I

Nous irons loin, bien loin, jusqu'en Russie et sa vaste campagne. Là se situe notre histoire qui nous ramène fort en arrière, à un âge bien révolu. On n'avait pas encore inventé le chemin de fer ni aucune machine. Les routes étaient grossièrement tracées à travers les terres, ni asphalte, ni pavés ne les recouvraient. Les voyages étaient extrêmement difficiles et fastidieux. Aussi, afin d'éviter des déplacements si pénibles, les commerçants des bourgs et des villages n'avaient-ils d'autre choix que de confier à un concitoyen honnête et respecté le soin des transactions qu'ils désiraient effectuer dans la grande ville. Il était en quelque sorte leur commis voyageur. Une ou deux fois par semaine, il entreprenait le voyage à la ville, où il troquait leurs matières premières et leurs produits agricoles – les peaux et le blé – contre des produits manufacturés. Il y faisait aussi, pour leur compte, des achats.

Les habitants du bourg de Khmelnik, situé à une petite distance de la ville de Berditchev, avaient choisi pour ce travail un Juif, Maître Simon, dont la probité autant que la piété étaient notoires. Chaque dimanche, ce dernier faisait le tour des boutiquiers, des fermiers et des négociants, recueillant argent et commandes à exécuter à la ville. Puis Bérel, son cocher, attelait les chevaux, et tous deux partaient pour Berditchev.

Un jour, le sort porta à Maître Simon un coup cruel. Il se trouvait dans un magasin et venait d'acheter quelques articles figurant sur sa liste. Portant la main à sa ceinture pour payer, il fut surpris de constater qu'elle n'était plus autour de sa taille. Fébrilement il fouilla dans ses poches, sans plus de succès. La circonstance était grave ; à mesure qu'il en prenait conscience, une pâleur mortelle envahissait son visage L'instant d'après, dans un soupir où s'exhalait toute son amertume, il eut à peine le temps de gémir : « O sort infortuné ! L'argent est perdu ! » et il s'effondra sur le sol sans connaissance.

Le commerçant se précipita pour lui porter secours. Il lui aspergea le visage avec de l'eau froide, mais ne réussit pas à le ranimer. Maître Simon gisait évanoui dans la boutique. Le marchand se précipita dans la rue pour chercher de l'aide. Une foule curieuse commençait à se former quand peu à peu le malheureux revint à lui.

L'un des négociants du voisinage, que la scène avait attiré, lui dit alors d'un ton sarcastique :

– Vraiment, vous m'étonnez, Maître Simon. Comment se fait-il que vous, un homme plein d'expérience, n'ayez pas pris soin de bien garder l'argent qui vous était confié ? Vous savez pourtant combien il faut veiller à ces sortes de choses !

Oh, mon ami, répondit l'infortuné, pourquoi tourner le couteau dans la plaie ? N'ai-je pas toujours gardé avec la plus grande vigilance l'argent des autres ? Et en ai-je jamais perdu même un kopeck ? Les sommes qui m'ont été confiées se trouvaient dans une ceinture de cuir que j'avais autour de la taille et dont je ne me séparais jamais. Mais voilà, maintenant ceinture et argent ont disparu. Comment pourrai-je retourner à Khmelnik ? Comment pourrai-je regarder en face les pauvres gens qui luttent si durement pour amasser ce que je leur ai perdu ?

Les plaintes angoissées de Maître Simon émurent les hommes attroupés. L'un d'eux suggéra :

– Pourquoi ne pas amener ce malheureux à la maison de notre cher rabbin ? D.ieu parle par sa bouche ; peut-être ses paroles apporteront-elles un soulagement à sa douleur.

II

Rabbi Levi Yits’hak de Berditchev célébrait ce jour-là un « Siyoum » (l'achèvement de son étude d'un tome du Talmud). Réunis autour de lui et s'honorant de participer au saint et joyeux repas se trouvaient les hommes les plus sages et les plus doctes de Berditchev.

Le rabbin avait à peine fini de prononcer les derniers mots que la porte s'ouvrit. Maître Simon et les quelques hommes qui raccompagnaient entrèrent.

– Cher Rabbi, dirent ces derniers, ce malheureux a grand besoin de votre aide.

Et ils entreprirent de raconter ce qui était arrivé à Maître Simon. Tandis que le rabbin et ses convives écoutaient attentivement le triste récit, l'un des présents l'interrompait pour s'enquérir, tantôt du montant exact perdu, tantôt du genre de ceinture où l'argent était gardé. Quand les hommes eurent terminé leur narration, le rabbin se tourna vers Simon et lui dit : « Ne désespère pas, mon ami. Aie confiance en D.ieu et Il te dédommagera de ta perte. »

Ces paroles firent sur Maître Simon l'effet d'un baume et il en éprouva un grand soulagement. Il but le verre de vin que le rabbin lui offrait. De temps en temps, cependant, un soupir lui échappait. Puis, l'un des invités se leva et s'adressant au rabbin de Berditchev, il dit :

– J'ai une occasion extraordinaire de faire une bonne action, mais je crains d'avoir trop attendu. Aussi je vous prie, saint Rabbi de me permettre de me retirer afin que je puisse accomplir l'un des préceptes de notre sainte Torah.

Environ une demi-heure plus tard, l'homme revint, tenant dans la main une ceinture de cuir remplie de pièces d'argent. S'adressant à Maître Simon, il dit :

- J'ai trouvé cette ceinture. Peux-tu fournir la preuve qu'elle t'appartient?

Maître Simon ne pouvait en croire ses yeux. Sa joie était si grande qu'il n'arrivait pas à proférer un seul mot. D'ailleurs, l'homme n'attendit pas sa réponse et poursuivît :

– La plupart des ceintures se ressemblent tellement qu'il est difficile de les distinguer l'une de l'autre. Si les caractéristiques de celle-ci ne peuvent constituer une preuve, le montant de la somme qu'elle contient en serait une incontestablement.

Et ils commencèrent à compter les pièces d'argent. Le cœur de Maître Simon battait à se rompre tandis qu'il taisait et refaisait en silence une prière : « D.ieu bien-aimé, faites que ce soit... »

– Exactement trois cent cinquante-trois roubles, lancèrent les hommes qui comptaient.

Aussitôt un cri unanime se leva dans l'assistance : « La ceinture est bien celle de Maître Simon ! »

– D.ieu soit loué ! s'écria ce dernier, des larmes de joie brillant dans ses yeux. Il courut vers l'homme qui avait apporté la ceinture et l'embrassa avec enthousiasme. Mais celui-ci lui dit :

– Tu ne me dois aucune gratitude, Maître Simon. Je n'ai fait que mon devoir de Juif fidèle à la Torah.

III

Quelques instants après, un bruit de pas précipités se fit entendre à l'entrée de la maison. Puis la porte de la pièce s'ouvrit avec fracas et un homme en proie à la plus grande excitation apparut. Sans saluer personne, il alla droit vers Maître Simon et commença à bégayer fébrilement :

– Je l'ai trouvé, je... l'ai toute trouvée... tout a été trouvé !

Chacun des présents était saisi ; mais le visage du Rabbi de Berditchev s'éclaira et, levant les bras au ciel, il s'exclama :

– Mon D.ieu, qui est pareil à Ton peuple Israël en fait d'actions gratuites et charitables ?

Bérel, le cocher (car c'était lui), tira alors de sa poche une ceinture en cuir et la tendit à Maître Simon. Stupéfait, ce dernier dit à Bérel :

– Mais que veux-tu dire ? L'argent a déjà été trouvé !

– Juifs, mes frères, avez-vous jamais vu rien de semblable ? s'écria le cocher avec impatience. Je lui rends son argent et c'est lui qui refuse de le prendre ! Que t'arrive-t-il, Maître Simon, pourquoi ne reprends-tu pas ton bien ?

Simon en était interloqué, il ne comprenait rien, il hésitait. Voyant son indécision, l'homme de la première ceinture lui dit :

– Qu'as-tu à prêter l'oreille à cet intrus ? Ne t'ai-je pas restitué déjà ta ceinture ?

– Mais c'est impossible ! cria Bérel. C'est moi, et moi seul, qui ai trouvé la ceinture de Simon. C'est à moi que revient cette bonne action.

Puis, s'adressant à Maître Simon, il continua :

– Ne te rappelles-tu pas comment tu l'as perdue ? Quand tu es allé te laver dans le ruisseau, ne l'as-tu pas sentie glisser de ta taille et tomber? Quand je suis arrivé moi-même à ce cours d'eau pour donner à boire à mes chevaux, j'ai trouvé ta ceinture au bord de l'eau. Je t'ai alors appelé, mais tu étais déjà trop loin, tu n'as pas entendu. J'ai crié jusqu'à en perdre la voix, mais en vain. Maintenant que je te retrouve, prends ce qui t'appartient et laisse-moi bénéficier de l'accomplissement de cette rare Mitsva !

Maître Simon finit par se rendre à l'évidence. Bérel était réellement celui qui avait trouvé sa ceinture. Il s'apprêtait à tendre la main pour la saisir quand, à nouveau, l'autre homme s'adressa à Bérel :

– Mon ami, pourquoi dis-tu toutes ces bêtises ? Maître Simon a déjà sa ceinture. Quant à toi, D.ieu t'a accordé de trouver quelque chose que tu peux, légalement garder.

Bérel commençait à se fâcher. Se redressant de toute sa taille, il dit sur un ton de provocation :

– Qui te crois-tu pour me priver ainsi d'une occasion d'accomplir une Mitsva ? Vous, les riches, disposez de mille circonstances pour faire de bonnes actions. Moi, je suis pauvre, et nous sommes en présence d'une Mitsva bien rare. Elle est à moi, je ne permettrai à personne de me l'enlever !

Et les yeux pleins de larmes, il demanda son aide au rabbin. Il raconta à nouveau toute l'histoire, sa découverte, et sa joie d'avoir le privilège d'accomplir une Mitsva si rare.

– Et toi, Maître Yéhouda, qu'as-tu à répondre à cela ? demanda le rabbin à l'homme qui avait apporté la première ceinture.

– Je soutiens, fit celui-ci, que D.ieu, voyant la pauvreté de mon concurrent, lui a envoyé cette trouvaille comme présent. Qu'il garde donc la ceinture qu'il a trouvée. Il n'y a pas de doute que D.ieu prendra sa bonne intention pour l'action elle-même.

Enfin, le rabbin, ayant entendu les arguments des deux parties, déclara :

– Conformément aux lois de notre Torah, deux témoins sont nécessaires pour contrôler les affirmations de chacun de vous. Maître Simon semble prendre le parti de Bérel ; mais cela ne fait toujours qu'un seul témoin. Pour compenser, l'adversaire devra renforcer ses assertions au moyen d'un serment. Aussi, Maître Yéhouda, si tu persistes à affirmer que tu as bien trouvé la ceinture, donnes-en la parole d'honneur ; ainsi la Mitsva sera pour toi.

Alors Yéhouda se leva et dit :

– D.ieu m'est témoin que j'ai seulement voulu venir en aide à un frère juif en détresse, de la manière la plus honorable que je connaisse. Mais je ne puis mentir. Bérel, la Mitsva est vraiment pour toi.

Là-dessus, Bérel et Yéhouda se serrèrent la main et se donnèrent l'accolade. Les yeux de Rabbi Levi Yits’hak de Berditchev se mouillaient de larmes tandis qu'il disait :

« O heureux Juifs que vous êtes ! D.ieu est fier de vous ! Tu ne peux périr, Israël, tant que tu sanctifies ainsi Son Nom. Tu es béni, vraiment béni ! »