De ce fait, si l’on admet que la Mitsva de sonner le Choffar demeure lorsque Roch Hachana tombe un Chabbat, la crainte de voir une personne porter le Choffar dans la rue ne peut être prise en compte, car il en résulterait que D.ieu a agencé la Création de telle sorte que la Mitsva de sonner le Choffar ne puisse pas être accomplie lorsque la fête tombe un Chabbat. Puisqu’une telle hypothèse n’est pas envisageable, il faut en conclure que ladite crainte n’existe pas réellement. Et c’est le fait que les Sages aient néanmoins tenu compte d’une telle crainte (empêchant par là même de sonner du Choffar un jour de Chabbat) qui fait dire à la ‘Hassidout que lorsque Roch Hachana tombe un Chabbat, il n’est en fait pas nécessaire de « recourir » au Choffar (ainsi qu’il a été vu précédemment).22

Appliqué au cas qui nous intéresse (c’est-à-dire à Pessa’h), le raisonnement précédent amène à conclure que si nos Sages n’ont pas étendu la restriction à la Matsa et aux quatre coupes, c’est parce que ces Mitsvot ne sont (elles) pas implicitement accomplies à travers le Chabbat lui-même. Dès lors qu’il faut donc accomplir concrètement ces Mitsvot, la crainte de voir une personne transporter dans la rue les effets du Séder ne peut plus être considérée. Cette dernière idée permet en outre de discerner dans la fête de Pessa’h (et les Mitsvot qui lui sont attachées) une dimension supplémentaire que possède cette fête au regard des autres fêtes (et de leurs Mitsvot), en ce qu’à Pessa’h, l’appréhension d’une défaillance, même involontaire, n’est pas considérée.23

Une transgression involontaire est toujours causée par « un regain » du mauvais penchant.24 Or, au sujet du pain que nos ancêtres emportèrent en sortant d’Égypte, il est dit que « la pâte (...) n’eut pas le temps de monter ». Cela signifie que durant Pessa’h, du fait qu’il n’est pas donné au ‘hamets (qui symbolise le mauvais penchant)25 la possibilité de se manifester,26 tous les Juifs, y compris les moins érudits, sont élevés à un niveau tel que l’on peut dire d’eux « aucun mal ne surprend le juste »27 et ce, même dans des domaines débordant le seul cadre de la consommation.28

(Seconde nuit et dernier jour de Pessa’h 5725 [1965])