Deux ans après qu’il eût épousé sa seconde femme, un voyageur qui passait par Loubavitch vit Wolf et, en proie à une vive agitation, dit à tout le monde : « Ne savez-vous pas qui il est ? C’est Rabbi Wolf le ilouï, le savant de Loutzk, connu du monde entier ! Il a disparu voilà des années avec sa femme, la fille du Gaon, Rabbi Isaac Gherchon, rabbin de Loutzk, et personne ne savait où ils étaient allés. »

Enfin maintenant les habitants de Loubavitch découvraient que Wolf le savetier était un homme de Science qui, pendant des années, avait mené une vie secrète. Maintenant on comprenait aussi pourquoi Benjamin et lui avaient été de si grands amis. L’émoi était grand à Loubavitch. Wolf aurait pu avoir honneur et dignités. Il aurait pu aussi abandonner son travail de savetier, mais il ne voulait pas en entendre parler. Il désirait continuer sa manière de vivre et, si c’était impossible à Loubavitch où maintenant on connaissait son secret, il disparaîtrait de nouveau.

Le mode de vie qu’il s’était choisi ne conduisait ni aux richesses ni aux honneurs. Il n’avait pas non plus l’intention d’utiliser sa connaissance de la Torah comme un moyen de parvenir à une existence fastueuse. Il voulait gagner sa vie en travaillant de ses mains. Pour lui, le principe « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » avait une signification précise. Il ne voulait pas rester parmi des gens qui savaient qu’il n’était pas un simple ouvrier. Pour cette raison il devait quitter la ville.

Wolf comblait son désir de vivre parmi les ouvriers et les gens simples qu’il aimait de toute la ferveur de son âme

Cette fois, cependant, cela ne semblait pas si simple. Sa première femme avait été heureuse de partager sa vie d’exil et de pauvreté, car c’était une personnalité aussi élevée que lui, et elle était prête à faire les mêmes sacrifices. Mais sa deuxième épouse n’était qu’une femme simple, fille d’un tailleur, veuve d’un ouvrier. Il ne savait pas comment elle réagirait maintenant qu’elle avait appris que son mari n’était pas un simple savetier, mais un célèbre savant. Aussi Wolf lui soumit-il le choix entre les deux possibilités suivantes : ou elle le suivrait là où il irait, ou bien elle pourrait obtenir le divorce. Il ne pouvait ni ne voulait en aucune façon rester à Loubavitch.

Sa femme ne voulait pas divorcer. Elle accepta de l’accompagner dans son nouvel exil et, quelques jours plus tard, mari et femme disparurent de Loubavitch.

Alors commença un long exil pour Wolf et sa femme. Ils allaient de ville en ville, vivant du produit de son travail de savetier, métier qu’il exerçait avec beaucoup d’ardeur, car, pour lui, c’était plus qu’un moyen de gagner modestement sa vie ou qu’un bouclier derrière lequel il pouvait cacher sa vertu et son savoir.

Wolf trouvait dans son travail la satisfaction et l’idéal de sa vie. En particulier il comblait son désir de vivre parmi les ouvriers et les gens simples qu’il aimait de toute la ferveur de son âme. Son métier de savetier lui donnait aussi l’occasion de faire le bien, en particulier aux pauvres. On peut porter n’importe quel vêtement, mais les chaussures doivent être en bon état pour affronter le froid et la neige en hiver et la pluie durant toute l’année.

Wolf faisait payer son travail à des tarifs aussi bas que possible, premièrement parce qu’il ne cherchait pas à vivre largement, mais souhaitait seulement avoir le strict minimum pour lui-même et sa femme. Deuxièmement, en prenant si peu, il donnait la possibilité aux gens très pauvres de se faire faire des chaussures neuves ou, tout au moins, de faire réparer leurs vieilles.

Wolf continua ainsi ses voyages jusqu’à ce qu’il atteignit un village en Wolhynie, non loin de Loukatch, où il s’installa de façon définitive. « Définitive », oui, tant qu’il ne serait pas obligé de quitter l’endroit comme ce fut le cas à Loubavitch.

Dans ce village, Wolf avait dès l’abord trouvé la satisfaction qu’il avait cherchée depuis son départ de Loubavitch. Il pouvait mener une vie tranquille et modeste sans que personne ne se doute qu’il était un grand homme déguisé. Wolf s’était acquis une grande renommée parmi les Juifs et les Gentils, mais seulement pour son honnêteté et sa conscience professionnelle. De plus, on l’aimait pour ses manières tranquilles et parce qu’il ne disait jamais de mal de son prochain. Il ne se querellait avec personne et, comme dit le proverbe, « Il n’aurait pas fait de mal à une mouche ». En réalité Wolf parlait très peu et on le prenait pour un homme silencieux. Son silence était mis sur le compte de sa simplicité aussi bien que de sa bonté. Les villageois lui avaient donné un sobriquet : Wolfké Dobri, « le bon Wolf ».

Les choses auraient pu continuer ainsi, personne ne sachant que cet homme tranquille était une grande personnalité et homme de grand talent, si un événement inattendu n’avait contraint Wolf à faire ses bagages et partir...