La plus grande catastrophe qu’ait connue le judaïsme en exil au cours du Moyen Âge fut la série de persécutions et d’expulsions des Juifs espagnols et portugais vers la fin du quinzième siècle. L’une des grandes lumières d’Israël, destinée à traverser toutes les étapes de ce drame tragique, fut Rabbi Abraham Zacuto, le célèbre auteur du « Sefer HaYou’hassine », la première véritable chronique juive.
Rabbi Abraham Zacuto est né à Salamanque vers le milieu du quinzième siècle. Le décor était alors planté pour la terrible tragédie qui allait détruire le plus grand centre culturel juif en exil. Une campagne organisée par l’Église catholique pour exterminer le judaïsme commençait à prendre forme. Salamanque, siège d’une grande partie de l’enseignement chrétien et juif, était relativement calme et les Juifs étaient autorisés à poursuivre leurs activités commerciales et professionnelles. La famille Zacuto appartenait à la noblesse juive et le jeune Abraham eut toutes les chances d’acquérir une éducation juive approfondie sous la direction du célèbre rabbin Isaac Aboab, avec lequel il émigra plus tard au Portugal. Dans le même temps, le jeune et brillant noble juif reçut une éducation séculière qui fit de lui un personnage remarquable parmi les jeunes érudits chrétiens de son époque.
Zacuto devint rapidement célèbre en tant qu’excellent mathématicien et astronome. Grâce aux efforts de l’évêque de Salamanque, grand amateur d’astronomie, Rabbi Abraham Zacuto se vit attribuer la chaire d’astronomie et de mathématiques de l’ancienne université de Salamanque. En remerciement, Rabbi Abraham Zacuto lui dédia son premier et plus célèbre ouvrage astronomique, intitulé « Biour Lou’hoth », écrit dans un hébreu excellent et érudit. Il fut immédiatement traduit en latin, sous le titre « Almanach Perpetuum », et fit une immense impression sur le monde savant. Cet ouvrage avait une grande valeur pratique, car il constituait un outil indispensable pour les grands voyageurs qui étaient sur le point d’ouvrir la nouvelle ère de l’exploration.
Jusqu’alors, quiconque partait en voyage devait suivre les anciennes routes le long des côtes de la Méditerranée, ou d’autres routes maritimes connues, car il n’y avait rien pour guider le voyageur en haute mer. L’Almanach de Rabbi Abraham Zacuto était un calendrier concis des constellations des sept planètes. Après sa publication, aucun des célèbres découvreurs ne partait sans l’Almanach de l’astronome juif. Grâce à celui-ci, ils pouvaient désormais quitter les routes habituelles et s’aventurer dans les mers inconnues à la recherche de nouveaux horizons. Rabbi Abraham Zacuto devint célèbre grâce à cet ouvrage important. Les grands astronomes du monde entier correspondaient avec lui et sollicitaient ses conseils et avis.
Après plusieurs années d’enseignement à l’université de Salamanque, le jeune rabbin fut appelé à la Haute Université de Saragosse, où un cercle encore plus large d’érudits se pressait pour écouter ses cours de mathématiques et d’astronomie.
Lorsque la grande tragédie de 1492, l’expulsion des Juifs d’Espagne, fut décrétée par le cruel Ferdinand et l’encore plus cruelle Isabelle, Rabbi Abraham Zacuto se vit promettre les plus grands honneurs et une abondance de richesses s’il abandonnait sa foi juive. De hauts dignitaires de l’Église lui offrirent leur patronage.
Rabbi Abraham était cependant un Juif profondément pieux. Jamais, au cours de sa brillante carrière, il n’avait renoncé à un iota de sa foi. Il avait toujours trouvé beaucoup de temps pour l’étude et l’enseignement du Talmud parmi ses frères juifs de Salamanque et de Saragosse. C’est pourquoi il rejeta toutes les offres de richesses et d’honneurs en échange de la trahison du judaïsme. Rabbi Abraham partagea volontairement le sort des centaines de milliers de Juifs malheureux qui durent tout abandonner à la recherche de nouveaux rivages.
Plus de cent mille Juifs espagnols avaient obtenu la permission d’entrer au Portugal, au moins temporairement, après avoir payé de grosses sommes d’or au roi Jean II, très avide. Ce monarque n’aimait pas plus les Juifs que ses ennemis personnels, les souverains d’Espagne. Mais l’espoir de s’approprier une grande partie des richesses des Juifs espagnols l’avait incité à leur accorder un refuge temporaire.
Rabbi Abraham Zacuto fut l’un de ceux qui passèrent au Portugal. Il s’installa à Lisbonne, où plusieurs astronomes et médecins juifs célèbres l’invitèrent à les assister à la cour.
À peine arrivés au Portugal, les immigrants espagnols appauvris furent frappés de plein fouet par des épidémies qui les décimèrent par milliers. Le cruel roi Jean profita de l’occasion et des protestations de la population fanatisée pour débarrasser le pays de ces réfugiés détestés. Il leur fournit des bateaux pour qu’ils traversent les mers vers de nouveaux pays, mais leur imposa de cruelles limitations : ils devaient prendre la mer sans nourriture suffisante ; ils n’avaient pas le droit de débarquer dans un port, ni d’y prendre des provisions. C’est ainsi que beaucoup périrent en mer. Seul un petit pourcentage d’entre eux s’en sorti avec la vie sauve et s’installa en Afrique ou dans un autre pays.
Rabbi Abraham Zacuto se sentait redevable envers le Portugal qui lui avait offert, ainsi qu’à beaucoup de ses frères, un refuge après la cruelle expulsion d’Espagne. Il pensait consacrer des années de service dévoué au pays de son refuge ainsi qu’à son propre peuple, que sa position à la cour lui permettrait d’accomplir.
À cette époque, Vasco de Gama travaillait sur son projet de navigation vers l’Inde et ses fabuleuses richesses. Le roi Jean avait déjà considéré ce projet d’expédition. Le roi Manuel s’y attela sérieusement. Rabbi Abraham Zacuto ayant soutenu ce projet à la cour avec toute son influence et sa persuasion, Vasco de Gama fut finalement chargé d’entreprendre son voyage. Pour ce long voyage, Vasco de Gama, qui avait un capitaine juif du nom de Gaspar, utilisa un astrolabe construit en métal et non en bois, à la suggestion de Rabbi Abraham Zacuto. Grâce aux tables et à l’astrolabe de ce sage astronome, le célèbre voyageur put effectuer sa traversée de l’océan en se guidant sur les étoiles.
Cependant, Rabbi Abraham Zacuto fut mal récompensé pour les grands services qu’il avait rendus à la cour et au pays. Le destin frappa à nouveau ses frères persécutés, et bien que Rabbi Abraham eut pu y échapper à l’abri de la cour, il choisit de le partager avec eux.
Les événements se produisirent lorsque le roi Manuel du Portugal demanda la main de la fille de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne, qui était aussi cruelle que ses parents. Par ce mariage, les deux maisons royales, si hostiles par le passé, cherchèrent à réunir leurs pays en un puissant empire catholique.
Comme condition à ce mariage, les souverains d’Espagne exigèrent que le roi Manuel suive leur exemple dans la persécution des Juifs et qu’il s’allie à eux contre le roi de France.
L’espoir d’hériter de la couronne d’Espagne constitua une trop grande tentation pour le roi inconstant du Portugal. Il abandonna son ami, le roi Charles VII de France, et trahit ses fidèles sujets, les Juifs.
Le 30 novembre 1496, le contrat de mariage entre les deux maisons royales fut signé. Vingt-quatre jours plus tard, le roi Manuel signa le décret fatidique selon lequel tous les Juifs et Maures vivant sur son territoire devaient accepter la foi catholique ou quitter le pays sous peine de mort.
Pour se donner bonne conscience, le roi Manuel fixa l’échéance de l’expulsion à dix mois plus tard, c’est-à-dire au mois d’octobre suivant. Ainsi, les Juifs décidés à choisir l’expulsion plutôt que de trahir leur foi pourraient se préparer à quitter le pays par bateau, puisqu’il n’y avait pas d’autre issue.
Ce décret, qui intervint si peu de temps après l’expulsion d’Espagne, fut un coup dur pour les Juifs désemparés. Mais le délai de grâce de dix mois leur permettait d’espérer que le roi Manuel changerait d’avis et les laisserait tranquilles. Entre-temps, leurs dirigeants, dont Rabbi Abraham Zacuto, tentèrent d’user de leur influence auprès du monarque, mais en vain. Au contraire, le roi Manuel fut irrité par le fait que pratiquement aucun Juif n’avait profité de son offre « généreuse » qui permettait à tout Juif de sauver sa maison et sa vie aux dépens de sa religion.
Le roi Manuel fut également influencé par son médecin personnel, Antonio, un apostat dont le nom juif était Levi ben Chem-Tov. Ce traître avait écrit un traité contre ses anciens frères et s’efforçait de forcer les Juifs à trahir leur foi comme lui-même l’avait fait. Il incita le roi à prendre des mesures énergiques contre les Juifs obstinés.
La première mesure fut de fermer toutes les synagogues et les écoles. Mais les Juifs continuèrent à prier et à étudier dans leurs maisons privées, malgré les dangers encourus.
Ensuite, Manuel et Antonio ont donné l’ordre secret de s’emparer de tous les enfants juifs le dimanche de Pâques, de les traîner dans les églises et de les baptiser de force.
Rabbi Abraham Zacuto avait quelques bons amis parmi les conseillers d’État. L’un d’entre eux lui fit part du plan honteux du monarque. Immédiatement, les Juifs s’organisèrent pour cacher leurs enfants et les tenir à l’écart des rues.
Le roi, furieux de l’échec de son plan, ordonna à ses troupes de pénétrer de force dans les maisons juives et d’en faire sortir les enfants. L’un des rares évêques chrétiens à s’être opposé à cette méthode cruelle décrit les scènes horribles qui se sont déroulées dans les rues de Lisbonne et d’autres villes. Les parents juifs torturés faisaient preuve d’un tel courage que certains d’entre eux mirent fin à leurs jours et à ceux de leurs enfants. L’héroïsme et la fidélité à leur foi des Juifs n’émurent cependant pas le roi et la reine sans cœur. Les soldats firent preuve d’un grand zèle dans l’accomplissement de leur mission et allèrent au-delà de leur devoir, car ils ne s’emparèrent pas seulement des petits enfants, mais aussi des garçons et des filles jusqu’à l’âge de vingt ans. Ceux qui résistaient étaient tués.
La population juive terrorisée envoya une délégation au pape Alexandre VI, avec des cadeaux coûteux, pour l’implorer de mettre fin à la cruelle persécution. Le pape Alexandre demande au roi Manuel d’agir de manière plus humaine à l’égard des Juifs. La situation des Anoussim (Marranes) qui avaient été baptisés de force se détendit un peu, mais ce fut tout.
À mesure que la date de l’expulsion des Juifs approchait, le roi Manuel augmenta la pression sur eux par tous les moyens à sa disposition. Par toutes sortes de ruses, il empêcha des milliers de Juifs de quitter le pays. Il n’autorisa que Lisbonne comme port de départ et provoqua divers retards, jusqu’à ce que beaucoup soient pris au piège à la date limite. Selon son décret, ces Juifs devaient devenir ses esclaves, dont il pouvait disposer à sa guise. Des milliers d’entre eux connurent une mort cruelle. Ils refusaient d’acheter leur liberté au prix de leur religion.
Par miracle, Rabbi Abraham Zacuto et son fils Samuel furent parmi les plus chanceux et se sauvèrent à bord d’un vieux bateau qui devait les emmener en Afrique.
En chemin, ils furent capturés à deux reprises par des pirates qui les rançonnèrent. Ils furent sauvés par des Juifs bienveillants qui payèrent la rançon. Après plusieurs mois de terribles souffrances, Rabbi Abraham et son fils débarquèrent à Tunis. Les survivants de l’expulsion du Portugal n’étaient pas très nombreux.
À cette époque, il y avait une communauté juive florissante à Tunis, sous la direction du pieux et énergique rabbin Chimone Duran. Rabbi Abraham Zacuto fut accueilli à bras ouverts. Pendant les quelques années de paix qui suivirent, Rabbi Abraham Zacuto rédigea son célèbre « Sefer HaYou’hassine », une histoire chronologique des Juifs depuis la création du monde jusqu’à aujourd’hui. Ce livre fut longtemps l’une des rares sources d’histoire juive post-biblique, couvrant la période allant de l’exil babylonien au Moyen-Âge.
Auparavant, Rabbi Abraham Zacuto avait écrit un supplément au « Sefer HaAroukh » de Rabbi Nathan ben Ye’hiel, un dictionnaire de la langue araméenne. Il est également l’auteur de « Arbaïm LeBinah », un traité d’astrologie.
Son séjour en Afrique du Nord ne dura pas longtemps. La menace croissante d’une invasion espagnole de l’Algérie le poussa à reprendre son bâton de pèlerin. Errant d’un endroit à l’autre, Rabbi Abraham Zacuto trouva finalement refuge en Turquie, où le rabbin Joseph Nassi et d’autres juifs influents avaient offert un nouveau foyer à plusieurs centaines de réfugiés espagnols et portugais.
Rabbi Abraham Zacuto mourut vers l’an 5275 (1515), sans avoir vu son « Sefer HaYou’hassine » publié. Cinquante ans plus tard, cependant, il fut publié par le rabbin David Arkish, médecin à la cour de Turquie, grâce à la générosité d’une riche dame juive. C’est ainsi que l’œuvre la plus importante de Rabbi Abraham Zacuto trouva sa place dans la littérature juive classique et lui valut d’être considéré comme l’un des grands hommes de notre peuple, dont la vie et l’œuvre sont une source d’inspiration éternelle pour nous tous.
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