I
C'était pendant cette sombre période où de terribles tragédies devaient marquer l'histoire des communautés juives de France, alors à leur apogée. Dans une des régions méridionales de ce pays vivait l'un de nos plus illustres érudits, l'un de nos philosophes les plus éminents de ce temps. C'était Rabbi Lévi ben Guerchone, connu sons le nom abrégé de RaLBaG ou encore « Guerchonide ».
Le cruel Philippe IV régnait alors, entreprenant guerre sur guerre, les unes plus ruineuses que les autres, contre ses voisins. Quand ses caisses furent vides, acculé par le besoin d'argent, il décréta que tous les Juifs seraient chassés de France et leurs biens confisqués au profit de la couronne. Ce fut le 10 Av en l'an 5066 (1306) – Rabbi Lévi avait dix-huit ans – que la terrible catastrophe s'abattit sur ses frères. Toutefois, Rabbi Lévi eut la bonne fortune d'y échapper. Il était né à Bagnols, petite ville du Midi, et la province, qui avait fait naguère partie de l'Espagne, n'appartenait pas au roi de France, mais au Pape. Ainsi furent épargnées au grand érudit les vicissitudes dont pâtirent ses coreligionnaires, encore qu'il ne manquât pas d'élever des protestations véhémentes dans ses écrits, déplorant le manque de compréhension et l'inculture où était tombé le monde pour admettre que fussent perpétrés des actes si cruels contre un peuple innocent et sans défense.
Rabbi Lévi ben Guerchone voua toute sa vie à la diffusion des connaissances parmi ses frères, et à promouvoir la science et la tolérance dans le monde entier. Issu d'une longue lignée d'hommes qui avaient dirigé les destinées du peuple juif de France pendant de nombreuses années, il révéla, encore tout jeune, ses dons exceptionnels. Non seulement sa maîtrise de tout ce qui avait trait au Talmud était considérable, mais aussi, médecin de grande valeur dès l'âge de trente ans, ses services furent recherchés par la noblesse des cours du sud de la France. En même temps, il s'était familiarisé avec toutes les sciences naturelles connues en son temps. Son génie universel lui permit de battre en brèche quantité de théories astronomiques largement admises jusqu'alors.
Dans un traité où il critiquait et corrigeait les fautes du système ptolémaïque accepté sans réserve par ses contemporains, il anticipait sur le travail accompli plus tard par les grands hommes de science. Non content d'exceller dans les théories astronomiques, il inventa aussi un instrument qui permit aux savants d'étudier et d'observer le mouvement des astres et des planètes. Son ouvrage décrivant cette invention et exposant sa théorie générale de l'astronomie fit une si profonde impression sur ses contemporains que le Pape Clément VI, lui-même féru de sciences, le fit traduire en latin. En tant que « Magister Leo Hebraeus », Rabbi Lévi ben Guerchone figura, pour l'astronomie, comme l'une des autorités du Moyen-âge avancé.
Son esprit inventif fit de lui le précurseur d'une autre grande invention : l'appareil photographique. En effet, il construisit un modèle de « chambre noire » qui préfigurait l'appareil photographique moderne par ses traits les plus caractéristiques et qu'on devait développer plus de cinq siècles après. En outre, les mathématiques et l'étude de la nature furent des sciences où excella également Rabbi Lévi ben Guerchone. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il fût considéré comme l'un des érudits les plus grands et les plus universels de son époque.
Rabbi Lévi ben Guerchone ne fit pas moins dans le domaine de la philosophie. En effet, il occupe l'une des places les plus éminentes parmi les philosophes juifs après Maïmonide. Il rédigea de nombreux commentaires sur les écrits de l'illustre philosophe Averroès. Mais son ouvrage philosophique le plus important est son « Mil’hamoth Hachem » (« Les Guerres de D.ieu »). Dans ce livre, Rabbi Lévi ben Guerchone suit les traces de Maïmonide dans une tentative de réconcilier religion et philosophie (spécialement celle de la pensée aristotélicienne). Bien que Rabbi Lévi ben Guerchone – est-il nécessaire de le dire ? – adhérât strictement, à l'exemple de Maïmonide, aux traditions juives, les autorités rabbiniques de son temps n'accueillirent pas sans réticence, voire sans sévérité, ses ouvrages philosophiques.
II
La nature profondément religieuse du RaLBaG apparaît dans ses grands commentaires du 'Houmache, de certaines parties des Prophètes et des Écritures, commentaires qui l'ont rendu cher à tous ceux qui étudièrent dans le passé, comme à ceux qui étudient de nos jours, le TaNaKh. Cet attachement n'est pas dû seulement au contenu si riche de ces commentaires, mais également à la forme, car le RaLBaG exprime ses pensées profondes dans le style hébraïque le plus beau qui soit. Sa culture talmudique étendue, résultant de longues années d'étude, est évidente dans ces commentaires. Une partie de ceux-ci, contenant ses enseignements éthiques, fut publiée séparément sous le nom de « Toalioth » (« Avantages »), et prit place parmi les ouvrages d'éthique juive les plus populaires rédigés à cette époque.
Moins connu que son commentaire du TaNaKh est celui de la Michna intitulé « Yessod HaMichna » (« Fondement de la Michna ») qui témoigne de ses vastes connaissances en matière de Halakhah (loi juive). Rabbi Lévi ben Guerchone composa également de nombreux poèmes, en particulier des chants funèbres dans lesquels il se lamenta sur les terribles persécutions dont furent victimes ses frères de France.
Ces persécutions semblèrent n'avoir jamais de fin. Après la cruelle expulsion des Juifs par- Philippe IV, les communautés israélites, jusqu'alors si florissantes, ne purent jamais par la suite recouvrer entièrement leur ancien éclat. Pourtant, environ neuf ans plus tard, le roi Louis X avait invité les Juifs à retourner en France. De même Philippe V qui lui succéda, encouragea, lui aussi, les Israélites à se réinstaller en masse dans le pays. Ce qui n'empêcha pas leurs ennemis, qui jouissaient d'une grande influence auprès de l'église et de l'état, à continuer de les harceler.
Le « Soulèvement des Bergers » fut une terrible catastrophe pour les Juifs de France. Un berger ignorant allait racontant aux esprits naïfs qu'une « mission céleste » lui avait été confiée, lui ordonnant de lancer une croisade contre les Arabes ». Il réussit, aidé par l'ignorance et le fanatisme, à rassembler une armée de quarante mille hommes et entama sa croisade « sainte » par le massacre des Juifs sans défense. Quelque cent vingt communautés israélites furent ainsi anéanties.
Le cœur de Rabbi Lévi saignait pour ses frères malheureux, et le célèbre érudit usa de sa grande influence auprès de la cour papale à Avignon, ainsi que de ses relations avec d'autres puissantes notabilités, afin d'inciter les uns et les autres à prendre sous leur protection des milliers de Juifs réfugiés. Ceux-ci eurent ainsi la chance d'échapper aux vagues de massacres qui déferlaient sur la France et anéantissaient l'une après l'autre les communautés juives.
Rabbi Lévi ben Guerchone mourut en l'an 5104 (1344) à l'âge de cinquante-six ans.
Commencez une discussion