Cette histoire nous ramène quatre cent cinquante ans en arrière, dans cette partie du sud-ouest de l'Allemagne où les paysans poussés à bout par une tyrannie qui ne cessait de croître s'étaient révoltés contre leurs oppresseurs. Pendant longtemps les maîtres qui possédaient la terre les avaient traités comme des esclaves jusqu'au jour où les paysans, n'en pouvant plus, décidèrent de secouer leur joug. Ils fuirent. Ils allaient unir leurs forces afin de lutter avec quelque chance de succès contre leurs tyrans. Le mouvement se propagea rapidement à travers les terres et devint une véritable « révolte paysanne » aux proportions inquiétantes.
Au début, la rébellion enregistra quelques succès encourageants. Mais les forces en présence de part et d'autre étaient loin de s'équilibrer. Les paysans peu entraînés et mal équipés ne pouvaient longtemps tenir tête aux troupes bien armées de mercenaires engagés par les grands propriétaires terriens pour écraser la révolte. L'armée des paysans finit par essuyer une grande défaite. Elle se dispersa en petits groupes nombreux qui se mirent à errer dans les campagnes. Ils pillèrent et tuèrent les habitants des petites villes et des villages. Comme d'habitude, les Juifs étaient leur proie la plus facile. Ils avaient si peu d'amis pour les protéger !
Mais il y avait parmi les rebelles un groupe qui se distinguait des autres. Son chef Florian Geyer de Giebelstadt était non seulement d'un courage indomptable, il était aussi juste et bon. Il désirait sincèrement aider les paysans à améliorer leurs conditions de vie. Mais ce qui importait encore plus c'est qu'il était un ami des Juifs, car un jour un Juif lui avait sauvé la vie.
La réputation de Geyer en tant qu'ami des Juifs se propagea fort loin, si bien qu'un grand nombre d'entre eux vinrent à Giebelstadt avec leurs familles et le peu qu'ils possédaient afin de se mettre sous la protection du chef. Ils fuyaient ainsi non seulement les groupes de paysans qui avaient fait du pillage leur unique ressource dans les campagnes, mais également les troupes à la solde des grands propriétaires, lesquelles, prenant prétexte des troubles qui régnaient un peu partout, volaient et tuaient à qui mieux mieux les Juifs sans défense.
Parmi ces troupes qui luttaient contre les paysans, l'ennemi le plus féroce des Juifs était Junker Hans. Soldat de son métier, il avait loué ses services au duc de Franken. Ce dernier le mit à la tête de ses troupes. Junker Hans haïssait les paysans, mais sa haine des Juifs était encore plus grande. Son nom était synonyme de terreur parmi ceux-ci.
Graduellement et méthodiquement, Junker Hans et son armée de soldats bien entraînés éliminaient les bandes de paysans errant dans la région. À mesure qu'ils le faisaient, ils se rapprochaient de la place forte de Geyer, laquelle devint peu à peu le seul îlot de résistance des rebelles. Geyer et ses hommes occupaient dans les environs de Giebelstadt un vieux château qui dominait toute la campagne alentour.
Lentement mais sûrement, Junker Hans poursuivait son avance. Il était décidé à anéantir les combattants de Geyer, les « Chevaliers Noirs » comme on les appelait. Mais il n'osait les affronter dans une franche bataille. Les Chevaliers Noirs étaient connus pour leur intrépidité au combat ; les attaquer ne serait pas une petite affaire.
Toutefois, à mesure que les troupes de Junker avançaient, le cercle se refermait de plus en plus sur Geyer. Ce dernier se rendait compte que le moment n'était plus très loin où le poids du nombre et des armes porterait un coup fatal à la rébellion. Il rassembla tous les paysans et les habitants de la région et les informa du grave danger qui les menaçait. Dans peu de temps il ne pourrait plus les protéger. Et il ajouta que quiconque désirait le quitter pour se rendre à Junker Hans était libre de le faire. Il ne fallait pas se bercer d'illusions, demeurer auprès de lui serait aller à une mort certaine.
Beaucoup de paysans prirent tristement congé de leur chef bien-aimé et s'en allèrent se rendre à l'ennemi et, de ce fait, solliciter sa clémence.
Seuls les Juifs se rangèrent d'un élan unanime aux côtés de Geyer. Ils lui étaient reconnaissants de sa protection passée ; de plus, ils savaient qu'ils ne pourraient s'attendre à aucune pitié de la part du cruel Junker Hans. « Nous combattrons à tes côtés jusqu'au dernier homme, Florian Geyer. Puisse le Tout-Puissant nous venir en aide ! » déclarèrent-ils avec détermination.
Florian Geyer fut profondément touché par les paroles chaleureuses des chefs juifs. Il incorpora aussitôt à ses troupes tous les Juifs valides. Ils aidèrent à fortifier les remparts du château, pendant que les troupes des Chevaliers Noirs faisaient des sorties fréquentes, harcelant l'ennemi afin de retarder son avance.
Un passage souterrain conduisait du château à une clairière dans les bois ; des arbres aux épais feuillages et des buissons la dissimulaient. Une vaste grotte y avait été creusée depuis des siècles dans le but de parer à toute éventualité. Seuls Geyer et quelques hommes éprouvés connaissaient l'existence du passage secret et de la grotte. Dans celle-ci le chef avait transféré les Juifs très âgés ainsi que les femmes et les enfants pour le cas où le château tomberait entre les mains de l'ennemi.
La pensée de ce peuple malheureux, de ces loyaux amis, attristait et préoccupait Florian Geyer. Ces combats qui duraient depuis si longtemps, ces années d'une lutte dont l'issue était pour le moins incertaine, tout cela commençait à affecter son humeur. À l'égard de ses meilleurs amis, il n'était plus le même. Il lui arrivait souvent d'être brusque, cassant avec eux. Ils l'évitèrent. Peu à peu Florian Geyer devint un homme morose et solitaire.
Un jour il sortit faire une promenade dans la forêt, derrière le château. Il y rencontra un gamin qui, assis au pied d'un arbre, était plongé dans la lecture d'un livre. C'était un livre hébraïque, mais Florian ne pouvait le savoir, n'ayant, lui-même, jamais appris à lire et à écrire. Cependant, il fut impressionné par le beau gamin si absorbé par l'étude.
– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il au garçon.
– Michel, répondit ce dernier. Je suis le fils de Joseph, le marchand d'épices.
De parler ainsi à ce garçon juif faisait du bien à Florian, car il apprit bientôt que ce gamin de douze ans avait une foi profonde et qu'il ne connaissait point la peur. Un sentiment de grande paix envahit son cœur. Il n'avait rien éprouvé de semblable depuis très longtemps.
Avant de quitter le garçon, Florian lui fit cadeau de son clairon.
– Voici mon clairon d'argent, lui dit-il. S'il t'arrive un jour d'avoir besoin d'aide, tu n'as qu'à souffler dedans, le plus fort que tu pourras, et je viendrai à ton secours. De mon côté, si j'ai besoin d'un brin de bonne conversation, je saurai que tu n'es pas loin.
Ainsi commença une étroite amitié entre le chef des Chevaliers Noirs et le jeune garçon juif. Mais ni l'un ni l'autre ne disposaient d'assez de temps pour en profiter. Le cercle formé par les troupes ennemies se refermait de plus en plus autour du château et le choc final n'était plus qu'une question de jours.
Junker Hans était rusé comme un renard. Il n'avait aucune intention de se lancer dans une attaque frontale contre la puissante forteresse, moins encore de perdre beaucoup d'hommes. Il eut recours à un stratagème. Il fit courir le bruit que, pour les punir de leur longue résistance, il pendrait la moitié des fermiers de Giebelstadt qui s'étaient rendus à lui. Ce faisant il comptait sur la loyauté de Geyer à l'égard des prétendus condamnés, et sur sa volonté de les sauver coûte que coûte. Cette bataille de diversion où Junker Hans espérait engager les Chevaliers noirs allait détourner leur attention de la défense du château-fort. Un régiment se tint prêt pour en profiter. Il monterait à l'assaut. Une fois la place investie, Junker Hans se proposait d'attaquer aussitôt Geyer par-derrière. Le reste n'était plus qu'un jeu et la liquidation de ces derniers résistants serait faite à peu de frais.
Quand Florian Geyer eut connaissance de la cruelle décision qui allait coûter la vie à tant de paysans, il entra dans une violente colère. Il n'hésita pas un instant : il se rendrait, accompagné de ses hommes, à l'endroit où l'exécution publique devait avoir lieu. Ainsi, il tombait dans le piège que lui tendait justement Junker Hans.
Confiant la défense du château à quelques-uns de ses hommes, Florian Geyer sortit à cheval à la tête de ses combattants, dans le but d'attaquer les troupes de Junker Hans au moment précis où elles se prépareraient à jouir du spectacle de l'exécution publique. Elle devait avoir lieu à l'aube.
Rapides et silencieux, les Chevaliers Noirs disparurent dans la forêt. Personne ne les avait vus partir, sauf le petit Michel qui, perché sur un arbre, les salua d'un geste invisible de la main, tandis que son cœur formulait une prière ardente.
À partir de ce moment, pressentant la gravité de la situation, il guetta. Ses yeux fouillèrent l'obscurité de la nuit, ses oreilles filtrèrent le silence. Il était à l'affût du moindre signe, du moindre bruit précisant la menace qu'il sentait peser confusément. Tout à coup, il perçut le bruit d'une marche innombrable et, presque aussitôt, comprit avec horreur que c'étaient les troupes de Junker Hans. Florian Geyer était tombé dans un piège. Le château-fort et tous ceux qui se trouvaient dans la grotte étaient en grand danger.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Les défenseurs de la place devaient être avertis sans délai ; en outre, il fallait coûte que coûte informer Florian Geyer du grave péril qui menaçait d'anéantir toutes ses forces. Alors, Michel porta le clairon à ses lèvres et y souffla de toutes ses forces. Il savait que cela signifiait pour lui la mort, mais rien ne le retint. À point nommé il sonnait l'alarme. L'ennemi commençait déjà à traverser le fossé et à dresser des échelles le long des murs raides et lisses du château.
Les défenseurs, alertés, ne chômaient point. Ils versaient du plomb fondu sur les assaillants et, partant de tous les créneaux à la fois, des flèches innombrables vinrent siffler autour de leurs têtes.
Et Michel n'arrêtait pas de souffler dans son clairon. Il fit tant et si bien, que les sons en arrivèrent jusqu'à Florian Geyer, portés par le silence de l'aube qui commençait à poindre. En les entendant, ce dernier donna aussitôt l'ordre de rebrousser chemin et de rentrer ventre à terre au château. Peu après, le son du clairon s'arrêta brusquement. Florian pressait ses Chevaliers Noirs dans cette fantastique chevauchée.
Pendant ce temps, la chance tournait en faveur des défenseurs du château. Les assaillants commencèrent à battre en retraite dans le plus grand désordre. Mais le gros des troupes de Junker Hans arrivait à la rescousse. La bataille reprit de plus belle. À ce moment, Florian Geyer se glissait vers la grotte secrète où les Juifs anxieux attendaient l'issue de la bataille. Il leur fit savoir qu'ils devaient quitter immédiatement leur cachette et fuir vers le duché de Wurtemberg où ils pouvaient être assurés de trouver refuge. Et, afin que tout se fît dans le plus bref délai, il ordonna à quelques-uns de ses hommes, d'aider les malheureux dans leur fuite.
Ceci fait, Florian se précipita vers la forêt où il découvrit l'arbre favori de Michel, le même au pied duquel ils avaient passé tant de moments heureux. Là, gisant sur le sol, la cuisse transpercée par une flèche, se trouvait le garçon, les doigts encore serrés sur le clairon d'argent. Geyer embrassa le jeune blessé et le transporta à l'intérieur du château. Après l'avoir ranimé, il pansa sa blessure, puis le fit accompagner afin qu'il pût rejoindre ses frères dans leur fuite, par delà la frontière.
Des jours durant, Florian Geyer et ce qui restait autour de lui de ses intrépides Chevaliers Noirs, repoussèrent toutes les attaques dirigées contre le château. Le combat ne prit fin que lorsque lui et ses derniers compagnons tombèrent. Mais sa mémoire demeura vivace dans l'esprit des Juifs. Pendant des siècles, ils se racontèrent, de père en fils, l'histoire merveilleuse du jeune Michel, ce héros que la Providence avait choisi, afin qu'il fût le messager de leur salut.
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