La salle d’attente était pleine de ‘hassidim attendant d’être reçus en audience privée par le saint Rabbi Chmouel de Loubavitch1 Le gabbaï qui s’occupait de ces rendez-vous s’inquiétait de les voir si nombreux. Le Rabbi consacrait une grande partie de son temps si précieux à voir ces bons ‘Hassidim qui venaient lui soumettre leurs problèmes, et le gabbaï souhaitait qu’il se ménageât un peu. Mais voilà que pour ajouter à ses soucis, il avait, ce soir-là, à s’occuper aussi d’un visiteur que nul n’attendait. C’était Reb Chmouel Brun. Il venait de loin consulter le Rabbi pour une affaire de la pus haute importance.

Le gabbaï le connaissait bien. Chmouel Brun était un négociant en spiritueux, qui possédait sa propre distillerie. D’une grande piété et ‘hassid dévoué, il avait l’habitude de venir à Loubavitch en certaines occasions, comme à la fête de Roch Hachana qu’il aimait passer en compagnie du Rabbi. Mais un jour de semaine, au beau milieu de l’année ! De mémoire d’homme, cela n’était jamais arrivé. Mais, il l’avait dit, l’affaire qui l’amenait était très sérieuse. D’ailleurs, même s’il ne l’avait pas souligné, son visage anxieux en disait long au gabbaï. Celui-ci l’informa néanmoins qu’il lui serait impossible de l’introduire chez le Rabbi ce soir-là, mais que pour le lendemain soir, il ferait de son mieux pour qu’il fût reçu.

Toute la nuit, Reb Chmouel Brun veilla et récita les Psaumes d’une voix altérée par l’inquiétude. Il passa en revue ses actions aussi loin qu’il pût remonter dans le temps. En quoi avait-il pu manquer pour mériter un tel tourment ?

Le soir vint enfin et le gabbaï l’introduisit chez le saint Rabbi. Une fois en sa présence, il ne put se contenir davantage et, brisé par l’émotion, pleura à chaudes larmes. Le Rabbi le calma, et lui demanda la cause de sa peine. La voix consolante du saint homme et la douceur de son regard eurent vite fait de redonner du courage à Reb Chmouel qui commença ainsi le récit de son infortune.

« Comme vous le savez, dit-il, je possède une distillerie. Une taxe gouvernementale frappe chaque quart d’alcool distillé et la quantité produite est enregistrée par un compteur fixé au robinet de l’immense chaudron communiquant avec l’alambic dans lequel l’alcool est distillé. Rien n’en est transvasé qui ne soit enregistré par le compteur. De temps en temps, un inspecteur du gouvernement vient contrôler la production et le fonctionnement régulier du compteur. Tout allait donc bien jusqu’au jour où se produisit l’incident que je vais vous relater.

« Parmi mes employés (dont un certain nombre sont des non-juifs) se trouvait, sans que rien ne m’en fît douter jusque-là, un homme d’une grande malhonnêteté. À travers une petite ouverture qu’il pratiqua en secret dans le récipient auquel était fixé le compteur, il soutirait de l’alcool qu’il vendait clandestinement à ses amis. Ainsi, non seulement il me volait, moi, mais il volait aussi le gouvernement, puisque la taxe sur la quantité dérobée n’était pas payée. Combien de temps cela dura-t-il, je l’ignore. Le fait est qu’il n’y a pas longtemps, le voleur fut surpris par un autre de mes employés, non moins malhonnête que lui. Le premier essaya d’acheter le silence du second moyennant une certaine somme d’argent. Celui-ci voulait bien vendre son silence, mais il considéra comme insuffisant le prix que le premier larron lui proposait et exigea le partage à parts égales des bénéfices. L’accord fut conclu et les deux compères poursuivirent de concert pendant un temps leur odieux trafic.

« Méayine yavo ezri »

Mais un jour, l’entente fut rompue. Une discussion s’éleva entre eux, qui dégénéra en dispute. Chacun accusait l’autre de le tromper. Ils en vinrent aux mains, échangèrent des coups. Furieux, le nouvel « associé » alla dénoncer son partenaire d’hier à la police. Le vol fut découvert et le premier voleur arrêté. Il reconnut sans peine les faits : oui, il soutirait illégalement de l’alcool, mais soutint qu’il le faisait contraint par son patron. Cette idée lui était-elle venue spontanément ou est-ce la police qui la lui souffla, je ne sais. Quoi qu’il en soit, tous les torts retombèrent sur moi. Le voleur fut relâché, et on m’arrêta à sa place.

Il fallut de grands efforts à ma famille pour que je sois enfin libéré sous caution en attendant le procès. Aussitôt hors de prison, j’ai couru ici. Je n’ai pas besoin de vous dire combien est grave l’accusation dont je suis victime. Il peut en résulter pour moi rien de moins que la ruine financière et qui sait combien d’années de travaux forcés en Sibérie.

À ce point de son récit, Chmouel Brun s’effondra à nouveau. D’en parler lui donnait une conscience plus aiguë de la gravité de son cas : il vit les juges, les jurés, tous antisémites notoires, et capables d’accepter jusqu’au faux serment d’un voleur, même en étant parfaitement convaincus de sa fausseté. Il poussa un profond soupir en récitant les paroles du Psalmiste : « Méayine yavo ezri ? » – D’où me viendra l’aide ?

Le saint Rabbi avait écouté attentivement le récit de Reb Chmouel. Il réfléchit quelques instants, puis lui dit :

Méayine signifie aussi « de rien ». L’aide de D.ieu vient souvent de la façon la plus imprévue. Aie foi en Lui, et souviens-toi de ceci : s’il t’arrive de rencontrer un Juif dans le malheur, qui s’exclamera comme toi Méayine yavo ezri, aide-le et remplis son ayine. En remplissant son « vide », D.ieu remplira le tien.

Grandement réconforté et se reprenant à espérer, Reb Chmouel rentra chez lui. En pénétrant peu après dans le Beth Hamidrache, il apprit le grand malheur arrivé à un autre Juif de la même ville, juste la nuit précédente : Reb ‘Haïm « le Rouquin » (sa barbe rousse lui valut ce surnom), venait de perdre tout ce qu’il possédait dans un incendie.

Reb ‘Haïm avait une famille nombreuse à nourrir et, de plus, il subvenait aux besoins de sa fille et de son gendre. Ses seules ressources venaient de l’exploitation d’une auberge où il servait aussi des boissons et des repas. Puis l’incendie avait éclaté et le feu avait tout dévoré, les laissant, lui et sa famille, sans même un toit pour les abriter.

Cette catastrophe émut Reb Chmouel à tel point qu’il en oublia ses propres soucis. Quand l’office fut terminé, il se dirigea vers le fleuve où il trouva Reb ‘Haïm errant au milieu des ruines. Voyant ces ruines et cette désolation autour de lui, il s’employa à consoler son ami et à lui redonner courage. Puis il lui demanda de quelle somme il aurait besoin pour pouvoir reconstruire l’auberge. ‘Haïm le lui dit. Alors Chmouel offrit de la lui prêter, sans intérêts, bien entendu.

– Mais que dis-tu là, Reb Chmouel ? Comment accepterais-je un prêt de toi qui te trouves déjà dans une situation si difficile ? Mais surtout n’aie pas de soucis pour moi ; D.ieu est bon, Il ne m’abandonnera pas. D’une manière ou d’une autre, il faudra bien que je trouve une solution à mon problème. Ne disons-nous pas dans Tehilim : « Méayine yavo ezri ? – d’où me viendra l’aide ? » Et tu sais bien la réponse : « L’aide me viendra de D.ieu, le Créateur du ciel et de la terre. »

‘Haïm Sauvé

Soudain, Reb Chmouel se souvint des paroles du Rabbi. N’était-ce pas comme une prophétie qui se réalisait ? N’avait-il pas là l’occasion d’aider un autre Juif en détresse et, ce faisant, de venir en aide à soi-même ? Il insista auprès de ‘Haïm afin qu’il acceptât son offre. Après avoir longtemps résisté, ce dernier finit par céder.

Heureux, Chmouel Brun se rendit en hâte chez lui. Il ne perdit pas de temps même pour prendre quelque nourriture et, emportant la somme promise, il courut trouver ‘Haïm à nouveau et la lui remit.

Ce dernier était ému jusqu’aux larmes. Son ami montrait un tel empressement à lui venir en aide ! Il lui donna sa bénédiction en lui souhaitant encore une fois que le secours de D.ieu ne lui manquât pas, comme il ne lui avait pas manqué, à lui ‘Haïm.

Les semaines passèrent. Le jour de l’audience arriva. Reb Chmouel prit place sur le banc des prévenus ; pendant ce temps ses amis quittaient leurs boutiques et leurs affaires et se réunissaient au Beth Hamidrache pour réciter des Tehilim et prier pour l’acquittement pur et simple de l’infortuné distillateur. Les membres les plus éminents de la communauté, eux, se rendirent à l’audience afin de témoigner de l’intégrité et de l’honorabilité du pauvre Chmouel.

L’anecdote du Juge

Mais pour ce dernier les choses ne semblèrent pas aller pour le mieux, le procureur cita comme témoins les deux employés. C’étaient en fait les seuls coupables. Ils n’en prêtèrent pas moins serment, et affirmèrent que l’orifice secret dans le récipient d’alcool y existait déjà avant qu’ils ne vinssent travailler chez Chmouel et que, s’ils détournaient une certaine quantité d’alcool, c’était parce que leur employeur le leur avait lui-même demandé afin d’échapper au paiement des taxes. Le procureur de son côté fit un discours enflammé décrivant le prévenu comme un escroc de la pire espèce : il acculait ses pauvres employés à la malhonnêteté et ceux-ci s’y soumettaient sous peine de perdre leur emploi. Il demanda, pour l’exemple, la peine la plus sévère. Pour sa défense, Chmouel Brun ne put que protester encore de son innocence. Les vrais coupables étaient ses employés qui l’accusaient d’un vol qu’eux seuls avaient commis, et dont il affirma n’avoir jamais eu connaissance. « D.ieu m’est témoin, je suis innocent ! » s’exclama-t-il les larmes aux yeux.

L’accusation et la défense avaient fait leurs déclarations, tout avait été dit, la parole était désormais aux jurés et au juge. Celui-ci leur résuma l’affaire. Elle se ramenait à une seule question : Qui croire ? Des deux témoins qui avaient reconnu avoir participé conjointement au vol, ou du prévenu qui proclamait son innocence ? C’est ce que les jurés auraient à trancher.

« Je voudrais, pour conclure, vous conter une anecdote qui n’est pas sans rapport avec cette affaire.

Un étranger charitable

« Un jour, un jeune garçon, de noble ascendance, voyageait en chemin de fer. À un point de son long itinéraire, il devait changer de train. À la station prévue, il descendit et, dans l’attente du train de correspondance, entra un moment au buffet de la gare, laissant ses bagages à l’extérieur. Quand il revint, ils avaient disparu. Ils contenaient tout ce qu’il possédait, y compris son argent et son titre de transport. Le garçon fut au désespoir. Il ne savait que faire. Il erra deux jours durant d’un coin à l’autre de la gare, dormant sur une banquette de bois, affamé et malheureux. Nul ne semblait prêter attention à lui, et il était trop fier pour tendre la main, demander l’aumône ou une aide quelconque.

« À un moment, un autre voyageur, un jeune négociant, arriva dans la même gare. Il remarqua le garçon. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il n’avait pas mangé depuis longtemps. Son apparence pourtant le surprit. Loin de ressembler à un paysan, tout en lui témoignait au contraire d’une origine aristocratique. L’étranger emmena le garçon au restaurant des premières et le pria de prendre un repas en sa compagnie. Son invitation fut acceptée avec gratitude. Pendant qu’ils étaient à table, le garçon confia au jeune négociant sa mésaventure. Le repas, terminé, ce dernier prit un billet pour permettre à son invité de poursuivre son voyage, et le lui offrit. Il lui donna aussi un peu d’argent, et ne le quitta que lorsqu’il eut vu partir le train où il l’avait fait monter. Avant de se séparer de son bienfaiteur, le garçon lui avait demandé son nom et son adresse afin qu’il pût au moins s’acquitter de sa dette. Mais l’étranger refusa en disant qu’un jour le garçon, devenu un homme, aurait sûrement l’occasion de venir en aide à un autre en détresse. Cela, et cela seulement, ajouta-t-il, serait sa récompense. »

Non coupable !

Chmouel Brun, trop absorbé par ses pensées, ne suivit guère le récit du magistrat. Puis, peu à peu, l’anecdote commença à éveiller un souvenir profondément enfoui dans sa mémoire...

« Messieurs les jurés, conclut le juge, ce jeune garçon dont je viens de vous conter la mésaventure n’était autre que moi-même. Et le généreux étranger qui m’a secouru dans ma détresse, que le prévenu Chmouel Brun qui est devant vous et que vous allez juger. Des années durant, j’ai chéri le souvenir de son regard si plein de bonté, avec l’espoir qu’un jour viendrait où je pourrais m’acquitter de ma dette envers lui. Je ne l’ai point reconnu au premier abord quand il s’est présenté à l’audience. Les paroles de celui qui était encore un inconnu pour moi avaient le ton de la vérité. Je l’ai cru. Puis, tout à coup, je l’ai reconnu. Cet homme n’est pas un imposteur et moins encore un voleur. Celui qui a été si charitable à l’égard d’un inconnu en détresse, lui a fait don, sans espoir de retour, d’une somme d’argent importante, celui-là ne peut aimer l’argent au point de commettre un écart aussi grave que celui qui lui est imputé. La décision est entre vos mains. »

Il ne fallut que quelques minutes de délibérations pour que le verdict fût rendu : « Non coupable ! »

Reb Chmouel ne l’entendit pas tout de suite. Son esprit était tout occupé par les paroles de son saint Rabbi : « Remplis le vide d’un autre en détresse, et D.ieu remplira le tien. »