Il s’agit du plus grand « lapsus révélateur » de Freud et, pour une raison inconnue, ses commentateurs (du moins ceux que j’ai lus) ne l’ont pas relevé.
Il apparaît dans son dernier livre, Moïse et le Monothéisme, une œuvre des plus étranges qui parut en 1939, époque à laquelle Freud s’était réfugié en Angleterre. S’il était resté à Vienne, D.ieu sait quelles humiliations il aurait dû souffrir avant de finir massacré avec ses frères Juifs. C’est à cette époque dramatique que Freud écrivit ce livre qu’il qualifia au départ de « nouvelle historique » et dans lequel il s’évertuait à prouver que Moïse était un Égyptien. Il y a eu de nombreuses spéculations sur les motivations qui l’ont poussé à écrire ce livre et je ne souhaite pas en augmenter le nombre. Au début de son récit, cependant, on trouve un épisode très curieux.
Freud remarque que de nombreux érudits ont mis en évidence un thème commun dans les histoires traitant de l’enfance des héros : la naissance d’un héros survient systématiquement dans un contexte de grand danger. Puis, étant bébé, il est soumis aux éléments naturels d’une façon qui devrait normalement lui coûter la vie – parfois en étant placé dans une boite qui est ensuite jetée à l’eau. L’enfant est ensuite sauvé puis élevé par des parents adoptifs, mais il finit néanmoins par découvrir sa véritable identité. C’est l’histoire que l’on raconte à propos de Sargon, de Gilgamesh, de Œdipe, de Romulus et de beaucoup d’autres. C’est également la trame de l’histoire de Moïse.
Mais, à ce point de son exposé, Freud relève que l’histoire de Moïse diffère des autres sur un point. Elle est même l’exact inverse : dans l’histoire classique, les parents adoptifs du héros sont des gens de condition modeste et celui-ci finit par découvrir qu’il est un prince de sang royal. Dans l’histoire de Moïse, c’est le contraire. C’est sa famille adoptive qui est la famille royale. Il est élevé par la fille de Pharaon. Sa véritable identité, telle qu’il la découvrira, est qu’il appartient par sa naissance à une nation d’esclaves.
Ayant constaté cette particularité, Freud ne parvint pas à en trouver la signification. Faisant marche arrière, il conclut qu’il s’agissait d’une falsification de l’histoire destinée à cacher le fait que Moïse était véritablement l’enfant de la fille de Pharaon et qu’il était donc réellement un prince d’Égypte. Ce dont Freud ne s’est pas rendu compte est que l’histoire de Moïse n’est pas un mythe, mais un anti-mythe. Une histoire qui se saisit d’un mythe et le renverse.
Son message est simple et révolutionnaire. La vraie royauté, suggère la Bible, relève d’une sagesse à l’opposé de la sagesse conventionnelle. Elle ne se distingue pas par la concentration de privilèges et de richesses, ni par la splendeur ou les palais. Elle réside dans le courage moral. C’est en découvrant qu’il était un fils d’esclaves que Moïse trouva la grandeur. Ce n’était pas le pouvoir qui comptait, mais la lutte pour la justice et la liberté. S’il avait été un prince égyptien, son rôle serait resté anecdotique. Ce n’est qu’en restant fidèle à son peuple et à D.ieu qu’il devint un héros.
Freud avait des sentiments mitigés concernant sa propre identité. Il admirait les Juifs mais restait sourd à la musique du Judaïsme. C’est pourquoi, je soupçonne, il ne s’aperçut pas qu’il était face à l’une des plus puissantes vérités morales que la Bible ait jamais enseignées : ceux qui sont méprisés par le monde sont chéris par D.ieu. Un enfant d’esclaves peut être plus grand qu’un prince. Les valeurs de D.ieu ne sont pas affaire de pouvoir ou de privilèges, mais résident dans la capacité à reconnaître l’image de D.ieu chez les faibles, les impuissants, les affligés, les souffrants, et à se battre pour leur cause. Quel message de courage Freud aurait pu adresser à son peuple en cette période si sombre ! Tâchons d’être capables de voir ce qu’il n’a pas distingué : que l’histoire de Moïse est l’un des plus puissants récits d’espoir dans la littérature humaine.
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