À l'époque où les Juifs d'Espagne et du Portugal subissaient de terribles épreuves, étaient chassés de leurs foyers et expulsés de leurs pays, la vie juive en Italie marquait, elle, une nette amélioration. Tandis qu'en Espagne les persécutions mettaient brusquement fin à une culture juive vieille de plusieurs siècles, en Italie les Israélites pouvaient encore mener une vie paisible, se livrer à l'étude des grandes œuvres de leur littérature et en produire de nouvelles.

La famille des Sforno était connue dans ce pays depuis plusieurs générations. Plus d'un rabbin éminent avait porté ce nom et assuré dignement les fonctions de chef de sa communauté. Mais le plus célèbre des Sforno fut Rabbi Obadiah ben Yaakov.

Il est né à Cesena, en Italie. Son père, Rabbi Yaakov (Jacob) Sforno, érudit remarquable, fut le premier maître du jeune garçon. Ce dernier manifesta très tôt de grandes dispositions pour l'étude de la Torah à laquelle il portait un attachement profond. Tout jeune encore, à l'âge où les enfants commencent à peine l'étude de la Torah, il étonnait son entourage par la connaissance étendue qu'il en avait. En même temps il commença l'étude des mathématiques et de la philosophie, ainsi qu'à rédiger ses propres commentaires sur le TaNaKh.

Il n'avait pas encore vingt ans quand il quitta sa ville natale pour se rendre à Rome afin d'y étudier la médecine. Fidèle au principe que la Torah ne doit jamais constituer une source de profit matériel, la question ne se posa pas pour lui de tirer parti de son savoir en la matière. À l'exemple de Rambam (Maïmonide) et d'autres, il décida de gagner sa vie comme médecin.

La présence du jeune génie parmi les Juifs de Rome fut vite remarquée. On ne lui ménagea ni déférence ni admiration et l'on prit l'habitude de le consulter sur la plupart des problèmes qui se posèrent à cette époque aux communautés juives d'Italie. D'autres grands érudits, tels que Rabbi Méir Katzenellenbogen et Joseph Colon, procédèrent plus d'une fois avec Rabbi Obadiah à d'utiles échanges de vues sur des questions de loi juive et Rabbi Israël ben Yé’hiel Ashkenazi rechercha ses conseils en matière d'affaires communautaires. Cela permit à Rabbi Obadiah Sforno d'exercer une influence directe sur la vie juive en Italie.

Mais celui-ci ne comptait pas que des amis juifs. La réputation qu'il avait acquise pour son grand savoir ne tarda pas à atteindre les milieux intellectuels de Rome qui attirait à cette époque un grand nombre d'éminents érudits. Par l'intermédiaire de Samuel Tsarfati, l'éminent savant et médecin privé du pape, Rabbi Obadiah fut introduit dans ces milieux qui reconnurent aussitôt son immense valeur. Johannes Reuchlin, célèbre érudit non-juif, se trouvait alors à Rome dans le but de se perfectionner dans les langues anciennes, dont l'hébraïque.

Pouvoir lire les vieux chefs-d'œuvre de la littérature dans leurs textes originaux et non dans des traductions approximatives, tel était son vœu. Il portait un intérêt particulier à la Bible. Avec l'aide d'une grammaire hébraïque, du dictionnaire de Rabbi David Kim’hi intitulé « Mikhlal » et de savants tels que Rabbi Eliyah Levita, il avait acquis une connaissance de base de l'hébreu. Toutefois, il se sentait insuffisamment préparé pour la grande tâche à laquelle il voulait s'atteler. Aussi Reuchlin demanda au Cardinal Grimani, l'une des figures les plus marquantes du Vatican, de lui conseiller un maître capable de l'aider à comprendre la difficile Bible hébraïque. Grimani l'adressa à Rabbi Obadiah Sforno et pendant les deux années qui suivirent (de 1498 à 1500), le célèbre érudit chrétien, que l'on vénérait à travers toute l'Europe, « s'assit aux pieds » du jeune rabbin juif pour étudier l'hébreu. Il est probable que l'influence de Rabbi Obadiah ne fut pas étrangère au fait que Johannes Reuchlin devint plus tard l'un des amis les plus fidèles des Juifs d'Europe et l'un de ceux qui les aidèrent le plus. C'est grâce à son attitude amicale qu'une épreuve tragique fut épargnée à notre peuple quand les ennemis des Juifs essayèrent d'obtenir que tous les ouvrages hébraïques, particulièrement le Talmud, fussent brûlés sur la place publique et interdits à toute publication ultérieure. Reuchlin, célèbre pour son savoir en général et sa connaissance de l'hébreu en particulier, fut désigné comme juge. Il devait trancher la question : le Talmud était-il « nuisible » ou non ? Sa décision favorable sauva les Juifs d'Allemagne du sort que connurent leurs frères de France, deux cents ans plus tôt, quand le Talmud fut brûlé et interdit.

Rabbi Obadiah se lia d'amitié avec d'autres résidents et visiteurs distingués à Rome. Parmi eux se trouvait le futur roi de France Henri II. L'amitié qui unit longtemps ce dernier à l'éminent érudit fut l'occasion d'une correspondance entre eux sur des sujets philosophiques.

Quand Rabbi Obadiah écrivit son ouvrage philosophique « Or Ammim », il en envoya une traduction au roi de France. Dans ce livre il réfutait les idées et principes des philosophes non-juifs qui ne croyaient pas en D.ieu. Rabbi Obadiah l'écrivit d'abord en hébreu puis le traduisit en latin qui était la langue dont les érudits non-juifs faisaient le plus usage en ce temps-là. Il dédia la version latine à Henri II de France. Toutefois, l'ouvrage ne fut pas publié en raison de l'opposition de l'Église catholique qui y voyait le développement tendancieux et exclusif du point de vue juif.

Une autre œuvre de Rabbi Obadiah Sforno est une discussion des huit livres de la géométrie d'Euclide ; elle fut considérée à l'époque comme l'analyse la plus complète des sciences mathématiques et de la géométrie. En 1525 Rabbi Obadiah quitte Rome et consacre quelque temps à voyager à travers le continent en vue d'exercer la médecine dans les cours royales et de recueillir des renseignements sur les conditions de la vie juive dans les différents pays. Ses lettres à son frère, Rabbénou 'Hananel, qui vouait tout son temps à l'étude du Talmud à Bologne, attestent de sa grande satisfaction en dépit des ressources financières fort restreintes, des ennuis et des tribulations inhérentes aux voyages à cette époque. En effet il y gagna beaucoup en expérience. Vers la fin de sa vie, il revint à Bologne et y fonda sa propre Yéchivah où il enseigna la Torah jusqu'à son dernier jour.

Pour nous, Rabbi Obadiah Sforno occupe une place importante parmi nos grands hommes du passé en raison de ses commentaires sur le TaNaKh. Dans son introduction au commentaire de la Torah, intitulé « Kavanath Hatorah », il rend hommage à ses prédécesseurs, les grands commentateurs tels que Rachi, Ibn Ezra, Rachbam et Ramban. Sa méthode d'interprétation était basée sur une sélection des meilleures méthodes employées avant lui. Il s'attache au texte littéral du TaNaKh et  emploie  ses  vastes connaissances philologiques (c’est-à-dire relatives aux langues) et philosophiques en vue de présenter la signification véritable des passages difficiles, plutôt que d'en donner des interprétations mystiques. Les qualités de clarté et de simplicité de l'ouvrage en firent le commentaire préféré tant pour l'érudit que pour l'homme moyen.

Rabbi Obadiah écrivit également des commentaires sur Chir Hachirim (le Cantique des Cantiques), Téhilim (les Psaumes) et Kohéleth (l’Ecclésiaste). Son commentaire sur Iyov (Job) parut sous le titre de « Michpat Tsédek », et ceux sur Jonas, 'Habakouk et Zékhariah furent inclus dans un ensemble plus vaste comprenant divers commentaires. Le Ma'hzor, imprimé à Rome, contient ses explications de Pirkei Avoth. D'autres œuvres, telles que l'ensemble de ses sermons ainsi qu'une grammaire hébraïque sont conservées sous forme de manuscrits qui n'ont pas été publiés.

En dépit des rapports constants qu'il eut avec les érudits les plus célèbres et la noblesse de son temps, Rabbi Obadiah Sforno ne perdit jamais sa profonde piété et sa grande modestie. Il abordait tous les sujets avec beaucoup de clarté et savait aller droit à la vérité la plus profonde qui pût se découvrir dans la science et la philosophie, distinguant aussitôt les idées fausses ou erronées que les autres acceptaient souvent sans discrimination aucune. Il nous a légué dans ses œuvres un inestimable trésor de connaissances et de piété.

Ainsi, quand Rabbi Obadiah Sforno mourut à l'âge de soixante-quinze ans, sa mémoire devait survivre à sa vie terrestre. Nombreux sont les ‘Houmachim qui comprennent en même temps que les commentaires de Rachi, de Ramban, d'Ibn Ezra et d'autres, celui de « Sforno ». Rabbi Obadiah a sa place parmi les plus grands.