Tout est connu d’avance, et la liberté de choix est accordée. (Maximes des Pères, 3:15)

Tout au long des générations, beaucoup de nos sages ont développé l’enseignement des deux piliers de la foi juive exprimés dans cette citation des Maximes des Pères : l’omniscience exhaustive de D.ieu, et la liberté de choix qu’Il a accordé à l’homme. Beaucoup a également été écrit sur l’apparente contradiction entre les deux : s’il n’y a pas de limites à la connaissance de D.ieu, comment l’homme peut-il avoir un véritable choix dans sa vie ? Si D.ieu sait « déjà » ce que je vais faire demain, ma liberté de choix n’est-elle pas rien de plus qu’une illusion?

Maïmonide (Rabbi Moïse ben Maïmon, 1135-1204) écrit :

Le libre arbitre est laissé à tout homme... Ceci est un principe fondamental et un pilier de la Torah et de ses commandements, comme il est dit [Deutéronome 30,15] : « Vois, J’ai placé devant toi la vie [et le bien, la mort et le mal] »...  Car si D.ieu décrétait qu’un homme soit juste ou méchant, ou s’il y avait un facteur inné en lui qui le contraindrait à adopter un certain chemin, une certaine conception, un certain trait de caractère, ou certains agissements... comment [D.ieu] aurait-Il pu nous ordonner à travers les prophètes : « Faites ceci » et « Ne faites pas cela »... ? Quelle place occuperait alors la Torah entière ? Et par quel jugement le méchant serait-il puni et le juste récompensé ?

Peut-être diras-tu : « Certainement D.ieu connaît-Il l’avenir avant qu’il soit écrit... [Dès lors, ] s’Il sait que tel homme sera un juste, il est impossible qu’il ne soit pas un juste ! Et si tu dis que [D.ieu] sait que cet homme sera un juste, mais qu’il est néanmoins possible qu’il soit un méchant, alors Il n’a pas une connaissance parfaite de la chose ! » Sache que la réponse à cette question est « plus étendue en longueur que la terre, plus vaste que l’Océan ».1 et que plusieurs principes fondamentaux et de hauts sommets en dépendent. Mais tu dois bien comprendre ce que je dis là : nous avons déjà expliqué dans le second chapitre des Lois sur les Fondements de la Torah que D.ieu ne connaît pas par une connaissance qui est extérieure à Lui-même, contrairement à l’homme dont l’être et la connaissance sont deux entités distinctes. Mais Lui et Sa connaissance sont un, concept qu’il est impossible à l’entendement humain de pleinement saisir. Ainsi, de même que l’homme n’a pas le pouvoir de saisir et de concevoir la réalité du Créateur... de même, il n’est pas en le pouvoir de l’homme de saisir et de concevoir la connaissance du Créateur. C’est ce que dit le prophète : « Car Mes pensées ne sont pas comme vos pensées, et vos voies ne sont pas comme Mes voies ».2 Dès lors, il n’est pas en notre pouvoir de savoir comment D.ieu connaît l’ensemble des créatures et des actions, mais nous devons toutefois savoir sans aucun doute que les actions de l’homme appartiennent à l’homme et D.ieu ne le contraint pas à agir d’une quelconque manière... (Michné Torah, Lois du Repentir, chapitre 5)

Rabbi Abraham ben David (« Raavad, » 1120?-1198), qui écrivit de nombreuses gloses sur l’œuvre de Maïmonide, conteste l’approche de celui-ci :

L’auteur n’a pas agi à la manière du sage : on ne doit pas commencer quelque chose que l’on est incapable de conclure. Il a commencé par poser une question difficile, puis est resté avec la difficulté et est revenu à la foi. Il aurait été préférable qu’il l’ait laissée comme un sujet de foi pour les innocents, au lieu de leur faire prendre conscience [de la contradiction] et de laisser leurs esprits dans le doute...

Le Raavad conclut en disant que, « bien qu’il n’y ait pas de réponse définitive à cela », il devrait toutefois offrir au moins « quelque chose d’une réponse » à la question soulevée par Maïmonide. L’essentiel de sa réponse est que D.ieu sait ce que l’homme va choisir, mais que cette connaissance n’a pas d’effet sur la nature des choix de l’homme. Elle est « comme les prédictions des astrologues, qui connaissent, par d’autres moyens, ce que le comportement d’un individu sera », mais ne déterminent d’aucune façons.

Dans son commentaire Tossafot Yom Tov sur les Maximes des Pères, Rabbi Yom Tov Lippman Heller (1579-1654) développe ce thème, en citant la réponse donnée par Rabbi Chmouel Uceda (vers 1575) dans son ouvrage Midrach Chmouel :

Il n’y a, dès le départ, aucune contradiction. La connaissance qu’a D.ieu de l’avenir est le résultat de Son observation des actions d’une personne. Tout comme lorsqu’une personne observe les actions de son prochain, cela ne contraint d’aucune façons ces actions, de même en est-il de l’observation par D.ieu des actes de l’homme. On ne peut pas dire que, du fait que D.ieu connaît les actions futures de l’homme, Il les contraint à être ainsi, puisque devant Lui il n’y a ni antériorité, ni postériorité, car Il n’est pas soumis aux lois du temps... Il n’y a pas de « futur » dans la réalité de D.ieu. Pour Lui, l’ensemble du temps est « présent ». Ainsi, tout comme notre connaissance du présent n’a pas d’effet contraignant, de même Sa connaissance est toujours dans [Son] « présent » et n’est donc pas contraignante...

Le Tossafot Yom Tov ajoute que « en effet, ceci est cohérent avec la conclusion du Raavad, qui compare la connaissance de D.ieu à celle d’un astrologue ».

Quelques questions

À la lumière de tout ce qui précède, plusieurs choses doivent être clarifiées :

Comment Maïmonide répondrait-il à l’argument du Raavad ? Pourquoi, en effet, commencer une discussion philosophique sur une question à laquelle il n’y a pas de réponse philosophique ?

D’autre part, l’affirmation du Midrach Chmouel selon laquelle « il n’y a, dès le départ, aucune contradiction » semble être bien étayée. D.ieu, en tant que Créateur du temps et de l’espace, les transcende évidemment. De Son point de vue, la totalité du temps est un livre ouvert. Dire qu’Il connaît « déjà » l’avenir « avant » que nous, mortels, ayons atteint ce stade de notre voyage à travers le temps, c’est parler de Sa réalité en des termes qui conviennent seulement à la nôtre. Dans Ses termes, Sa connaissance ne précède pas nos actes. Au contraire, elle résulte du fait qu’Il est ait vu survenir dans notre avenir (un peu comme l’hypothétique astrologue du Raavad qui sait lire l’avenir).

Alors, pourquoi Maïmonide n’offre-t-il pas cette réponse ? Y a-t-il une raison pour laquelle il la considère insuffisante ? Et aussi, pourquoi le Raavad, qui semble offrir cette réponse, ne la considère-t-il seulement que comme « quelque chose d’une réponse » et concède « qu’il n’y a pas de réponse définitive » à la question de Maïmonide ? Et s’il y a une faille dans cette réponse (comme Maïmonide et le Raavad l’ont apparemment ressenti), le Midrach Chmouel, et les commentaires qui le citent, l’ignorait-il ?

Une autre sorte de connaissance

La clé de tout cela réside dans la longue « non-réponse » exposée par Maïmonide. Au lieu de tout simplement dire que nous ne pouvons pas saisir la nature de « l’esprit » de D.ieu, Maïmonide se réfère à ce qu’il a écrit plus tôt dans son œuvre : que « D.ieu et Son esprit ne font qu’un ». Examinons sa formulation détaillée sur ce point dans le chapitre deux des Lois sur les Fondements de la Torah :

Tous les êtres, à l’exception du Créateur, de la forme [spirituelle] la plus élevée jusqu’au petit moustique au fin fond de la terre, existent par le pouvoir de Sa réalité. Ainsi, en connaissant Sa propre... réalité, Il connaît tout...

D.ieu est conscient de Sa propre réalité et la connaît telle qu’elle est. Il ne « connaît » pas par une connaissance qui Lui est extérieure, comme l’est notre connaissance vis-à-vis de nous. Car nous et notre connaissance ne sommes pas un, alors que le Créateur, Lui, Sa connaissance, et Sa vie sont un, sous tous les aspects et sous tous les angles, et selon toutes les conceptions de l’unité. Car s’Il connaissait par une connaissance qui soit extérieure à Lui, il y aurait plusieurs « dieux » : Lui, Sa connaissance, etc... On doit donc conclure qu’Il est Celui qui connait, Il est ce qui est connu et Il est la connaissance elle-même, tout cela ne faisant qu’un. Cette notion, il n’est pas dans le pouvoir de la bouche de l’exprimer, dans celui de l’oreille de la comprendre, ni dans celui du cœur de l’homme de la connaître vraiment...

C’est pourquoi Il ne connaît pas les créatures parce qu’Il les perçoit, comme nous les connaissons, mais Il les connaît du fait de Sa perception de Soi... Ainsi, en Se connaissant, Il connaît tout, car l’existence de tout dépend de Lui.

En d’autres termes, l’attribution même de la notion de « connaissance » à D.ieu est problématique. La possession d’un « esprit » et d’une « connaissance » – telle que nous entendons ces termes – implique à la fois l’imperfection et de la diversité ; l’imperfection, parce que quelque chose d’autre que moi (c’est à dire, la connaissance) m’apporte quelque chose que je n’ai pas par moi-même ; la diversité, parce que l’état de « connaissant » suppose un minimum de trois composantes : le « moi » qui est le possesseur de la connaissance, l’information que je possède et l’outil par lequel je la possède, à savoir mon esprit. Et si je connais beaucoup de choses, les « pièces » qui composent mon « moi connaissant » sont multipliées d’autant. Certes, ces composantes fusionnent en une seule entité (le « moi connaissant »), mais D.ieu est une pure singularité, et non une entité composite.

Maïmonide, par conséquent, stipule que si nous devons attribuer à D.ieu la connaissance de tous les êtres et de tous les événements, nous devons conclure que : (a) Sa connaissance des faits innombrables qui composent notre existence constitue, en vérité, un seul et unique savoir : Sa connaissance de Soi (puisque ce que nous appelons « existence » n’est que l’expression de Son potentiel illimité de création), et (b) Il ne Se connaît pas à travers un « esprit » qui serait distinct de Lui, mais Lui, Sa connaissance et Son « esprit » sont une unité absolument singulière.

La ‘Hassidout (l’enseignement ‘hassidique) développe cela encore plus avant. L’acte de création est, par essence, un acte de connaissance divine. En choisissant de Se « connaître » Lui-même comme la source de l’existence créée, le Tout-Puissant lui accorde validité et existence. Chaque entité créée n’est donc finalement que l’incarnation de la connaissance de D.ieu de celle-ci.

Dans les paroles de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi :

D.ieu... Sa pensée et Sa connaissance de tous les êtres créés englobe, de fait, chaque créature, car [cette connaissance] est elle-même sa force vitale même et ce qui l’amène du néant à l’existence dans la réalité. (Tanya, IIème partie, chapitre 7)

D’après cela, on ne peut évidemment pas décrire la connaissance de D.ieu de l’avenir – ni, d’ailleurs, Sa connaissance du passé – comme résultant des faits et des événements de notre existence. C’est, de fait, le contraire qui est vrai : les faits et les événements de notre existence résultent de la connaissance qu’en a D.ieu.

Le Tsimtsoum

Mais, en plus de cette connaissance singulière, universelle et créatrice, il existe un autre niveau de connaissance divine.

En essence, D.ieu n’est absolument pas atteint par les actes de l’homme (« Si tu agis mal, quelle est ton action sur D.ieu ? Si tes péchés sont nombreux, qu’est-ce que tu Lui fais ? Si tu agis bien, que Lui donnes-tu? Que peut-Il recevoir de toi ? » – Job 35, 6-7). Et pourtant, D.ieu a choisi d’être « affecté » par ce que nous faisons : d’avoir « plaisir » de nos réalisations et d’être « courroucé » par nos transgressions. (Ainsi nous trouvons des expressions dans la Torah comme « un parfum agréable à D.ieu » (Lévitique 1, 9), « Ils m’ont irrité par leurs folies » (Deutéronome 32, 21), « Prenez garde que votre cœur ne cède à la séduction... et la colère de D.ieu s’enflammerait » (ibid. 11, 16-17).) Il a choisi de se donner ces « traits » afin de nous permettre d’être en relation avec Lui d’une manière qui ait un sens pour nous.

Ce phénomène est appelé par les kabbalistes le tsimtsoum (« contraction ») : D.ieu se projette d’une manière qui « limite » Son essence pure et infinie, pour assumer des attributs finis par lesquels Il entre en relation avec nous à notre niveau.

À ce niveau « post-tsimtsoum », D.ieu nous connaît d’une manière qui est comparable au fonctionnement de l’esprit humain : avec une connaissance qui résulte de ce que nous faisons. En même temps, Il nous connaît aussi d’une connaissance « pré-tsimtsoum » supérieure : une connaissance qui est une partie inséparable de Sa connaissance de Soi « unie », une connaissance qui n’est pas causée par son contenu, mais qui en est la cause. La ‘Hassidout se réfère à ces deux niveaux sous les noms de « connaissance supérieure » et « connaissance inférieure » de D.ieu.

Connaître l’Inconnaissable

À la lumière de tout ce qui précède, nous pouvons commencer à comprendre les différentes approches de Maïmonide, du Raavad et d’autres sur la question de la connaissance de D.ieu et du choix de l’homme.

L’effet manifeste de D.ieu sur notre existence (ainsi que sa « réaction » à nos actes) se limite à l’interaction créée par la constriction du tsimtsoum et les « attributs » qu’Il assume dans Sa relation avec nous. Ainsi, au niveau le plus élémentaire, « il n’y a, dès le départ, aucune contradiction ». La « connaissance inférieure » de D.ieu, bien que non bornée par le temps, l’espace ou toute autre limitation, ressemble à la connaissance telle que nous la connaissons. Elle est le produit de Son observation de notre existence (qu’elle soit passée, présente ou future), il n’y a donc aucune raison qu’elle influe sur notre liberté de choix.

Toutefois, en définitive, D.ieu ne connaît pas les choses parce qu’elles se produisent. Il les connaît en Se connaissant Lui-même, et cette connaissance est la source de leur existence.

Cependant, cette « connaissance supérieure » fait partie de la réalité pré-tsimtsoum et, en tant que telle, n’a pas d’effet perceptible sur notre expérience. (Mais, en même temps, elle est la source de tout ce que nous sommes et de tout ce qui nous arrive ! Car ce qui est « pré-tsimtsoum » est également pré-logique, la logique étant elle-même l’une des créations de D.ieu. Ici, deux vérités « opposées » coexistent en parfaite harmonie.) C’est pourquoi le Midrach Chmouel et d’autres estiment qu’il est suffisant de traiter « la question de la connaissance de D.ieu et du choix de l’homme » au niveau de la « connaissance inférieure ».

Néanmoins, le Raavad considère que l’explication « de l’astrologue » est seulement « quelque chose d’une réponse », car elle ne résout pas la « contradiction » sur le plan de l’essence de la connaissance de D.ieu. Il estime, par conséquent, que Maïmonide n’aurait pas du entamer la discussion d’une question qui s’étend en fin de compte au-delà des paramètres de la logique.

Maïmonide n’est pas d’accord. Il choisit spécifiquement de traiter du plus haut niveau de la connaissance divine, le niveau auquel « Lui et son esprit ne font qu’un » et où le fonctionnement de « Mes pensées » n’est en rien comparables à celui de « vos pensées ». Car l’homme ne doit pas seulement croire et savoir que la réalité du Tout-Puissant s’étend au-delà de ce qui est rationnellement accessible à l’esprit humain. Il doit aussi comprendre et apprécier la profondeur de la supra-rationalité du Divin.

En effet, si la question de comment la connaissance de D.ieu peut être réconciliée avec la liberté accordée à l’homme ne se pose pas, cela signifie que notre perception de la connaissance de D.ieu est limitée à son aspect « inférieur », à propos duquel il n’y a effectivement rien d’illogique. Saisir la véritable nature supralogique de l’« esprit » de D.ieu, c’est comprendre que, tout comme son Essence, il n’est affecté par rien et, en même temps, il est le véritable effecteur de toute chose.