Vayétsé – Jacob à Aram

C’est avec la septième section du Livre de la Genèse que commence la chronique du troisième patriarche, Jacob, au moment où il quitte (vayétsé en hébreu) Canaan pour trouver une épouse parmi sa famille à Aram. Là-bas il épouse quatre femmes et engendre une nombreuse famille tout en amassant une fortune considérable. Après vingt ans, il s’enfuit en secret d’Aram, de crainte que son beau-père possessif, Laban, l’empêche de partir. Mais après que Laban l’ait rattrapé, ils font la paix.

La parachah Vayétsé est la première des six parachiyot consacrées exclusivement à la vie de Jacob. Comme on le verra, Jacob est le patriarche qui réussit à élever tous ses enfants en les rendant entièrement dévoués à la volonté de Dieu. C’est la raison pour laquelle le peuple juif est désigné presque exclusivement par benei Israël, autrement dit « les enfants d’Israël », « Israël » étant l’autre nom de Jacob. Jacob réussit parce qu’il était la synthèse du meilleur d’Abraham et d’Isaac. Abraham personnifiait la bienveillance (‘hessed) : il inspirait chez ses disciples la conscience du divin, qu’ils soient ou non dignes de l’accueillir ; cependant, il le faisait sans pour autant les rendre aptes à l’intérioriser. Isaac, lui, personnifiait la rigueur (guevourah) : il ennoblissait ses disciples de façon à ce qu’ils puissent intérioriser le divin ; ce faisant, il dut pourtant renoncer à leur permettre de vivre des degrés de spiritualité plus hauts que ceux qu’ils pouvaient atteindre par eux-mêmes. Jacob, lui personnifia la fusion en harmonie (tiféret) : il fut en mesure, d’une part, de mettre à contribution ces deux approches diamétralement opposées, en portant les personnes les moins pénétrées de spiritualité jusqu’aux degrés les plus hauts de conscience du divin ; et de l’autre, de faire en sorte qu’ils puissent les intérioriser.

Jacob réconcilia ces deux approches mutuellement exclusives en se reliant à Dieu d’une façon plus transcendante. C’est la raison qui avait conduit Abraham à la conscience de l’existence de Dieu, et c’est avec la raison qu’il avait inspiré ses contemporains à cette même conscience. Isaac avait également fondé sa relation avec Dieu sur la raison : il avait compris que le monde ne pouvait accueillir le divin que s’il était auparavant disposé pour le faire, et il fonda l’œuvre de sa vie entière sur cette hypothèse. La relation de Jacob avec Dieu eut un caractère beaucoup moins élaboré et beaucoup plus spontané, transcendant ainsi les limites de la raison. C’est ainsi qu’il put élever tous ses enfants en les rendant dévoués à Dieu en dépit de la diversité de leurs personnalités. De façon analogue, il fut en mesure de faire atteindre à ses disciples des degrés de conscience du divin qui étaient bien au-delà de leur entendement tout en les renseignant sur la façon de mettre à contribution ces degrés sublimes dans leur propre vie. Aussi, Jacob n’est pas seulement le dernier des trois patriarches : il est le patriarche par excellence. C’est sa vie, plus que celles d’Abraham et d’Isaac, qui constitue le modèle sur lequel nous sommes censés façonner la nôtre.

L’approche de Jacob n’apparaît nulle part avec plus d’évidence que dans la parachah Vayétsé. Nous voyons Jacob se marier, fonder sa famille et amasser sa richesse, tout cela en demeurant fidèle aux injonctions de son père. Cependant, il poursuit ces buts en empruntant des voies qui semblent en contradiction avec celles choisies par Isaac : alors qu’Isaac n’avait jamais quitté la Terre sainte, Isaac le fait délibérément ; alors qu’Isaac n’avait épousé qu’une femme, Jacob en épouse quatre ; alors qu’Isaac s’était replié devant la provocation de ses détracteurs, Jacob affronte activement les siens. Dans toutes les circonstances, Jacob s’apparente davantage à Abraham qu’à Isaac.

Et tout comme Abraham ne fut pas affecté par le fait qu’Isaac était virtuellement son antithèse, Isaac ne fut pas non plus affecté par le fait que Jacob fut la sienne ; de fait, c’est lui qui engagea Jacob à quitter le cocon protecteur de son foyer et l’envoya dans les griffes de Laban. Nous voyons Isaac admettre tacitement que, s’il souhaite voir son fils poursuivre dans sa voie, il doit se frayer la sienne.

Tel est le message du nom de cette parachah, Vayétsé, qui signifie « il quitta ». Pour que Jacob puisse commencer son propre chapitre, il devait auparavant « quitter », abandonner le confort de sa maison et affronter les défis d’un monde hostile. C’était la seule façon pour lui de mûrir et de devenir un père capable d’élever la famille élue, et le patriarche qui engagerait le peuple élu dans son parcours à travers l’Histoire.1