Chavouot passa, laissant Barou’h sans un centime. Alors commença pour lui une série ininterrompue de « jeûnes ». Maintenant, il ne jeûnait pas pour économiser la nourriture, mais simplement parce qu’il n’avait aucune nourriture à manger. Mais combien de temps peut-on rester sans manger ? Il essayait de passer ses journées dans les champs, en plein air, plongé dans de profondes pensées. Il essaya aussi de se remémorer par cœur tout ce qu’il avait appris. Sa faim, cependant, lui rongeait l’estomac. Ses forces s’affaiblissaient graduellement et ses sens commençaient à s’émousser.
Barou’h ne pouvait que se refaire avec l’eau fraîche d’une rivière voisine. Mais quand deux jours se furent écoulés sans qu’un morceau de nourriture ait franchi ses lèvres, l’eau fraîche elle-même ne suffit plus à le soutenir.
Poussé par la faim, il chercha des herbes comestibles et trouva de l’oseille. Il en avala plusieurs poignées et but de l’eau, mais un tel régime après son long jeûne ininterrompu ne put que lui causer des maux d’estomac.
La douleur dura des heures et, quand elle fut enfin passée, il sentit de nouveau les tiraillements de la faim. Barou’h ne trouvait plus de paix dans les champs et décida de retourner en ville. Il pensa frapper à la première maison qu’il rencontrerait pour demander un morceau de pain. Sûrement, personne ne le lui refuserait. Alors peut-être retrouverait-il ses forces. C’était vraiment une épreuve. Pendant trois ans, il avait subvenu à ses propres besoins. Est-ce que soudain il devrait changer sa manière de vivre ? Il ne pouvait s’y résoudre. Sa vie était vraiment en danger, mais il sentait que, même dans ces circonstances, il ne devait pas perdre sa foi en D.ieu, ni demander assistance à de simples êtres de chair et de sang.
Affamé et faible, Barou’h entra dans la ville d’un pas traînant. Il suivait un nouveau chemin, passant devant des maisons et des jardins qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il se trouvait que ces maisons appartenaient à des Juifs qui vivaient de jardinage et de métiers qui ne les obligeaient pas à habiter les rues étroites de la ville.
Barou’h passa près d’un jardin et, à travers la barrière, il vit un Juif qui était en train de désherber et d’arroser des plantes. Apercevant Barou’h, il lui demanda s’il aimerait l’aider. « Je te paierai, ajouta-t-il. Il y a beaucoup trop à faire pour moi tout seul. »
Barou’h était enchanté. C’était la première fois que quelqu’un de Lyozna lui offrait du travail. C’était en fait ce qu’il avait cherché pendant tout ce temps. Il sauta sur l’occasion.
Barou’h apprit que le jardin était la propriété de ce jardinier, dont le nom était Abraham, et de son associé Azriel. Abraham souhaitait vivement voir le jeune homme heureux. Il lui donna du pain et des légumes et à boire, et Barou’h sentit que ses forces revenaient. Barou’h aurait le gîte et le couvert chez son employeur. C’était juste l’époque de l’année où les primeurs étaient bonnes à être cueillies et emmenées en ville pour être vendues.
Pendant trois semaines, Barou’h eut un foyer et de la nourriture et, de plus, un peu d’argent pour son travail. Le zèle consciencieux que Barou’h apportait à son travail plaisait beaucoup au jardinier. Quand le travail du jardin toucha à sa fin, il ne voulut pas encore se séparer de Barou’h. En dehors de son jardin potager, le jardinier possédait un verger, qu’il avait loué avec un associé à un propriétaire terrien des environs. Les fruits du verger commençaient à mûrir et il fallait maintenant monter la garde pour veiller à ce que ni les voleurs ni les oiseaux ne prennent les fruits sur les arbres. Plus tard, il faudrait aussi embaucher des gens pour cueillir les fruits et les charger dans des voitures pour les emporter en ville.
C’était un travail de plusieurs semaines. Barou’h consentit à rester à condition d’avoir la permission d’aller en ville pour prier avec un minyane tous les matins et tous les soirs. Le vieux jardinier y consentit. Le temps de la faim était passé pour Barou’h et il sentait que sa grande foi en D.ieu n’avait pas été vaine.
Une vie nouvelle commença pour Barou’h. Il devint « gardien » et occupait une petite cabane au milieu du verger. Barou’h était maintenant en plein cœur de la nature que toute sa vie il avait si tendrement aimée. Se promenant dans le verger le jour et la nuit, il pouvait se laisser aller à ses rêves. Il pouvait admirer la création de D.ieu et passer la plus grande partie de son temps à l’étude de la Torah et l’adoration de D.ieu.
Une chose l’ennuyait cependant. Il n’avait pas de livres saints pour ses études. Il n’avait pas la permission de les apporter de la ville, car on ne les prêtait pas en dehors du Beth Hamidrache. Il ne connaissait personne à qui il aurait pu emprunter de tels livres, même s’il avait voulu attirer l’attention sur ses études, ce qu’il ne souhaitait certes pas. Et ainsi, pendant les premiers jours de son travail de « gardien » il dut se contenter de réviser par cœur tout ce qu’il avait appris auparavant. Il aurait aimé apprendre quelque chose de plus, quelque chose de nouveau, mais pour cela il avait besoin de livres. Il se rappela alors le vieil homme du Beth Hamidrache des faubourgs de Lyozna, où il était demeuré longtemps. Barou’h décida d’aller parler avec lui et lui demander la permission d’emprunter des livres au Beth Hamidrache. Le vieil homme y consentit volontiers et lui permit d’emprunter ce qu’il voulait.
Maintenant Barou’h était parfaitement heureux. Il pouvait s’asseoir dans le verger et étudier tout son saoul. Deux fois par jour, il allait en ville pour prier avec un minyane. Pendant qu’il allait en ville et qu’il en revenait, il révisait tout ce qu’il avait appris dans le verger. Il n’avait pas grand-chose à faire dans le verger. Tout ce qu’il avait à faire était de se promener et de veiller à ce qu’aucun animal ne s’y introduise, que les oiseaux n’abîment pas les fruits, ni que les paysans d’alentour ne les volent. Ainsi Barou’h avait assez de temps à consacrer à l’étude et à la méditation de graves sujets.
Tandis que Barou’h était au verger, il respectait scrupuleusement chaque mitsva. Tous les jours de Chabbat, il faisait un eirouv te’houmine, de sorte que, pour le Chabbat, il pouvait aussi aller en ville et en revenir. Mais le premier Chabbat, revenant le matin du Beth Hamidrache, il se rappela soudain qu’il n’avait pris aucun arrangement avec son employeur pour être relevé de ses fonctions de surveillance du verger contre les oiseaux le jour du Chabbat. Il se rappela aussi qu’il n’avait pas convenu avec son employeur de ne recevoir aucun salaire pour ce jour-là. Il réfléchit à la question et décida qu’il devrait demander à son employeur d’embaucher un non-juif comme « gardien » le jour du Chabbat et déduire son salaire de ses propres gages.
Le fait qu’il n’avait pas eu la prévoyance de penser à ces choses avant le Chabbat, bouleversa profondément Barou’h. Cela ne prouvait-il pas qu’il n’était pas assez soucieux de ses devoirs religieux ? Cela ne montrait-il pas qu’en dépit de toutes ses souffrances et ses sacrifices, il était encore bien loin du but ? Il fit un sévère examen de conscience. Comment avait-il pu négliger des dinim tellement précis ? Comment avait-il pu être si étourdi ? Ce Chabbat fut certainement gâché pour lui. Il marchait de long en large dans le verger cherchant un moyen de réparer sa faute.
Barou’h se décida finalement pour un châtiment qu’il s’imposerait à lui-même en guise de pénitence. Tout d’abord, il décida qu’il devait quitter le verger au risque de connaître à nouveau la faim. En même temps, il consacrerait tous ses instants à prier D.ieu pour le pardon de ses fautes, promettant de les éviter à l’avenir. Il avait même décidé de la façon dont il organiserait sa période de pénitence, qu’il avait fixée à trois semaines. Il s’abstiendrait de toute nourriture pendant trois jours consécutifs et ensuite il jeûnerait régulièrement deux fois par semaine. Pendant les périodes de jeûne, il étudierait le Talmud pendant toute la nuit et ne dormirait que deux ou trois heures dans la journée. Pendant ces trois semaines, il s’était aussi imposé la tâche d’apprendre par cœur le traité du Chabbat tout entier.
Ayant décidé de sa pénitence, il se sentit le cœur plus léger. Dès le lendemain, il alla trouver son employeur et lui dit qu’il s’était produit un événement l’obligeant à abandonner son travail pendant un certain temps, et pendant cette période, son employeur devrait prendre un autre gardien à sa place.
Le vieux jardinier le pria de rester et lui promit de s’occuper de la question le jour suivant. Il dit à Barou’h qu’il lui serait terriblement difficile de trouver une personne convenable, sur qui il pourrait se reposer, et que plusieurs jours pourraient s’écouler avant qu’il n’ait trouvé quelqu’un pour le remplacer. Barou’h retourna au verger, se préparant même temps pour sa pénitence.
Le lendemain, quand Abraham pénétra dans le verger, il entendit, venant de la cabane du gardien, un cri à fendre l’âme, comme de quelqu’un en prières. Mais sûrement, une telle prière ne pouvait venir que d’un saint ! Qui pouvait être dans la cabane ?
Il ne pouvait imaginer que c’était son gardien Barou’h. Bientôt cependant Abraham n’eut plus de doute quant à l’identité du dévot. Ce n’était nul autre que Barou’h. Abraham écouta les prières de Barou’h pendant quelques instants. Il était fasciné.
Après avoir prié pendant longtemps, Barou’h continua par des Psaumes qu’il récitait avec beaucoup de ferveur. Après quoi Barou’h se mit à étudier le Talmud d’une voix douce et avec un enthousiasme farouche.
Abraham vit immédiatement que ce n’était pas là un gardien ordinaire. Il ne s’approcha pas de la cabane afin de ne pas trahir sa présence. Il ne voulait pas que Barou’h sût qu’il avait découvert son secret, aussi il s’en retourna chez lui.
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