Après avoir erré à travers un grand nombre de bourgades, Barou’h arriva finalement à Lyozna. Là, il s’installa bientôt pour étudier dans le grand Beth Hamidrache. Barou’h avait économisé un peu d’argent grâce aux divers pénibles métiers qu’il avait exercés dans les bourgades où il avait vécu. Quelque modestes qu’aient été ses gains, ses besoins quotidiens étaient toujours plus modestes. Un petit morceau de pain dur, quelque chose avec le pain, et Barou’h était content. Les chaussures, les vêtements, tout cela était sans grande importance pour lui. C’est pourquoi il trouva les moyens d’amener à Lyozna un petit pécule qui suffirait à ses modestes besoins pour quelque temps.
Ainsi Barou’h put s’installer pour étudier au Beth Hamidrache sans souci, et avec un grand zèle. Ce fut vraiment une période heureuse pour le jeune homme alors âgé de dix-sept ans. Pas de soucis à se faire pour le gagne-pain et libre d’étudier nuit et jour !
Quand un jeune homme tel que Barou’h – un parfait étranger – arrive et se met à étudier aussi assidûment dans le Beth Hamidrache, ne demandant rien à personne, même pas un sou, il attire fatalement l’attention. Ezra, le chammache (bedeau) du Beth Hamidrache, fut le premier à remarquer le jeune étudiant. Il demanda à Barou’h s’il ne souhaitait pas que quelqu’un lui procure ses repas et autres choses nécessaires. Barou’h répondit qu’il ne désirait ni n’avait besoin d’aide de qui que ce soit. Il avait tout ce dont il avait besoin.
Barou’h, s’étant installé comme chez lui dans le Beth Hamidrache, aidait souvent le bedeau dans ses diverses tâches. Il l’aidait à balayer le Beth Hamidrache, il apportait de l’eau pour le bassin et emportait l’eau dont les fidèles s’étaient lavé les mains. Il aidait à allumer les lampes et les cierges avant le Chabbat et les autres jours de la semaine. En fait, il devint presque l’assistant d’Ezra. Bien que le bedeau veuille le dédommager pour son travail, Barou’h refusait tout paiement, disant que l’aider était pour lui un honneur et que, de toute façon, il n’avait besoin d’aucune récompense. Quand il lui faudrait quelque chose pour ses besoins physiques, il pourrait toujours aller travailler, mais pour le moment il ne manquait de rien.
Ezra haussait les épaules. Il n’avait jamais vu personne comme Barou’h. Il parla de lui à Éliézer Zoundel, le gardien du Beth Hamidrache, avec une grande admiration. Les autres fidèles habituels du Beth Hamidrache entendirent également parler de Barou’h et s’intéressèrent au jeune homme qui étudiait avec tant de zèle dans le Beth Hamidrache. « Qui est-il ? D’où vient-il ? » demandait Éliézer Zoundel le gardien. Le bedeau haussait les épaules, il ne savait vraiment pas. « Je n’ai absolument rien pu en tirer, disait Ezra. Il semble qu’il ne veuille rien dire. » Le gardien lui-même chercha à avoir des informations en bavardant amicalement avec Barou’h. Il lui proposa aussi de s’occuper de lui. Barou’h cependant ne manifestait aucun désir de parler de sa famille ni de ses parents, ni de dire d’où il venait et pourquoi il avait choisi de venir à Lyozna. Il refusa l’aide du gardien.
Le gardien vit qu’il n’arrivait à rien avec Barou’h qui semblait très entêté. Il conclut que Barou’h était sûrement an peu bizarre et, allant voir le bedeau, lui dit : « Je ne peux rien faire de lui. Nous ne pouvons absolument pas le laisser mourir de faim. » Ainsi encouragé, Ezra essaya de nouveau d’obtenir de Barou’h quelque information sur lui-même. Le bedeau cessa également d’admettre les refus qu’opposait Barou’h à ses invitations et il insista pour l’emmener manger chez lui.
« Il n’est pas juste pour qui que ce soit de supporter une telle manière de vivre », insistait Ezra auprès de Barou’h. Mais celui-ci demeurait inébranlable.
Quand Barou’h vit qu’il ne pourrait échapper à l’emprise d’Ezra, il quitta le grand Beth Hamidrache et alla s’installer dans le plus petit, situé dans les faubourgs de la ville. Là, personne ne le dérangea. Il pouvait faire ce que bon lui semblait.
Barou’h vit, cependant, que le peu d’argent qu’il avait apporté à Lyozna et avec lequel il avait pu vivre, diminuait lentement mais sûrement. Bientôt il n’aurait même pas assez pour acheter du pain. Aussi commença-t-il à faire très attention et à épargner même sur sa ration de pain sec. Il se mit à chercher de nouvelles possibilités de gagner quelque chose. Il alla en ville pour trouver du travail. Il pensa à devenir portefaix, mais il vit que Lyozna en avait déjà plus que suffisamment, et qu’ils étaient tous mariés. « Je ne voudrais pas leur enlever leur gagne-pain », se dit Barou’h, et il chercha autre chose. Il pensa à se faire porteur d’eau, mais s’aperçut que la majorité des habitants de Lyozna étaient trop pauvres pour se permettre le luxe d’employer un porteur d’eau ; ils allaient tous aux puits ou à la rivière et portaient l’eau eux-mêmes. Quant à la petite minorité d’habitants plus riches, ils avaient leurs porteurs d’eau attitrés, aussi Barou’h n’aurait pas voulu leur enlever leur pratique, qu’à D.ieu ne plaise ! Pour lui, cela aurait été injuste.
Barou’h se serait fait bûcheron, mais là encore, il y avait assez de pauvres gens prêts à se louer comme bûcherons ou à faire de semblables gros travaux.
Barou’h était déterminé à ne pas entrer en concurrence avec ces gens qui avaient besoin de tout ce qu’ils pouvaient gagner, pour se nourrir eux et leurs familles. Il commença à se sentir vraiment découragé et son cœur était profondément ému, ému de compassion pour tous ces pauvres gens qu’il voyait en lutte avec une misérable existence. Il commença à se reprocher de n’avoir pas été plus prudent afin de faire durer son argent plus longtemps et décida qu’avec ce qui lui restait, si peu que ce fût, il serait vraiment très économe, et mangerait encore moins qu’auparavant. Il mourait presque de faim, mais ne ralentissait pas ses études. Au contraire, il étudiait plus intensément qu’avant.
Les fidèles du petit Beth Hamidrache étaient tous de véritables indigents. Ils avaient tous leurs propres ennuis et s’occupaient peu du jeune étudiant. Personne ne se souciait de savoir comment il vivait. Son visage pâle et émacié indiquait clairement que Barou’h souffrait de la faim. Mais, pour les membres de la communauté de ce petit Beth Hamidrache, ce n’était pas nouveau, ils avaient l’habitude de voir des gens à demi morts de faim.
Ce Beth Hamidrache était trop pauvre pour employer un bedeau, mais un vieil homme s’était proposé pour servir de bedeau à titre bénévole ; à l’occasion, un fidèle lui glissait une pièce de monnaie et il arrivait ainsi à vivre.
Ce vieil homme vit avec quel zèle Barou’h étudiait dans le Beth Hamidrache, et il ne pouvait s’empêcher de voir qu’il n’avait pas assez à manger. Il était peiné de sentir qu’il ne pouvait aider Barou’h, ne sachant pas que son aide aurait été refusée s’il l’avait offerte.
En général, il avait peu affaire à Barou’h. Il avait conscience d’être un vieil homme ignorant et comment aurait-il osé aborder ce jeune et brillant étudiant ?
L’hiver s’écoula ainsi et le printemps revint. Comme Barou’h habitait dans les faubourgs de la ville, il se sentait très près de la création de D.ieu qu’il aimait si tendrement. Il se mit à faire de longues promenades dans la campagne. Le soleil brillait, le ciel était bleu et la terre était couverte d’un vert manteau. Les arbres fleurissaient et les bois et les champs remplissaient l’air de leurs parfums.
Les oiseaux chantaient et les abeilles bourdonnaient. C’était l’époque de l’année où Barou’h aimait à s’étendre sur l’herbe sous un arbre et à rêver. Avec l’air frais et grâce à une plus grande concentration dans ses études, il oubliait ses soucis et sa faim.
À l’approche de Chavouot, Barou’h vit disparaître ses dernières pièces de monnaie. Pour ce saint Yom Tov, il fallait qu’il eût des ‘halloth (du pain blanc) tout au moins pour le Kiddouch. Ce saint Yom Tov, « l’époque de la promulgation de notre Torah », ne pouvait être traité à la légère. Alors que devait-il faire ? Il décida de jeûner pendant quelques jours qui précédaient Yom Tov, afin de pouvoir acheter ses ‘halloth indispensables pour la fête. Mais que se passerait-il après Yom Tov ? Il avait absolument atteint la fin de ses ressources et était vraiment très inquiet.
Il se blâmait sévèrement. Pourquoi ne pouvait-il avoir une plus grande foi en D.ieu ? Barou’h étudiait à ce moment-là de nombreux livres de Moussar (éthique) et il savait quelle grande vertu était la foi. Mais cette vertu pouvait-elle être pratiquée quand on se sentait dans un tel dénuement et sans un sou vaillant ? Barou’h sentit qu’il devrait s’élever à un niveau si haut que, même dans sa condition désespérée, il ne perdrait pas un seul moment sa foi dans le Tout-Puissant. Ce n’était pas à lui de demander le comment et le pourquoi. Il n’avait qu’à s’en remettre au Tout-Puissant qui nourrissait toutes ses créatures et qui le nourrirait sûrement lui aussi.
De plus, en cette période de fête, ce n’était vraiment pas le moment de se laisser aller au désespoir. Chavouot était proche et la nature s’éveillait dans toute sa splendeur. Il suffisait d’aller dans la campagne, laissant derrière soi la ville et sa pauvreté, ses épreuves et ses tribulations, et de s’abandonner à contempler la merveilleuse création de D.ieu. Quelle beauté on pouvait admirer ! Et comme le cœur se réjouissait ! Qui avait jamais entendu parler de soucis ? Là s’étendait un monde où toute la création chantait un hymne de louange au Créateur.
En de tels moments, Barou’h se sentait partie intégrante de cette création et en communion intime avec D.ieu lui-même.
En de tels moments aussi, il était impossible de penser à des choses aussi triviales que le corps et les besoins physiques. L’âme supplantait entièrement le corps.
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