Le lendemain, les deux associés Abraham et Azriel, et tous les autres ouvriers vinrent au verger pour continuer la cueillette des fruits. Comme d’habitude, Barou’h participa de bon gré au travail. On apprit par des gens du château que le jeune enfant du châtelain qui s’était brûlé la veille au soir était mort. Barou’h en éprouva du chagrin comme si, en quelque sorte, il était mêlé à cette affaire. Cependant, il ne dit pas mot de ce qu’il savait de l’accident.

Le jour passait et Barou’h commença à éprouver un sentiment de malaise. Il pressentait que les enfants du châtelain se croiraient obligés de respecter leur rendez-vous avec lui, malgré la mort tragique de l’enfant.

De quoi pourrait-il parler avec eux ? Comment devrait-il se comporter vis-à-vis d’eux ? Le vieux châtelain était au moins une personne sérieuse et il avait fait bonne impression sur lui. Ses enfants étaient d’une nature différente. Rien de bon ne pouvait advenir de leur visite.

Juste avant la tombée de la nuit, Barou’h se rendit en ville comme de coutume pour l’office du soir. Il avait décidé d’avoir une conversation sérieuse avec Abraham. Il lui conta tout ce qui s’était passé.

« J’en suis arrivé à la conclusion que je n’ose plus dormir dans le verger, dit Barou’h. Il faudra que vous trouviez quelqu’un pour me remplacer. »

Abraham écouta et accepta la suggestion de Barou’h, bien qu’il ne fût pas sûr du tout que les enfants du châtelain viendraient comme ils l’avaient promis.

Ce soir-là Barou’h ne retourna pas au verger. Abraham et Azriel allèrent à sa place y monter la garde. Abraham ne rapporta pas à son associé ce que lui avait dit Barou’h. Il lui dit seulement que Barou’h ne se sentait pas assez bien pour surveiller le verger cette nuit-là. Abraham dut admettre que les craintes de Barou’h étaient justifiées, car les enfants du châtelain vinrent au verger, mais voyant que Barou’h n’y était pas, ils s’en retournèrent déçus.

Le lendemain Barou’h vint travailler au verger comme ses compagnons de travail, mais de nouveau il retourna en ville avec eux pour la nuit. Il ne dormirait plus au verger. De toute façon, c’était maintenant une question de quelques jours et le travail du verger serait terminé. On était déjà à la fin du mois d’Eloul.

Quand le travail du verger fut terminé, les deux associés payèrent Barou’h qui se remit à étudier dans le Beth-Hamidrache. Il avait épargné assez d’argent pour vivre pendant quelque temps. Il avait besoin de si peu. Il jeûnait en général les lundis et jeudis et mangeait très peu les autres jours de la semaine. Il se permettait un peu plus les jours de Chabbat seulement. Le plus important était d’étudier maintenant que ses besoins immédiats étaient couverts. Barou’h étudiait non seulement le Talmud et les Téchouvoth, mais aussi des livres sur l’éthique.

Les Yamim Noraïm (les Jours Solennels) étaient passés. L’hiver s’approchait avec ses longues nuits. Barou’h avait maintenant des mois entiers de jours et de nuits ininterrompus pour étudier, et il se consacra entièrement à l’étude de la Torah de toute l’ardeur de son âme. Tandis qu’il était dans le Beth-Hamidrache durant ces longues nuits, pratiquement seul, il pouvait encore faire semblant de n’être qu’un jeune homme ordinaire, nullement exceptionnel si ce n’est dans le fait d’avoir élu domicile dans le Beth-Hamidrache. Personne ne faisait spécialement attention à lui et c’était exactement ce qu’il voulait.

Pendant l’une de ces nuits, un de ses anciens employeurs vint au Beth-Hamidrache. C’était Abraham. Barou’h était tellement absorbé par ses études qu’il ne remarqua pas le visiteur jusqu’au moment où celui-ci lui adressa la parole.

Ils causèrent un instant puis Abraham dit : « Je t’ai toujours observé. Jusqu’à maintenant je ne voulais pas que tu saches que j’avais découvert ton secret et que je savais que tu n’es pas le jeune homme ordinaire que tu prétends être. Plus d’une fois, je me suis caché dans le verger et t’ai écouté tandis que tu chantais dans ton étude. Je n’ai révélé ton secret à personne. Le temps est venu cependant que je te dise que je sais qui tu es. Par conséquent, je suis venu te demander de fixer une heure où nous pourrons étudier ensemble. J’ai une demande spéciale à te faire, c’est que nous étudiions ensemble ‘Hochène Michpath. »

Pendant un moment Barou’h resta silencieux. Il ne savait que répondre à son ancien employeur Abraham le jardinier. Abraham remarqua l’indécision de Barou’h, alors il s’assit près de lui et commença à réciter un passage particulièrement difficile du Talmud. Il fit des commentaires nouveaux qu’il avait appris de son vieux maître Rabbi Abraham-Zéev de Bieshenkovitch. Barou’h écoutait ces arguments qu’il entendait pour la première fois et fut transporté. Abraham lui-même était très instruit et pouvait répéter tout ce qu’il avait appris de son vieux maître qui était célèbre pour sa brillante érudition.

Abraham était renommé pour sa grande science talmudique et il conduisait habituellement un chiour dans le « Beth-Hamidrache de Rabbi Kaddiche l’orphelin » à Lyozna. Des hommes qui connaissaient le Talmud sur le bout du doigt assistaient à ce chiour. Abraham se distinguait non seulement par la profondeur et l’acuité de son esprit, mais aussi par l’élégance de sa méthode et sa clarté de pensée.

Il commença un exposé sur le traité talmudique relatif aux sacrifices, qui était nouveau pour Barou’h, car il s’était concentré sur les traités des Nézikine (les lois relatives aux préjudices). Barou’h écoutait fasciné. Il voyait que non seulement il aurait en Abraham un merveilleux compagnon, mais aussi qu’il pourrait recueillir tout ce que lui, Abraham, avait appris de son vieux maître Rabbi Abraham-Zéev, le prodige de Bieshenkovitch.

Tandis qu’Abraham continuait son exposé talmudique, son visage était éclairé d’une lumière qui rappelait à Barou’h le visage radieux de son père quand, lui aussi, il étudiait la Torah. Cette ressemblance le rapprocha en quelque sorte d’Abraham et il sentit qu’il n’avait plus besoin de lui cacher quoi que ce soit. Abraham promit à Barou’h qu’il garderait son secret aussi longtemps qu’il le voudrait.

Pendant tout l’hiver, ils étudièrent ensemble durant les longues nuits. Ils éprouvaient tous les deux beaucoup de plaisir à leurs études en commun et, quant à Barou’h, l’hiver aurait pu durer toute sa vie, car il lui restait encore assez d’argent pour vivre sur ce qu’il avait économisé et il avait un compagnon et maître avec lequel il pouvait étudier.

Vint le mois de Nissan et, avec lui, tous les Juifs de Lyozna commencèrent à faire leurs préparatifs pour Pessa’h. Les boulangeries se mirent à cuire les matsot et la ville entière était en proie à la hâte et à l’activité. Tout le monde était occupé. Les maîtres fermaient leurs écoles, les élèves se relâchaient dans leurs études et tous se préparaient à la fête qui approchait. Pour la même raison, Abraham cessa de venir voir Barou’h toutes les nuits comme auparavant. « La sainte fête approche, dit Abraham à Barou’h. Pendant tout ce temps je ne t’ai pas invité à ma table, car je savais que tu préfèrerais ne pas venir, mais Pessa’h est une chose différente. Pessa’h doit être célébré convenablement et je désire vivement que tu le passes avec moi, chez moi. Tu seras le bienvenu. »

Pendant quelques nuits Abraham et Barou’h ne se virent pas. Quelques jours avant Pessa’h, Abraham vint au Beth-Hamidrache pour rappeler à Barou’h qu’il l’attendait pour les Sédarim et pour tout le Yom Tov. Mais Barou’h n’était plus dans le Beth-Hamidrache; il avait disparu. Apparemment, il ne voulait pas accepter l’invitation d’Abraham, et, en même temps, il ne voulait pas lui refuser son hospitalité, aussi il disparut simplement sans laisser de trace derrière lui.

Abraham fut profondément bouleversé par la disparition de Barou’h, mais que pouvait-il y faire ? Il ne savait absolument pas où le chercher.

Et qu’était-il arrivé à Barou’h ? Barou’h, qui avait entendu tellement parler du grand Rabbi Abraham-Zéev de Bieshenkovitch, sentit soudain un désir irrésistible d’aller à Bieshenkovitch et de devenir disciple de ce grand savant.