Dans une petite ville vivait autrefois un Juif réputé pour sa grande hospitalité. Il s’appelait Reb Abraham. Reb Abraham était loin d’être un riche, mais cependant, il tenait à partager sa dernière bouchée avec n’importe qui : un émissaire d’une yéchivah chargé de ramasser des fonds et de passage dans la petite ville, un mendiant ou un hôte quelconque. Tout le monde savait que la maison de Reb Abraham restait toujours les portes grandes ouvertes. Quiconque avait faim était sûr d’y trouver un repas, un endroit pour passer la nuit et même une aumône respectable.
Un jour, un hôte de marque lui rendit visite. C’était son propre professeur d’antan, Rabbi Yechaïelé, qui jouissait d’une renommée de grande sagesse.
Le Tsadik fut très content de contempler le mode de vie menée par Reb Abraham, sa largesse et sa franche hospitalité. Il ne manqua pas de s’apercevoir très vite que les libéralités de Reb Abraham dépassaient de loin la mesure, puisqu’il rendait à autrui ses derniers deniers tandis que lui-même et sa famille se contentaient d’une croûte de pain pour pouvoir pratiquer l’hospitalité de façon généreuse.
Aussi, avant de partir, le Tsadik le bénit en lui souhaitant que D.ieu le rende prospère afin qu’il puisse continuer à pratiquer l’hospitalité, mais dans l’abondance.
Peu de temps après, Reb Abraham s’aperçut que la bénédiction du Tsadik portait ses fruits. Sa modeste épicerie lui fit réaliser des bénéfices énormes et quasi miraculeux. Il devint un grand brasseur d’affaires et, là encore, la chance lui sourit. En un mot, Reb Abraham était devenu riche et prospère.
Mais la richesse constitue une épreuve et Reb Abraham ne s’aperçut pas immédiatement de cette embûche. Peu à peu, sans savoir comme il y était parvenu, le temps commença à lui manquer pour étudier la Torah et pour faire ses prières ainsi qu’il avait jadis l’habitude de le faire. Finalement, il ne trouva même pas de temps pour s’occuper des pauvres, des gens de passage, et des émissaires des yéchivoth chargés de ramasser des fonds pour leurs établissements. Ce genre d’affaires, ses serviteurs furent chargés de s’en occuper. Être reçu par Reb Abraham lui-même était chose presque impossible. Il restait toute la journée dans ses bureaux, en homme occupé qu’il était, entouré de marchands, de riches et d’une cohorte d’employés.
Il est vrai qu’on pouvait encore obtenir de lui une somme rondelette en guise de contribution pour une bonne œuvre par l’intermédiaire de son secrétaire particulier. Mais il y manquait l’ancienne amabilité, et l’empressement d’autrefois. Quant à l’hospitalité proprement dite, c’est-à-dire la possibilité de manger à sa table ou de passer la nuit dans sa maison, n’en parlons plus.
Les gens disaient bien que le généreux Reb Abraham n’était plus ce qu’il était autrefois. C’est que la richesse lui avait tourné la tête et durci le cœur. C’était d’autant plus dommage qu’il était autrefois si généreux, si aimable, si hospitalier.
II
Entre-temps survint une affaire de rançon qui devait être payée en échange de prisonniers, et le Tsadik délégua un émissaire chargé de la mission de faire la quête pour obtenir la somme nécessaire. Il recommanda tout particulièrement à son émissaire de ne pas manquer de rendre visite à Reb Abraham, d’essayer d’obtenir de lui une somme importante et de voir en général comment il allait et de quelle façon il se conduisait dans sa situation élevée.
Le rapport sur Reb Abraham fait par l’émissaire à son retour ne manqua pas de causer au Tsadik un chagrin très vif. « Que ma bénédiction, pensa-t-il, soit la source, D.ieu nous en garde, d’une telle déchéance, voilà qui est attristant. Aussi dois-je m’efforcer d’y porter remède. » Cette décision prise, il se mit aussitôt en route, et il ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint la petite ville où habitait Reb Abraham.
Arrivé à la grande et belle maison de Reb Abraham, le Tsadik envoya son serviteur annoncer sa visite.
Le serviteur du Tsadik eut beaucoup de mal à transmettre son message. Il fut accueilli tout d’abord par plusieurs serviteurs, un placé plus haut que l’autre, et chacun exhibant un autre prétexte pour lui barrer l’accès à Reb Abraham lui-même. Selon l’un, Reb Abraham n’était pas à la maison, selon l’autre, Reb Abraham n’était pas encore levé, un troisième prétendit que Reb Abraham était en train de boire son café, tandis que le quatrième prétendait que le maître ne recevait que l’après-midi.
Ne pouvant lui-même voir le magnat, le serviteur du Tsadik demanda qu’on annonce à Reb Abraham la venue de Rabbi Yechaïelé et que celui-ci désirait le voir sans tarder.
Ayant appris le nom du quémandeur, Reb Abraham se dépêcha et sortit dans la cour où son ancien professeur, dans sa voiture, l’attendait. Il le salua respectueusement et lui demanda de lui faire le grand honneur d’être son hôte.
III
Le Tsadik accepta l’invitation et entra dans la maison de Reb Abraham. Il fut ébloui par la richesse de l’intérieur, mais il eut beau chercher partout un de ces hôtes de passage qui remplissait autrefois la maison.
Le visage du Tsadik s’assombrit. Il s’approcha de la fenêtre et laissa errer ses yeux dehors.
Quelques minutes après, il invita le maître de maison à la fenêtre et lui demanda : « Dis-moi, qui donc passe là ? »
– Mais c’est Yankel le tailleur, répondit Reb Abraham. Il vient de la synagogue. C’est un Juif honnête, mais il est malheureusement très pauvre...
– Et qui est cette personne ?
– C’est une veuve très pauvre. Elle fait les marchés en quête d’un gagne-pain pour nourrir ses nombreux orphelins. C’est une grande pitié...
– Et qui est celui-ci encore ? demanda à nouveau le Tsadik.
– Mais c’est Bentzé, le porteur d’eau, répondit Reb Abraham, tout étonné de l’intérêt que son Rabbi portait aux passants.
Le Rabbi tourna le dos à la fenêtre et se mit à arpenter le salon à grands pas. Soudain, il fit halte devant un grand miroir suspendu au mur. Il fit signe à Reb Abraham de l’approcher et se mettant à côté lui posa la question que voici :
– Qui vois-tu dans ce miroir ?
– Mais je m’y vois moi-même, répondit Reb Abraham, surpris de cette étrange question.
– Dis-moi, Reb Abraham, sais-tu de quoi un miroir est fait ?
– Il est fait de verre, répondit Reb Abraham.
– Et la fenêtre ?
– Aussi de verre.
– Je ne comprends plus rien, dit le Rabbi, avec une feinte naïveté. Ceci est du verre, et cela est du verre. Mais pourquoi à travers le verre de la vitre tu vois tout le monde, mais dans le miroir tu ne vois que toi seul ?
– C’est très simple, répondit Reb Abraham. Le verre de la vitre est pur et clair : c’est pourquoi il est transparent. Mais le verre du miroir est argenté de l’autre côté. C’est la raison pour laquelle on ne se voit que soi-même.
– Si c’est ainsi, je comprends tout, maintenant, répondit le Rabbi. Lorsque ce n’est pas couvert d’une couche d’argent, on voit tout le monde. Mais si c’est argenté, alors on ne voit que soi-même. Oui, oui, c’est étrange, mais voyons. On pourrait peut-être enlever cet argent, le gratter, n’est-ce pas, mon bon ami ?
– Mais oui, bien sûr...
Reb Abraham ne termina pas sa phrase. Il avait saisi ce que son Rabbi voulait dire, et des larmes apparurent dans ses yeux. Il comprit qu’avant d’avoir été « argenté », avant d’être riche, il était comme un verre pur et il pouvait voir tout le monde. Mais maintenant, il ne voyait que lui-même. Oui, il s’était égaré, il n’avait pas résisté à l’épreuve.
Un profond sentiment de regret le saisit et, d’une voix brisée, il demanda à son hôte :
– Rabbi, le repentir peut-il m’être encore de quelque utilité ?
– Mais oui, c’est pour te faire repentir que je suis venu te voir. Je ne voulais pas croire que tu aies pu te transformer à tel point. J’ai nourri l’espoir que ton cœur ne s’est pas durci comme la pierre et qu’il ne sera pas nécessaire de t’enlever ta richesse, de gratter ton argent de toi,
Reb Abraham promit solennellement de faire un retour sur lui-même et de redevenir aussi hospitalier, aussi généreux qu’autrefois. Sa maison resterait à nouveau ouverte à tous ceux qui pourraient avoir recours à son aide.
Le lendemain, il organisa un grand banquet – dit « Séoudath Mitsva » – pour marquer son retour dans la bonne voie, banquet auquel il invita tous ses vieux amis, c’est-à-dire tous les pauvres de la ville. Il leur confessa son inconduite et leur annonça son repentir en leur demandant pardon.
Afin de se rappeler toujours les paroles de son Rabbi, Reb Abraham gratta un coin du miroir et en enleva l’argent. Désormais, en jetant un coup d’œil dans ce coin du miroir, Reb Abraham ne s’y refléta plus tout seul... Et lorsque quelqu’un lui demandait la signification de la tache dans le miroir, Reb Abraham, en toute franchise, lui racontait l’histoire de son repentir.
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