Notre sujet nous ramènera quelque cinq siècles en arrière. C'étaient des temps très difficiles pour les Juifs dans beaucoup de pays d'Europe, particulièrement en Espagne. À cette époque, un nouveau lieu d'asile s'offrait aux réfugiés juifs : l'Empire ottoman.

En l'été de l'an 5213 (1453), le sultan Mohamed II conquit Constantinople. Conscient du profit considérable que retirerait son Empire de la présence des Juifs, il leur en ouvrit toutes grandes les portes. Il leur permit de construire des foyers, des synagogues, des maisons d'étude, les laissant libres de pratiquer leur religion et de vivre conformément à leur foi. Les communautés juives de Constantinople et d'autres villes turques se développèrent alors aussi bien sur le plan spirituel qu'économique.

Mohamed avait pour médecin personnel un Juif nommé Jacob. C'était un homme dont la vaste culture égalait la sagesse ; si bien que le souverain en fit également son ministre des finances. Ce dernier avait une grande influence sur le Sultan qui accorda aux Juifs de son empire de nombreux droits et privilèges.

Peu après la prise de Constantinople par les Turcs, Rabbi Moché Capsali fut nommé par le Sultan Grand-Rabbin ('Hakham-Bachi) de tous les Juifs de l'Empire. Il devint leur représentant officiel et, à ce titre, siégea au Conseil des Califes. Le rang de Rabbi Moché Capsali était plus élevé que celui du Patriarche chrétien ; il venait juste après le chef spirituel des Mahométans.

Peu de détails sur l'enfance et la jeunesse de Rabbi Moché Capsali sont parvenus jusqu'à nous. On sait qu'il descendait d'une famille juive illustre, et qu'il étudia la Torah dans plusieurs importantes Yéchivoth, en Allemagne et ailleurs. À son arrivée à Constantinople, la communauté était fort réduite et ses ressources modestes. Il fut nommé Dayan (membre du Beth-Dine, ou Cour de Justice). Mais, comme nous l'avons dit, après la conquête de la ville par les Turcs, il devint Grand-Rabbin. Ses dons remarquables de chef lui valurent une grande réputation. Il exerça ses fonctions avec sagesse, et il fit beaucoup pour favoriser le développement des communautés juives de l'Empire. Il nomma des Rabbins qualifiés, des chefs communautaires et surveilla personnellement toutes les affaires des différentes communautés israélites. Il était responsable aussi des impôts que les Juifs devaient payer au Sultan. C'était pour ce dernier une source importante de revenus, les Juifs ayant imprimé un grand essor à l'industrie et au commerce du pays.

Les Karaïtes

Comme on peut l'imaginer, de si hautes fonctions n'allaient pas sans problèmes. Il y eut, entre autres, celui des Karaïtes. C'était une secte qui avait pris naissance beaucoup de siècles auparavant. Ses adeptes reniaient le Talmud et toute la Loi Orale, n'acceptant que l'autorité exclusive du TaNaKh. Ils entreprirent dès le début de réinterpréter la Torah à leur manière, s'excluant ainsi d'eux-mêmes de la foi juive. Ils avaient réussi à former dans le passé des communautés séparées et puissantes dans nombre de pays du Moyen-Orient, en Égypte notamment, et jusqu'en Crimée et d'autres parties de la Russie. Cette secte périclita par la suite et perdit peu à peu un grand nombre de ses adeptes. Néanmoins, grâce à l'attitude amicale du Sultan, les communautés karaïtes de Constantinople, d'Andrinople et d'autres villes, attirant à elles des Karaïtes de Crimée et de Russie en général, recommencèrent à prospérer. Étant dans une ignorance totale de la Loi Juive, ils se tournèrent vers les Rabbins afin qu'ils la leur enseignassent. Quelques-uns parmi ces derniers, dans l'espoir de ramener les dissidents dans le droit chemin, entreprirent de leur apprendre également la Michnah et la Guémara. Rabbi Moché Capsali, lui, n'était pas favorable à l'idée d'enseigner aux Karaïtes la Loi Orale à laquelle ils ne croyaient pas.

Mais le Grand-Rabbin eut à affronter un problème plus grave : celui créé par les secours qu'on avait l'habitude d'envoyer à la communauté israélite en Terre Sainte. Depuis la destruction du Beth-Hamikdache, une collectivité réduite avait toujours vécu à Jérusalem. Pauvre et opprimée, elle dépendait, pour ses besoins matériels, de la Tsédakah qu'on collectait à son intention auprès des communautés juives d'autres pays. Des émissaires spéciaux venaient régulièrement de Terre Sainte pour recevoir les fonds collectés.

Or, à l'époque où Rabbi Moché Capsali était Grand-Rabbin de Constantinople, la communauté juive de Jérusalem était formée d'Italiens Séphardim. Plus tard, un certain nombre d'Achkénazim d'Allemagne vinrent s'établir dans la Ville Sainte. Mais les Juifs locaux ne leur firent pas bon accueil, car leur situation matérielle était loin d'être bonne et l'arrivée des nouveaux venus ne pouvait que l'aggraver. La plus grande partie des impôts dus par la communauté au gouverneur de Jérusalem furent exigés des Juifs achkénazim. Incapables de supporter ce lourd fardeau, ces derniers commencèrent à quitter la Ville Sainte et tout le poids des impôts retomba alors sur les épaules des Séphardim.

De fausses accusations

C'est en cette période difficile que le grand et célèbre Rabbi Obadiah de Bartenora vint à Jérusalem et accepta la charge de Grand-Rabbin. Il relate qu'à son arrivée, des trois cents familles juives qui vivaient précédemment dans la Ville Sainte, il n'en restait plus que soixante-dix. On était en l'an 5248 (1488). Rabbi Obadiah commença à rétablir l'ordre et la paix au sein de la communauté.

Entre temps, un émissaire de Terre Sainte, répondant au nom curieux de Moché Esrime Véarba (ce qui signifie Vingt-Quatre, d'après les vingt-quatre livres du TaNaKh) vint à Constantinople collecter les fonds destinés aux pauvres et aux besogneux de Palestine. Il s'adressa à Rabbi Moché Capsali afin qu'il l'aidât à accomplir sa tâche. À cette époque, le Sultan de Turquie Bayazid II était en guerre contre le Sultan d'Égypte à qui appartenait la Palestine ; et les envois d'argent de Turquie à l'Égypte et aux provinces sous sa domination étaient interdits. Rabbi Moché Capsali avait les mains liées par cette interdiction ; il essaya d'apporter son concours à l'émissaire par d'autres moyens. Ce dernier, ayant acquis la conviction erronée que Rabbi Moché l'abandonnait à lui-même, décida de se venger. Il gagna à sa cause un certain nombre de personnes dont l'hostilité à l'égard du Grand-Rabbin n'avait d'autre cause que la jalousie. Et ensemble ils adressèrent à l'éminent érudit Rabbi Joseph Kolon (connu sous le nom de Maharik) en Italie une lettre pleine d'accusations contre le Grand-Rabbin. Le Rabbin vieillissant y crut en toute bonne foi. Une enquête préalable s'imposait ; il ne la fit point, et envoya aussitôt à Rabbi Moché Capsali l'ordre de se démettre. En même temps, il enjoignait aux chefs des communautés juives de Constantinople d'exiger, eux aussi, sa démission.

Quand l'envoyé de Rabbi Kolon arriva à Constantinople porteur de ces sévères sanctions, et constata le respect et l'autorité dont jouissait le Grand-Rabbin, il hésita et se garda de révéler tout de suite la teneur de son message. Il s'en abstint deux longues années. Enfin, Rabbi Moché Capsali fut informé de sa mission. Il réunit les chefs de la communauté et leur lut l'ordre de Rabbi Joseph Kolon. Ils furent outrés par le fait que l'illustre érudit, reconnu comme l'un des plus grands de son temps, se fût laissé tromper par les basses intrigues de quelques imposteurs, sans prendre la peine de vérifier le bien-fondé de leurs accusations.

Avec le consentement des chefs juifs de Constantinople, Rabbi Moché Capsali répondit à Rabbi Joseph Kolon, lui reprochant son attitude si peu rigoureuse dans cette affaire. La controverse souleva de grands remous dans nombre de communautés juives, et plusieurs rabbins éminents y participèrent, prenant le parti de l'un ou de l'autre.

Plus tard, Rabbi Joseph Kolon se rendit compte de son erreur. Il en garda des regrets jusqu'à la fin de ses jours. Sur son lit de mort, il dépêcha son fils Rabbi Péretz à Constantinople afin qu'il demandât pour lui le pardon de Rabbi Moché Capsali. Celui-ci accueillit le fils de son ancien adversaire avec une affection toute paternelle et fut très touché par le geste. Il lui dit combien il était peiné d'apprendre que l'état de santé de Rabbi Joseph Kolon donnât tant d'inquiétudes, et fit de son mieux pour assurer de son amitié son jeune visiteur.

« Pidyone chvouyime »

En dépit de la position très élevée qu'il occupait, Rabbi Moché Capsali fut toujours d'une humilité extrême. Il vivait simplement, voire modestement, consacrant beaucoup de son temps au jeûne et à la prière. Une vie si exemplaire ne pouvait que lui attirer l'affection et le respect de tous ceux qui le connaissaient.

C'est dans ses dernières années qu'eut lieu la tragique expulsion des Juifs d'Espagne (1492). En dépit de son grand âge, Rabbi Moché Capsali se dépensa sans compter afin de venir en aide aux victimes. Il entreprit lui-même plusieurs voyages dans les différentes communautés juives de son pays afin de réunir des fonds pour Pidyone Chvouyime, le rachat des réfugiés juifs qui, fuyant l'Espagne, étaient tombés aux mains des pirates. Ceux-ci exigeaient des rançons importantes et, s'ils ne les obtenaient pas, vendaient les captifs comme esclaves.

Avec l'autorisation du Sultan, il soumit les communautés juives de l'Empire ottoman à un impôt spécial dont le produit servirait aux réfugiés d'Espagne. Nombre de ces derniers furent ainsi amenés à Constantinople et accueillis chaleureusement par leurs frères plus heureux.

Rabbi Moché Capsali mourut trois ans après, à l'âge de soixante-quinze ans. Il ne laissait pas d'œuvres écrites ; mais son action avait suffi à lui assurer un renom largement mérité. Il compte parmi les personnalités juives les plus grandes et les plus illustres de tous les temps.