La principale raison pour laquelle on cessa de prêter une attention particulière à Benjamin fut que, juste à cette époque, il était devenu le compère d’un homme soudainement apparu à Loubavitch. Personne ne songeait à prendre garde à ce nouveau venu, car qu’était-ce après tout, sinon un simple savetier, et pauvre avec ça !

Wolf, tel était le nom du savetier. Avec sa femme, il venait, disait-il, d’une petite ville en Volhynie. Il ne donnait aucune raison pour leur venue à Loubavitch et personne n’était assez curieux pour s’interroger à ce sujet. Il ne pouvait s’attendre à y gagner beaucoup d’argent, mais apparemment Wolf ne se tracassait pas à ce sujet.

Ce Wolf ne se distinguait en aucune façon. Il devint membre de la ‘Hevrath Tehilim, le Cercle des Psaumes, et, avec les autres ouvriers, il allait régulièrement au Beth Hamidrache, le matin de très bonne heure, pour lire les psaumes avant l’office du matin. Il devint également membre de la société Poalei Tsédek (les « Ouvriers Justes ») qui se réunissaient pour étudier les Michnayoth et Eïn Yaakov.

Wolf s’asseyait au bout de la table et écoutait. Personne n’aurait pu affirmer que le savetier saisissait et comprenait la signification du cours.

Un an environ s’était écoulé depuis l’affaire des brigands quand apparut à Loubavitch un personnage alors célèbre

Le savetier avait certainement un bon cœur et de bonnes intentions, mais étaient-ce là des raisons suffisantes pour faire des façons autour de cet homme simple ? Donc, on ne faisait pas d’histoires à son sujet.

De temps à autre, Wolf disparaissait de Loubavitch. On le voyait sortir portant sur l’épaule un paquet qui, sûrement, ne contenait pas plus que ses Tallith et Téfiline, la nourriture que sa femme lui avait enveloppée et ses outils de savetier. Wolf ne se montrait pas à Loubavitch pendant plusieurs semaines et lorsque, à son retour, on lui demandait où il était allé, il disait qu’il avait été de village en village rapiéçant et réparant les chaussures, les souliers et les sandales des paysans, jusqu’au château de quelque gentilhomme pour faire des chaussures neuves pour la noblesse.

C’était avec ce savetier Wolf que Benjamin s’était subitement lié d’amitié. Il arrivait même que Benjamin quittât Loubavitch en même temps que Wolf et y revienne avec lui. En somme, il semblait qu’ils s’accompagnaient mutuellement dans leurs courses à travers les villages voisins. Car, après tout, ils n’étaient ni rivaux ni concurrents en affaires. Benjamin vendait diverses sortes de marchandises tandis que Wolf exerçait son métier de savetier.

Quand deux personnes deviennent d’aussi bons amis et ne font pas un pas l’un sans l’autre, il est évident que l’un ne vaut pas mieux que l’autre. Chacun pouvait voir que Wolf n’était rien de plus qu’un savetier très simple, bien que très honnête, et on pouvait difficilement placer Benjamin sur un plan plus élevé.

Un an environ s’était écoulé depuis l’affaire des brigands quand apparut à Loubavitch un personnage alors célèbre. C’était Rabbi Betsalel Ouri de Polotzk, connu pour être un grand Mystique doué de pouvoirs surnaturels. À son arrivée à Loubavitch, il étonna grandement les habitants juifs en s’informant auprès d’eux, avec un respect évident, de Benjamin le colporteur.

« Que signifie, Rabbi, votre attitude respectueuse envers Benjamin ? » lui demanda-t-on avec stupéfaction. À quoi, le visiteur répondit : « Apparemment vous ignorez que Rabbi Benjamin est un Mystique et que c’est grâce à ses pouvoirs mystiques qu’il a maîtrisé les brigands. » On l’écoutait avec étonnement. Cela ne serait jamais venu à l’esprit des habitants de Loubavitch. Si quelqu’un d’autre que Rabbi Betsalel Ouri de Polotzk, un aussi grand Tsadik, le leur avait dit, ils ne l’auraient jamais cru. Mais naturellement il ne pouvait y avoir place pour le doute en la matière.

Mais où donc était Benjamin maintenant ? On le chercha dans toute la ville. Puis on se rappela qu’il avait quitté Loubavitch depuis plusieurs semaines déjà, et comme toujours à l’époque où Wolf le savetier était parti. Était-il vraiment possible alors qu’il existât quelque lien entre les deux hommes ? Que leurs disparitions simultanées et leur amitié aient une signification spéciale ?

Vraiment, il ne pouvait y avoir d’autre explication que de conclure que Wolf le savetier était lui aussi un Mystique, étant donné l’amitié profonde qui l’unissait à Benjamin. Mais Rabbi Betsalel Ouri avait parlé seulement de Benjamin et non de Wolf. Rabbi Betsalel Ouri avait cherché seulement le colporteur et non le savetier. De toute façon, ni l’un ni l’autre n’étaient à ce moment-là à Loubavitch et personne, pas même leurs épouses, ne savait exactement quand ils seraient de retour.

Rabbi Betsalel Ouri devait avoir un message spécial pour Benjamin à en juger par son vif désir de le trouver, désir qu’il ne cherchait pas à déguiser. Ne voyant aucune raison pour attendre à Loubavitch le retour hypothétique de Benjamin, Rabbi Betsalel Ouri partit à sa recherche.

Tout Loubavitch parlait maintenant de Rabbi Benjamin, le Mystique et « faiseur de miracles ». Maintenant il apparaissait clairement que sa victoire sur les brigands avait été obtenue grâce à ses pouvoirs surnaturels. Tous étaient prêts à l’acclamer et lui offrir leur respect et leur vénération. Mais où était parti Benjamin ? Nul ne le savait...