Dans une petite ville d’Ukraine vivait un négociant juif nommé Akiva. C’était un homme très pieux et charitable et tout le monde le respectait dans sa communauté. Les années s’écoulaient, Akiva se faisait vieux. Il décida de se rendre en Terre Sainte passer les dernières années qui lui restaient à vivre. Il y mourrait et serait enterré dans la terre sacrée de ses ancêtres. Les Juifs de la petite ville ukrainienne reçurent la nouvelle avec des sentiments mitigés. D’une part, ils avaient du chagrin : ils savaient que la ville ne serait plus tout à fait la même après le départ d’Akiva ; d’autre part, ils étaient heureux pour lui et même, il faut bien le dire, l’enviaient. Il avait la chance de pouvoir aller en Terre Sainte. Quel Juif ne caressait pas, au fond de son cœur, un rêve si doux ?
Akiva partit. Mais nul ne l’oublia. Beaucoup de ses anciens concitoyens se demandaient souvent ce qu’il advenait de lui. Ils ne savaient même pas s’il était parvenu à destination. Car, en ce temps-là, un tel voyage était une entreprise longue, difficile et pleine de dangers.
Qu’on imagine leur surprise quand, un jour, ils le virent revenir soudain dans sa ville natale ! Il ne s’était pas passé une année depuis son départ pour la Terre Sainte, et voilà qu’il était de retour !
On se pressa autour de lui, on voulait voir cet être merveilleux qui était allé en Terre Sainte, et l’écouter parler du pays des ancêtres tant aimé. On lui posa une foule de questions, il répondit à toutes. Oui, il était allé à Jérusalem, il avait visité le Mur des Lamentations, le tombeau de notre Mère Rachel, Hébron et la Grotte de Makhpélah, Tibériade, Safed, Méron et les autres lieux saints. « Ces lieux respirent la sainteté, et l’on sent comme si l’on caressait de sa main chaque caillou du sol », leur dit-il.
– Mais alors pourquoi es-tu revenu, Akiva ? demandèrent-ils.
À cette question une ombre de tristesse voila son regard, mais cette fois il ne répondit pas.
Peu après son retour, Akiva tomba malade. Il s’affaiblissait de jour en jour. Il comprit que désormais ses jours sur cette terre étaient comptés, et qu’il ne tarderait pas à rendre son âme au Créateur. Il fit appeler les gabbaïm (chefs) de la ‘Hevrah Kadichah (société des pompes funèbres juives). Ils vinrent, s’assirent à son chevet et attendirent que le mourant leur donnât ses instructions concernant les obsèques et leur dît ce qu’il avait à leur dire avant de mourir. Assis, ils attendirent longtemps au milieu d’un silence solennel. Akiva ne soufflait mot. Finalement, ils se levèrent et lui souhaitèrent une refouah chelémah (un complet rétablissement). Le vieil homme les remercia d’avoir répondu à son appel, et les pria de revenir le lendemain.
Reb Akiva raconte
Les Gabbaïm revinrent et attendirent, comme la veille, longtemps. Cette fois encore, Akiva ne parla point, sinon pour leur demander, après un long silence, de revenir le jour suivant. Quelque peu mécontents, ils revinrent. Et cette fois, Akiva parla aussitôt :
– Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous ai prié de revenir, puis encore une fois de revenir. Vous vous demandez certainement aussi la raison de mon retour de Terre Sainte. Je vais vous le dire :
« Voyez-vous, j’avais l’habitude de me rendre chaque année à la foire de Berditchev pour acheter et vendre des marchandises. Chaque fois que je me trouvais là, je passais au moins les Chabbats en compagnie du saint Rabbi Levi Its’hak, bénie soit sa mémoire et que ses mérites nous protègent. Un dimanche matin, de bonne heure, je m’en fus à la maison du Rabbi. Il récitait les bénédictions et les prières préliminaires du matin. Je m’asseyais sans faire de bruit et écoute avec dévotion les paroles saintes qui sortent de ses lèvres. Mais voilà qu’un homme entra précipitamment. Bouleversé et les yeux pleins de larmes, il raconta au Rabbi qu’une importance somme d’argent lui avait été volée et que, pour comble de malheur, elle ne lui appartenait pas. Il n’en était que le dépositaire, plusieurs marchands lui ayant demandé de faire des achats pour leur compte. Après ce malheur, personne n’aurait plus confiance en lui et il ne pourrait plus, de quelque façon que ce soit, gagner sa vie ? Dès lors, comment pourrait-il restituer l’argent qui lui a été confié ?
Une part dans la vie future
« Le Rabbi l’invita à se calmer, puis lui demanda :
– Y a-t-il quelqu’un que tu soupçonnes de ce vol ?
– Oui, la servante de l’auberge, répondit l’homme.
La servante fut convoquée. Elle avait les yeux rouges d’avoir beaucoup pleuré. Elle éclata à nouveau en sanglots, jurant qu’elle était injustement accusée, mais que personne ne la croyait et son maître, l’aubergiste, l’avait battue et menacé de la renvoyer.
Pourtant, elle était innocente, jurait-elle. Son père, un pauvre porteur d’eau qui l’avait accompagnée chez le Rabbi jurait lui aussi, sur ce qu’il avait de plus sacré, que sa fille était honnête et se demandait si tout cela n’est pas simplement un coup monté par le plaignant dans le but de s’approprier frauduleusement la somme qui lui avait été confiée. De son côté, l’aubergiste n’en démordait pas, il continue à accuser la bonne. Pendant ce temps, les cris et les pleurs avaient attiré une foule de curieux et la confusion était à son comble.
Le tout dernier jour
Mais le Rabbi imposa silence à tout le monde et dit : « Je ne doute pas qu’un vol a été commis, mais en même temps je suis sûr que la jeune fille est innocente. Si l’un des présents est prêt à poser cette somme sur la table, je lui donne ma parole qu’il aura une part dans la vie future ! »
En entendant ces mots, je m’avançai et dis : « Rabbi, me le donneriez-vous par écrit ? » « Oui », répond-il. J’ai alors tiré ma bourse de ma poche, j’ai compté l’argent et j’ai mis sur la table la somme en question.
Le saint Rabbi la prit et la tendit au plaignant. Il dit quelques paroles affectueuses à la bonne, la bénit demandant au Tout-Puissant de la récompenser pour la dédommager de la honte et de la peine subies injustement. Et tout le monde s’en fut, satisfait.
Le saint Rabbi termine ses prières, puis il demande à son chammach de lui apporter du papier et de quoi écrire et coucha sur une feuille cette phrase : « Ouvrez les portes du Gan Eden au porteur de ce billet », et il signa.
En me le remettant, il me recommanda de n’en rien dire à personne jusqu’au dernier jour de ma vie. À ce moment la, je convoquerais les gabbaïm de la ‘Hevrah Kadichah et leur donnerais des instructions pour que, moi mort, ils me mettent ce billet dans la main et m’enterrent ainsi.
Le jour suivant, quand j’arrivai chez le Rabbi, il ouvrit un tiroir et en retira la somme que j’avais offerte la veille. Il dit : « Hier soir, l’homme qui avait volé l’argent est venu me trouver et a avoué être l’auteur du vol. Il n’avait jamais volé auparavant. Cette fois, cependant, la tentation avait été trop forte. Mais la générosité de celui qui avait accepté, pour venir en aide à un frère en détresse, de faire don de la somme au risque d’être soupçonné lui-même du méfait l’avait ému. Ainsi, conclut le Rabbi, si tu veux rentrer en possession de ton argent, tu peux le prendre, en échange du billet que je t’ai donné. »
Je refusai et suggérai au Rabbi de remettre la somme à la pauvre fille injustement accusée. Ce qui le mit au comble du bonheur.
Inutile d’ajouter que je considérais ce billet comme la chose la plus précieuse que je pusse posséder. Pour plus de sûreté, je le plaçai dans la reliure de mon vieux Sidour.
Avant mon départ pour la Terre Sainte, je fis don de la plupart de mes livres saints au Beth Hamidrache. Parmi eux, j’avais, par inadvertance, inclus mon vieux Sidour. C’est la raison pour laquelle je suis revenu...
Les Gabbaïm écoutaient en silence. Akiva fit une pause. Il respira profondément, puis conclut :
« Hier et avant-hier, sur ma demande, vous êtes venus me trouver, j’ai senti qu’il me restait encore un peu de forces. Aujourd’hui, je sens que c’est mon dernier jour sur cette terre. Je vous prie donc de veiller à ce qu’on m’enterre, le billet du saint Rabbi de Berditchev dans la main. »
À ces mots, Akiva récita ses dernières prières, ferma les yeux et, le visage empreint de bonheur et de paix, mourut. Il savait qu’au ciel sa place l’attendait.
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