Eliyah, le plus jeune d'une famille qui comptait neuf enfants, est le fils de Rabbi Achère Halévi. La famille vivait à Neustadt, petite ville non loin de Nuremberg, en Allemagne.

C'était le Moyen Age, cette époque qui coûta tant de peines et de tribulations aux pauvres Juifs sans défense : chassés de ville en ville, sans abri aucun, dépouillés de ce qu'ils possédaient, encore heureux de ne pas perdre tout bonnement la vie, tel fut leur sort en ces temps si troublés. Les Allemands étaient connus pour leur cruauté. Ainsi, un jour, les Juifs de Neustadt et d'autres villes se virent expulser de chez eux sans autre forme de procès et sans autre raison que celle d'être Juifs et de vouloir le rester. Rabbi Eliyah est déjà marié et père quand l'inique expulsion est ordonnée. Il emmène sa famille vers le sud où, après avoir erré longtemps, il arrive en Italie.

Vers la fin du siècle, Rabbi Eliyah rejoint Venise. Là, il trouve beaucoup d'érudits juifs et il décide de s'y installer. Il gagne sa vie en enseignant, tandis qu'il poursuit ses études. Il ne tarde pas à être reconnu lui-même comme un grand érudit.

En 1504 il se rend à Padoue. Il est pauvre et subvient à ses besoins et à ceux de sa famille en copiant des livres hébraïques pour le compte de riches israélites désireux de posséder des manuscrits des premiers écrivains juifs. En même temps il donne des leçons d'hébreu et se fait une réputation d'excellent maître. Le nombre de ses élèves augmente ; beaucoup de non-juifs connus en font partie. Vous vous étonnerez peut-être que des non-juifs pussent avoir besoin d'apprendre l'hébreu en ce temps-là. Eh bien, un mouvement existait à cette époque – que nous appelons l'humanisme – qui poussait les érudits et les personnes cultivées en général à un retour aux anciens écrits en hébreu, en grec, en latin, afin d'y puiser connaissances et inspiration. Nombre d'érudits non-juifs et d'ecclésiastiques n'étaient pas satisfaits des traductions qu'on pouvait avoir de la Bible et préféraient l'étudier dans la langue originale. Jusqu'alors les manuels simples de langue et de grammaire hébraïques n'avaient pas encore fait leur apparition.

Les nombreux élèves de Rabbi Eliyah le prient de composer un tel livre. C'est alors qu'il écrit un commentaire sur le Mahalakh Chevilei Hadaath (Voyage sur le Chemin de la Connaissance), un manuel de langue hébraïque dont Rabbi Moché Kim’hi, un frère de Rabbi David Kim’hi (connu sous le nom de RaDaK) était l'auteur.

Quand le manuscrit est presque prêt, une épidémie éclate à Padoue. Rabbi Eliyah le confie à l'un de ses élèves afin qu'il en exécute une copie à remettre à la publication. L'élève se montra indigne de la confiance du maître, car il fit publier l'ouvrage sous un autre nom. Il y avait également apporté quelques modifications et ajouté – comble de l'indélicatesse – divers autres textes de Rabbi Eliyah Levita même.

Cet ouvrage devint le livre de chevet pour ceux qu'intéressait l'étude de l'hébreu. Mais trente-huit ans plus tard, en 1546, Levita publie son œuvre corrigée à Venise. Dans un poème qu'il y inclut, il raconte la mésaventure du manuscrit original.

Il passe cinq ans à Padoue, puis doit chercher refuge ailleurs. La ville est prise et pillée par l'armée de la Ligue de Cambrai. Rabbi Eliyah Levita perd tout ce qu'il possède. Il se rend à Rome où vit un érudit chrétien d'esprit libéral, Egidio de Viterbe qui fut nommé plus tard cardinal. Celui-ci ne tarde pas à entendre parler du jeune et brillant érudit juif qui fait autorité en matière de langue et de grammaire hébraïques. Il invite Levita et sa famille à s'installer dans son palais et à y mener une vie paisible et confortable. Levita accepte. Dans sa nouvelle résidence il trouve une riche bibliothèque où il peut se livrer à ses études. Il consacre beaucoup de son temps à enseigner l'hébreu à son hôte généreux et à copier des textes hébreux pour lui.

Levita vécut dans le palais d'Egidio treize ans environ. Durant cette période il est le familier des plus grands érudits du temps et sa réputation ne cesse de s'étendre. Cependant, beaucoup de Juifs ne voyaient pas d'un bon œil son commerce avec les érudits chrétiens et surtout le fait qu'il leur enseignât l'hébreu. La connaissance de cette langue par des non-juifs – connaissance rarement parfaite – s'était souvent révélée dangereuse pour les Juifs mêmes, surtout quand on en faisait usage avec un sentiment de haine ou de jalousie.

Levita évitait soigneusement de fréquenter les érudits d'esprit peu libéral. Mais cela ne pouvait empêcher l'influence néfaste que ce commerce exerçait sur ses enfants.

Ces treize années sont parmi les plus faciles de la vie de Levita. La paix et la sécurité dont il jouit lui permettent de consacrer beaucoup de temps à l'étude et à la création d'œuvres variées. Il traduit des textes hébraïques en latin et prépare nombre d'ouvrages de son cru.

Son livre le plus important est intitulé « Séfère Haba’hour » d'après le nom sous lequel on désigne son auteur. L'ouvrage traite de la grammaire hébraïque ; il se compose de quatre parties dont chacune comprend treize chapitres. Ce qui fait cinquante-deux chapitres en tout, et représente l'équivalent numérique du nom de l'auteur, Eliyah.

Avec l'autorisation du pape Léon X, une imprimerie hébraïque spéciale est installée par Viterbo afin de pouvoir éditer les œuvres d'Eliyah.

« Séfère Haba’hour » est imprimé en 1518, et la même année son auteur publie également son « Loua’h Bedikdouk Hapoalim Vehabinyanim », un autre ouvrage sur la grammaire, ainsi que son « Séfère Haharkavah », une étude sur les verbes irréguliers de la Bible.

Plus tard, une autre œuvre voit le jour : « Pirkei Eliahou », un ensemble de courts essais sur la grammaire hébraïque. Dans le but de tenir en éveil l'intérêt du lecteur, l'auteur a donné au premier chapitre une forme poétique. Celui-ci est appelé « Pérek Chirah », et il décrit les règles des lettres et des voyelles hébraïques dans la versification. Ainsi, parlant des dix voyelles dont cinq sont « longues » et cinq « brèves », Rabbi Eliyah dit :

« Et maintenant je chante un chant glorieux,
Fait de mots simples et clairs ;
Des voyelles je parlerai qui se divisent en deux parts jumelles :
Cinq d'entre elles sont hautes comme des géants,
Et cinq aussi petites que des pygmées. »

La vie et le travail paisibles de Rabbi Eliyah au palais du célèbre cardinal furent, hélas, brusquement interrompus, lorsque Charles V envahit Rome.

Les troupes françaises saccagent la ville. Encore une fois Rabbi Eliyah perd tout ce qu'il possède ; il doit reprendre le bâton de pèlerin et emmener sa famille. Il erre trois années durant avant de s'établir à Venise où il avait précédemment trouvé refuge lors de l'expulsion des Juifs de Neustad par les Allemands.

La ville des doges se flattait d'avoir dans ses murs une imprimerie célèbre que dirigeait un chrétien nommé Daniel Bomberg. Devant l'intérêt croissant dont étaient l'objet les livres hébraïques tels que la Bible, les commentaires de la Bible et le Talmud, ce dernier avait ouvert une imprimerie hébraïque. Ses presses jouèrent un rôle considérable les premières années de l'impression en notre langue, diffusant jusqu'aux pays lointains la parole hébraïque.

Daniel Bomberg connaissait la réputation dont jouissait Rabbi Eliyah Levita. Il l'engagea comme correcteur et expert pour ses publications. Ce fut pour le grand érudit l'occasion de réviser, de corriger, et dans beaucoup de cas d'identifier nombre de travaux importants en hébreu, imprimés à cette époque.

En 1538, Bomberg est contraint de fermer son imprimerie. Rabbi Eliyah revient alors à son ancienne activité, l'enseignement. Il est désormais une autorité reconnue en matière de grammaire et de style hébraïques. Beaucoup d'érudits célèbres viennent faire leur profit de ses cours. Parmi eux se trouve l'ambassadeur du roi de France à Venise, Georges de Selve, homme d'une grande culture qui devait devenir plus tard évêque de Lavaur. Ce diplomate éminent, cet érudit remarquable est un grand admirateur de Rabbi Eliyah Levita. À ce titre il n'épargne aucun effort pour faire avancer le travail littéraire du maître. Lui dispensant généreusement l’aide financière, l'ambassadeur presse Levita d'écrire une Concordance Biblique (dictionnaire et livre de référence pour tous les mots de la Bible). C'était une tâche gigantesque ; Levita en vient à bout et donne à l'œuvre le titre de « Séfère Hazikhronoth ». Par reconnaissance, il la dédie à son noble protecteur. De Selve envoie son propre secrétaire avec le manuscrit à Paris pour l'y faire imprimer. Toutefois, pour diverses raisons il ne fut jamais publié intégralement. Seules l'introduction et quelques sections seront imprimées des siècles plus tard. Ainsi, tandis qu'il est donné à Rabbi Eliyah de voir publier toutes ses autres œuvres, et même rééditer à plusieurs reprises quelques-unes d'entre elles, son ouvrage le plus important ne voit pas le jour de son vivant ; et même ne le vit-il pas du tout. Il attend toujours, perdu au fond de quelque rayon de la Bibliothèque Nationale de Paris.

L'œuvre de Rabbi Eliyah avait fait une profonde impression sur François 1er, érudit et humaniste. Quand de Selve envoya à ce dernier plusieurs lettres où il laissait libre cours à son enthousiasme au sujet du rabbin, son maître, le roi de France, offrit à celui-ci la chaire d'hébreu à l'Université de Paris, l'une des plus célèbres à l'époque. Rabbi Eliyah déclina l'offre. Les Israélites n'avaient pas été autorisés à rentrer en France depuis leur expulsion en 1394 et le grand érudit ne voulait pas être le seul Juif à vivre dans ce pays. D'autres invitations à enseigner l'hébreu dans diverses universités chrétiennes, invitations fort alléchantes, n'eurent pas plus de résultats.

À l'âge de soixante-dix ans, Rabbi Eliyah Levita reçoit une proposition d'un de ses disciples, Paul Fagius, pour collaborer avec lui à l'imprimerie hébraïque qu'il avait ouverte à Isny, petite ville du Wurttenberg, en Allemagne. À Isny, il travaille avec Fagius à la publication de nombreux ouvrages hébraïques écrits par lui, tels que « Tichbi », un dictionnaire de 712 mots talmudiques et midrachiques, et « Metourgueman », un dictionnaire complet des mots contenus dans les différents Targoum araméens. Il fait une traduction en Yiddish du 'Houmach, de cinq Méguiloth et des Haftaroth. À peu près à la même époque paraît également son « Bovo Buch », une adaptation d'un livre d'aventures populaire intitulé « Mr Bevis de Hamton ». L'on croit que Levita l'écrivit pour se distraire ; et comme il était rédigé en dialecte allemand-yiddish, son succès fut grand parmi les femmes juives. Il écrit aussi son « Massoreth Hamassoreth », un ouvrage divisé en trois parties traitant de la langue hébraïque et de son histoire. Ce livre suscita une vive controverse parmi les érudits juifs et non-juifs.

À Isny, Rabbi Eliyah fit la connaissance de plusieurs chrétiens distingués, tels que Johann Reuchlin, grand ami et défenseur des Juifs et son disciple Sebastien Muenster. Ce dernier traduisit en latin un grand nombre des œuvres de Levita.

Fagius ferme son imprimerie à Isny lorsqu'il est appelé à occuper la chaire d'hébreu à l'Université de Strasbourg. Plus tard il se rend à Constance où Rabbi Eliyah l'accompagne pour peu de temps.

En 1542, ce dernier rejoint sa famille à Venise. Il y écrit plusieurs nouveaux traités et un commentaire sur le « Michkal » du RaDaK, intitulé « Nimoukime » avant de mourir dans cette ville en 1549.

La contribution de Rabbi Eliyah à la connaissance de la langue et de la littérature hébraïque est très importante. Mais le commerce qu'il entretint avec les érudits non-juifs ne fut pas seulement un bien. Il a été sévèrement critiqué pour l'enseignement imparti à des non-juifs, leur donnant ainsi la possibilité de passer pour experts dans la Bible et le Talmud. L'hostilité à l'égard des Juifs et du Talmud était grande à cette époque et de cruelles attaques furent déclenchées par des hommes comme Pfefferkorn et d'autres dans le but d'interdire tous les livres hébraïques. L'acquisition de la connaissance de notre langue par de tels hommes ne pouvait être utilisée que pour donner un semblant de vérités à leurs fausses accusations.

En revanche il y eut parmi les amis et les disciples de Levita certains qui défendirent ardemment la cause juive et qui purent le faire avec autorité grâce à Rabbi Eliyah.