Un soir, alors que Barou’h était seul dans le verger, quelqu’un apparut soudain dans l’embrasure de la porte de sa cabane. Barou’h se retourna pour voir qui c’était et, à son grand étonnement, vit que ce n’était nul autre que le jeune châtelain.

Celui-ci l’aborda avec un cordial « bonsoir » et dit que son père l’avait envoyé pour inviter Barou’h à venir au château.

« Nous pensons tous que vous vous sentez seul dans le verger, dit-il. Nous aimerions que vous veniez passer la soirée avec nous. »

Barou’h hésita. Il essayait de trouver quelque prétexte pour décliner l’invitation, sentant que cela n’amènerait rien de bon.

« Je suis seul dans le verger, dit Barou’h pour s’excuser. Il m’est par conséquent impossible de partir et de le laisser sans surveillance. »

Le jeune châtelain partit. Barou’h espérait que l’affaire on resterait là, mais bientôt le jeune homme revint accompagné de deux valets suivis d’énormes chiens.

– Voilà, mon ami, ils garderont le verger en ton absence, pendant que tu passeras le temps avec nous, dit le jeune châtelain.

Barou’h était plongé dans un profond embarras. L’amitié du châtelain et de sa famille lui était très désagréable et il aurait volontiers refusé leur invitation en ce qui le concernait. Mais, connaissant les caprices cruels de ces châtelains, et sachant qu’un refus pourrait porter préjudice à d’autres personnes, en particulier à ses employeurs et peut-être à d’autres Juifs autour de Liozna, Barou’h décida d’aller avec le jeune châtelain. C’était un cas où il ne pouvait tenir compte de ses propres sentiments en la matière. L’intérêt de ses frères juifs passait avant tout. Il était décidé cependant à montrer de la fermeté au châtelain et à ne pas faire preuve, par un seul mot, de faiblesse ou de servilité. Il lui appartenait de sauvegarder l’honneur juif et de parler et agir selon l’esprit de la Torah.

Barou’h fut reçu au château avec beaucoup d’amitié et d’attentions. Cela ne lui plaisait pas du tout. Barou’h saisit la première occasion de montrer son assurance, quand il pénétra dans le château en ne se découvrant pas. Il en expliqua la raison en pur polonais. Il se reporta à la citation : « Chaque âme vivante doit louer l’Éternel » à propos de laquelle nos Sages disent qu’il faut louer l’Éternel pour chaque souffle de l’âme. C’est-à-dire que l’on doit toujours se sentir en présence du Tout-Puissant. Par conséquent comment un Juif pourrait-il rester découvert même un seul instant ?

L’audace et l’assurance de Barou’h, et la façon claire et élégante avec laquelle il s’expliqua firent une profonde impression sur le châtelain et sa famille. C’était peut-être la première fois qu’ils entendaient un langage si fier et déterminé venant de la part d’un Juif. Il était nouveau pour le châtelain aussi bien que pour sa famille qu’un Juif pût être autre chose que servile et tremblant, toujours prêt à baiser les mains des cruels châtelains. D’où venaient un tel courage et une telle fierté à ce jeune Juif ordinaire, un simple gardien ? Et où avait-il acquis une telle sagesse et un tel savoir ? Le châtelain atteignit un tel degré de respect pour Barou’h que, non seulement, il reconnut que celui-ci avait raison de rester couvert, mais ordonna qu’on apportât son chapeau et lui aussi se couvrit.

Barou’h se mit à expliquer longuement les raisons qui le poussaient à se conformer strictement à toutes les coutumes juives. En même temps, il démontrait au châtelain à quel point il serait injuste que quiconque usât de son pouvoir pour intervenir dans les manières de vivre et les croyances des autres.

Le châtelain et sa famille, captivés, écoutaient Barou’h. Ils entendaient et ne cessaient de s’émerveiller tandis qu’il citait des paroles des Sages les unes après les autres, qu’il traduisait en polonais et qu’il expliquait de façon si simple et si magnifique. La conversation se déroulait vraiment sur un plan très élevé. Pour la première fois, Barou’h faisait étalage de sa grande sagesse et de son érudition. Il comparaît pour eux les deux mondes distincts : le monde matérialiste qui est le monde des Gentils, et le monde spirituel qui est le monde juif.

Le châtelain buvait positivement chaque parole qui sortait des lèvres de Barou’h, et celui-ci commença à être plus à l’aise. Il sentait que le ton qu’il avait adopté le sauverait d’un projet que le châtelain avait pu concevoir en l’invitant au château.

Cependant, les enfants du châtelain n’étaient pas du tout satisfaits du tour qu’avait pris la conversation. Ils l’auraient préférée axée sur des sujets plus légers.

« En réalité, ces sujets devraient être traités en présence d’un prêtre », dirent-ils, et le fils et la fille ajoutèrent ensemble : « Père s’intéresse beaucoup à ces choses, mais nous viendrons vous voir dans le verger demain soir, et nous pourrons nous distraire d’une toute autre façon. »

Barou’h rougit. Il prévoyait le danger qu’entraînerait une amitié suivie avec les enfants du châtelain ; amitié qui lui répugnait fortement. Il voulait mettre un terme à ces relations qui ne présentaient pour lui aucun intérêt. Son esprit était déjà occupé à chercher un moyen d’éviter cette rencontre.

Le châtelain exprima ses regrets de n’avoir pas entendu parler de Barou’h pendant tout l’été alors qu’il était dans le verger. Il lui aurait témoigné son amitié. Maintenant c’était déjà la fin de l’été. Barou’h, pour sa part, était ravi qu’ils aient fait connaissance à la fin de l’été car il quitterait le verger dans quelques jours. Barou’h fut alors invité à passer dans la salle à manger où la table était couverte de toutes sortes de friandises qu’un Juif pouvait manger à la table d’un Gentil. Néanmoins, Barou’h avait décidé qu’il n’accepterait rien et leur montrerait qu’il était fermement décidé à ne se soumettre à aucune épreuve.

Il se préparait à trouver un prétexte et une explication pour ne pas manger avec eux, quand l’air fut déchiré par le terrible cri d’un enfant. C’était le plus jeune enfant du châtelain qui s’était brûlé avec une casserole d’eau bouillante.

Tout le monde dans la maison courut pour aider dans ces circonstances. Barou’h sentant qu’il pourrait être importun, ou tout au moins que personne n’aurait envie de s’occuper de lui à ce moment-là, saisit l’occasion de se glisser au-dehors et de retourner au verger. Là il trouva les deux valets et les chiens qui retournèrent au château.

Cette nuit-là Barou’h ne put dormir. Il avait beaucoup à penser : son esprit ne pouvait trouver le repos. Que se passerait-il le soir où les enfants du châtelain lui rendraient visite au verger ? Il se mit à réciter des Psaumes et sa voix résonnait à travers le verger.