Rabbénou Moché ben Maïmone, connu sous l'acrostiche de son nom, RaMbaM, fut, à une époque de sa vie, l'objet d'une grave suspicion. Parmi les livres remarquables qu'il avait écrits, il y en eut qui furent considérés comme dangereux pour les étudiants dont le jugement n'avait pas encore suffisamment mûri.
Les ouvrages talmudiques du Rambam étaient reconnus par l'ensemble des rabbins et des érudits de son temps et des époques ultérieures comme véritablement marquants, et même comme l'œuvre d'un géant de l'érudition religieuse. Mais le Rambam fut aussi un grand médecin, un homme de science et un penseur éminent ; et il écrivit un ouvrage intitulé le « Guide des Égarés » dont il espérait qu'il serait accueilli avec une faveur égale à celle de ses autres œuvres.
Ceux qui étaient « égarés », et dans l'esprit desquels régnait la confusion relativement aux vraies croyances de la foi juive, trouvèrent, en effet, dans ce livre, un guide pour le véritable mode de vie judaïque. Mais il y avait les autres. Quelques rabbins en conçurent des craintes : les étudiants, nullement « égarés », qui le liraient ne risquaient-ils pas de voir la confusion envahir leur esprit ? Certains en arrivèrent même à douter que l'auteur de Michneh Torah (l'œuvre de Halakhah de Maïmonide, appelé simplement « le Rambam ») et celui du Moreh Nevoukhim (le « Guide des Égarés ») fussent une seule et même personne.
Aussi les rabbins d'Allemagne décidèrent-ils d'envoyer un de leurs collègues à Cordoue (où le Rambam était né et résidait alors), afin de prendre une mesure plus exacte du grand homme.
L'émissaire, Rabbi Meïr, accompagné d'un de ses étudiants les plus brillants, fit le long et difficile voyage jusqu'en Espagne. Ayant atteint les faubourgs de la ville, les deux hommes décidèrent de prendre un repos mérité au bord du fleuve dont les eaux étaient à cette époque particulièrement limpides. Ils en profitèrent pour se désaltérer. Puis Rabbi Meïr tira un livre de ses bagages et se plongea dans l'étude. Une fois reposés, les deux voyageurs reprirent leur chemin. Mais aucun d'eux ne s'aperçut que le séfère avait été oublié au bord de l'eau.
Les œufs et le livre
Arrivés à la maison de Rambam, Rabbi Meïr frappa à la porte. Un serviteur vint ouvrir et pria le visiteur d'entrer.
– Mon maître est en train de déjeuner. Qui dois-je annoncer ? demanda-t-il.
– Dites seulement que le visiteur lui présente ses respects et lui souhaite de manger de bon appétit les œufs qu'il a sur sa table, répondit Rabbi Meïr.
Quelques instants après, le serviteur revint.
– Mon maître vous souhaite la bienvenue, dit-il. Et il profite de l'occasion pour vous rappeler que vous avez laissé un livre au bord du fleuve.
Rabbi Meïr fouilla dans ses bagages. Le livre manquait, en effet. Il dépêcha son élève vers le lieu où ils s'étaient arrêtés pour se reposer.
À ce moment, le Rambam entra et accueillit chaleureusement le rabbin d'Allemagne. Il l'invita à partager son repas. Un repas bizarre à en juger par le plat qui était sur la table et qui contenait ce qui ressemblait fort à une main d'homme ! Rabbi Meïr en fut stupéfait. « Est-il possible, pensa-t-il, que le Rambam soit un cannibale et qu'il mange de la chair humaine ? » Il refusa de se servir, prétextant qu'il n'avait pas faim.
– Alors, peut-être accepterez-vous un verre de bon vin ? proposa Rambam. Et il appela : « Petrus, apporte-nous donc un cruchon de vin de la cave ».
Autre surprise pour Rabbi Meïr ! Était-il possible que le Rambam bût du vin qu'un non-juif avait touché ? N'était-ce pas contraire à la loi judaïque ? Poliment, il refusa encore une fois et dit qu'il se contenterait d'un verre d'eau.
Se sentant fatigué et l'esprit fort troublé, Rabbi Meïr accepta, en s'excusant, la suggestion de son hôte d'aller se reposer et se retira dans sa chambre.
– Nous remettrons à demain notre banquet, dit le Rambam ; et se tournant vers son serviteur : « Petrus, fit-il, demain tu égorgeras le veau pour le banquet préparé en l'honneur de notre invité. »
La nuit blanche
Pour la troisième fois, Rabbi Meïr fut choqué. « Le Rambam n'envoie pas chercher le cho’het ! pensa-t-il. Ne croirait-il plus, à D.ieu ne plaise, à la che’hitah ? Se serait-il à ce point écarté du véritable mode de vie judaïque ? »
Tout fatigué qu'il fût, Rabbi Meïr ne ferma pas l'œil ; toute la nuit, il arpenta de long en large sa chambre. Il était étonné, indisposé, agité. Qui eût cru possibles de telles choses de la part d'un si grand homme ! Ne trouvant aucune réponse à ce qui le troublait si profondément, il décida de s'en ouvrir avec franchise au Rambam même, le lendemain matin. Il lui révélerait le but de sa visite et demanderait une explication.
Le jour suivant, de bonne heure, le serviteur vint frapper à sa porte et lui dit que son maître désirait lui parler.
Encore une fois, le Rambam accueillit Rabbi Meïr avec un sourire plein d'amitié ; et, sans lui laisser la possibilité de poser les questions qui brûlaient ses lèvres, il lui dit :
Des explications toutes simples
– Mon cher ami, je sais pourquoi vous avez fait tout ce long voyage d'Allemagne jusque chez moi. Vous avez été chargé de venir voir de vos yeux quelle sorte d'homme je suis, si je crois en notre religion et la pratique en bon Juif. Je sais aussi pourquoi vous avez refusé de manger ce que je vous offrais hier soir et de boire mon vin. Je me doute également que vous n'ayez pu fermer l'œil de la nuit, et que la terrible pensée vous obsédait que je vous avais proposé de manger de la chair humaine, à boire du vin interdit et, enfin, pour couronner le tout, que j'allais vous offrir de la viande tréfah. Permettez-moi maintenant de vous expliquer toutes ces choses étranges, et vous verrez comme il est facile qu'un homme tombe dans l'erreur et la suspicion s'il laisse son imagination le conduire où elle veut. Qu'il est imprudent de se baser sur ce que voient nos yeux et ce qu'entendent nos oreilles ! Et plus encore sur ce qu'on entend dire...
Voyez-vous, poursuivit le Rambam, le plat bizarre d'hier soir qui vous a semblé être une main d'homme n'est autre qu'un légume qui pousse dans ce pays, mais il est inconnu chez vous. C'est un aliment très sain. Vous savez que je suis médecin, j'attache donc une grande importance à l'alimentation...
À ces mots, Rabbi Meïr sentit la rougeur de la honte lui monter au visage. Il avait, à tort, soupçonné de tant de choses terribles le Rambam ! Mais, s'il ne doutait plus de ce dernier, il restait deux points demeurés obscurs pour lui.
– Vous avez pourtant donné l'ordre à votre serviteur non juif de monter un cruchon de vin de la cave ? dit-il à son hôte.
– D.ieu me garde de faire une pareille chose ! Voyez-vous, mon serviteur Petrus est un Juif de naissance, et un Juif rigoureusement pratiquant. Que son nom ne vous induise pas en erreur, Petrus fut aussi le nom du père de l'un de nos Sages : Rabbi Joseph bar Petrus (Midrache Berechit, 94:5), et selon le Talmud Yérouchalmi (Moède Katan, 3:5), Rabbi José bar Petrus fut le beau-père du grand Sage Rabbi Josué ben Lévi.
L'embarras de Rabbi Meïr était grand. Mais restait l'explication du veau qu'il avait demandé à son serviteur d'égorger. N'était-ce pas le cho’het qui devait le faire conformément à la loi judaïque ?
– Cela est aussi simple que le reste, fit le Rambam. On eût dit qu'il lisait dans les pensées de Rabbi Meïr qui n'avait pas encore posé sa question. Vous n'êtes pas sans savoir que lorsqu'un veau est extrait du ventre de la vache par le moyen d'une césarienne, après que la mère a été saignée conformément à la loi, ce veau, ayant bénéficié de la che’hitah de celle-ci, n'a pas besoin, lui, de la che’hitah. Je gardais ce veau pour un visiteur distingué...
Les larmes vinrent aux yeux de Rabbi Meïr. Il prit Rambam dans ses bras et le supplia de lui pardonner. Rambam, on s'en doute, le fit sans difficulté. Les deux érudits passèrent les quelques jours qui suivirent à étudier et discuter, à la grande joie de chacun d'eux, mais surtout de Rabbi Meïr.
De retour dans son pays, il parla de Rambam dans les termes les plus flatteurs partout où il eut l'occasion de passer. « Depuis Moché (Rabbénou) jusqu'à Moché (ben Maïmone), il n'y eut personne tel que Moché (ben Maïmone) », telle était la réputation de Maïmonide. Le rapport que fit Rabbi Meïr aux rabbins d'Allemagne, qui l'avaient envoyé dans ce but en Espagne, ne fit que confirmer cet adage.
Rejoignez la discussion