Cette Paracha fait le récit des quatre mariages de Jacob, tous (selon Rachi) avec des filles de Laban. Or, ceci semble contredire la tradition selon laquelle Jacob (à l’exemple d’Abraham et d’Isaac) observa les commandements de la Torah bien que D.ieu ne les eut pas encore donnés à Israël – par l’association de son zèle personnel et de sa connaissance prophétique de la loi future –, car épouser deux sœurs fut plus tard interdit. Rachi ne semble proposer aucune explication de cette difficulté, et le Rabbi considère dans ce discours un certain nombre d’explications possibles, finissant par résoudre l’apparente contradiction, et déduisant la morale qui découle de cet événement.
1. Les épouses de Jacob
Un principe important et bien connu relatif au commentaire de Rachi sur la Torah est que sa méthode consiste à répondre à toutes les difficultés qui apparaissent lorsqu’il s’agit de donner une interprétation littérale1 des Écritures. Lorsqu’il ne peut trouver une réponse à ce niveau, il relève la difficulté et ajoute : « Je ne sais pas » comment la résoudre.2 Lorsque Rachi ne relève pas une difficulté, c’est parce que la réponse de celle-ci est évidente, même pour un enfant de cinq ans (l’âge où l’enfant juif commence à étudier la Torah3).
Aussi, est-il assez étrange de trouver dans la Paracha de cette semaine un fait surprenant, qui a suscité l’intérêt de nombreux commentateurs, et que Rachi non seulement n’explique pas, mais semble même ne pas remarquer.
Il nous est dit que Jacob épousa Rachel et Léa, et plus tard Bilha et Zilpa, toutes filles de Laban.4 Comme la tradition nous enseigne que les Patriarches observèrent toute la Torah avant qu’elle fut donnée,5 comment est-il possible que Jacob ait épousé quatre sœurs, alors qu’il est dit dans le Lévitique : « Tu ne prendras pas [pour épouse] une femme et sa sœur »,6 c’est-à-dire qu’on ne peut épouser la sœur de sa propre femme ?
Peut-être Rachi ne commente-t-il pas ce problème pour la raison que lorsque « l’enfant de cinq ans » étudie cette Paracha, il ne sait pas encore que l’action de Jacob était interdite (car cette loi n’apparaît que dans le Livre du Lévitique–Vayikra, et que l’enfant n’a pas encore atteint ce livre). Mais cela n’est pas suffisant, car, même plus tard, Rachi n’explique pas cette difficulté.
Il est également possible que Rachi ait eu le sentiment que, parmi les nombreuses explications de ce point données dans d’autres commentaires, il y en avait une si évidente qu’il n’y avait pas lieu pour lui de la mentionner. Mais cela non plus n’explique pas son silence, d’abord parce qu’il y a de nombreuses divergences entre ces autres commentateurs, de sorte que l’explication n’est pas évidente, ensuite, car ce ne sont pas des explications du sens littéral du texte, qui nécessite donc toujours d’être élucidé.
2. Quelques explications
Na’hmanide7 propose l’explication selon laquelle les Patriarches observaient les 613 commandements de la Torah seulement quand ils séjournaient en Terre Sainte, alors que Jacob épousa les deux (quatre) sœurs quand il était à ‘Harane. Mais Rachi ne pouvait logiquement pas partager cette opinion, puisqu’il rapporte ailleurs au nom de Jacob : « Même lorsque j’ai séjourné chez le méchant Laban (c’est-à-dire à ‘Harane), j’ai observé les 613 commandements. »8
Une autre explication9 est que Jacob obéissait en fait à un commandement spécifique de D.ieu, de manière à engendrer les 12 fils qui deviendraient plus tard les douze tribus. Mais bien qu’un tel commandement explicite de D.ieu aurait certes permis d’outrepasser l’interdit, on ne trouve nulle indication dans la Torah que D.ieu ait commandé à Jacob d’épouser Rachel, Bilha ou Zilpa. Au contraire, il ressort clairement du récit qu’il épousa Rachel parce que, dès le début, il voulait qu’elle fût sa femme ; et Bilha et Zilpa furent données à Jacob comme épouses par leurs maîtresses10 (elles étaient les servantes de Rachel et de Léa). Il ne les épousa donc pas pour obéir à un commandement de D.ieu.
3. L’argument d’une loi moins rigoureuse
La question s’est posée de savoir si les Patriarches, en décidant d’observer la Torah avant qu’elle fût donnée, prirent seulement sur eux les lois qui étaient plus rigoureuses que les lois Noa’hides (en vigueur à l’époque), ou s’ils se soumirent aussi à celles qui étaient moins rigoureuses. Si nous suivons cette seconde opinion, en rappelant que les quatre sœurs durent se convertir au judaïsme avant leur mariage, et en prenant compte la règle « moins rigoureuse » selon laquelle « un converti est semblable à un nouveau-né »,11 il en découle que les épouses n’étaient plus considérées comme sœurs, leur parenté ayant été annulée par leur conversion.
Cette réponse n’est cependant pas satisfaisante au niveau de l’interprétation littérale.
a) Aucune preuve n’existe qu’avant le Don de la Torah, les Juifs aient eu une loi autre que le Code Noa’hide (sauf l’obligation spécifiquement mentionnée de la circoncision, etc.). Aussi l’engagement des Patriarches à accomplir la Torah avait-il un caractère purement personnel et n’était pas contraignant pour leurs enfants.12 Il en découle qu’avant le Don de la Torah, il n’y avait pas de distinction légale générale entre les Juifs en tant que tels et les autres descendants de Noé. Par conséquent, l’idée même de conversion est-elle ici hors de propos.
Il n’est pas non plus possible de s’appuyer sur l’idée que l’observance volontaire des 613 commandements reviendrait à une sorte de conversion. Car s’imposer cette rigueur à soi-même exclut de pouvoir bénéficier de la loi « non rigoureuse » selon laquelle « un converti est considéré comme un nouveau-né ».
b) De plus, Rachi, dans son commentaire de la Torah, ne mentionne jamais cette loi. Et de fait, une lecture littérale de la Torah amène à considérer l’inverse, car D.ieu dit à Abraham : « Et toi, tu rejoindras paisiblement tes pères. »13 En d’autres termes, même après la conversion d’Abraham, Téra’h est toujours considéré comme son père, avec lequel il sera réuni dans la mort.
c) Enfin, l’interdiction d’épouser la sœur de sa femme ne tient pas seulement au fait que celle-ci appartient à la catégorie de femmes interdites de par l’étroitesse de leur relation avec l’éventuel mari, mais aussi pour la raison psychologique que cela pourrait engendrer de l’inimitié et de la jalousie entre les sœurs, au lieu de l’amour naturel qui les unit.14 C’est pourquoi, même si la loi selon laquelle « un converti est semblable à un nouveau-né » s’appliquait avant le Don de la Torah, elle ne conviendrait pas en pareil cas, car il y aurait toujours un amour naturel entre deux sœurs converties15 qui serait compromis par le fait d’avoir un même mari.
4. Engagements individuels et collectifs
L’explication est que l’observance de la Torah par Abraham, Isaac et Jacob fut un engagement purement volontaire (c’est la raison pour laquelle elle fut tant estimée par D.ieu : « Parce qu’Abraham a obéi à Ma voix, et qu’il a observé Mes ordres, Mes commandements, Mes statuts et Mes lois »16). Dès lors, il est clair que dans le cas où un commandement divin contredisait ce à quoi ils s’étaient engagés de leur propre initiative, c’était le premier qui devait avoir la préséance, car découlant de l’autorité divine.
Voilà pourquoi – à un niveau simple – Abraham ne se circoncit pas jusqu’à ce que cela lui fut commandé (à l’âge de 99 ans). En effet, le Code Noa’hide interdisait l’effusion de son propre sang, même sans que cela constitue un danger.17 Et bien que la circoncision prévalût sur cet interdit, c’est seulement après qu’elle fut commandée par D.ieu.
D’autre part, il y avait d’autres contraintes, au-delà des Sept Lois Noa’hides, auxquelles les descendants de Noé s’étaient volontairement engagés. Comme le dit Rachi18 : « Les nations non-juives s’étaient interdit la débauche (c’est à dire même dans des relations qui ne leurs avaient pas été expressément interdites) suite au déluge (qui était un châtiment pour ce péché). » Et cela explique ce que Rachi dit en un autre endroit19 : que la Torah mentionne la mort de Téra’h, le père d’Abraham, avant que ce dernier quittât le foyer paternel, même si en fait, il partit avant la mort de son père, « afin que ce détail ne fût pas connu de tous, et qu’on ne dise pas qu’Abraham négligea le respect dû par un fils à son père ». Bien que le respect des parents n’ait pas encore été commandé par D.ieu,20 du fait que les nations avaient volontairement pris sur elles-mêmes cette obligation, celle-ci avait acquis une certaine force de loi. C’est pourquoi Jacob fut puni par D.ieu21 pour n’avoir pas respecté ses parents : du fait du statut obligatoire que l’acceptation universelle de cette loi lui avait fait acquérir.
Il en découle qu’en cas d’opposition entre les obligations que les Patriarches avaient prises sur eux (à un niveau individuel) et les interdictions volontaires des descendants de Noé (prises collectivement), ces dernières avaient la préséance sur les premières.
Et l’une des interdictions universellement adoptées était celle de la duperie, comme le prouve la plainte de Jacob envers Laban : « Pourquoi m’as-tu trompé ? »,22 contre laquelle Laban peine à se justifier (ce qui montre qu’il est d’accord que la tromperie était un péché).
Nous pouvons enfin voir pourquoi Jacob épousa Rachel : il lui avait promis de la prendre pour femme, et lui avait même donné des signes pour qu’elle lui prouve son identité lors de la nuit de noces.23 Dans ces conditions, ne pas l’épouser eût été une duperie à son encontre, et cela prévalait sur son engagement (personnel) de ne pas épouser la sœur de sa femme (en anticipation de ce que D.ieu allait commander plus tard).24
5. Le souci d’autrui
L’une des leçons qui découlent de cela est que lorsqu’un homme veut prendre sur lui d’accomplir plus que ce que D.ieu lui a demandé, il doit d’abord bien s’assurer qu’il ne le fait pas aux dépens d’autrui. Et, en effet, s’agissant d’Abraham, il apparaît que l’affection que D.ieu lui porte n’est pas tant due au fait qu’il ait accompli toute la Torah avant qu’elle fût donnée, mais au fait que « Je le connais (que Rachi traduit par « il M’est cher »), car il commandera à ses enfants et aux membres de sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice ».25
Et l’objectif d’ennoblissement personnel auto-imposé ne doit pas être poursuivit aux dépens de l’autre, ni matériellement ni spirituellement. Quand un autre Juif ignore tout de son héritage religieux et est dans le besoin d’une « charité spirituelle » pour ainsi dire, un autre Juif qui a la possibilité de l’aider ne peut dire : « Je mettrai mieux mon temps à profit en m’occupant de ma propre perfection. » Car il doit se juger honnêtement et répondre à cette question : « Qui suis-je pour que ces degrés supplémentaires de perfection auxquels j’aspire l’emportent sur les fondements mêmes de la foi d’un autre Juif ? » Et il verra alors la vérité qui est à la base du mariage de Jacob et de Rachel : que le souci de l’autre prime sur la recherche de la perfection personnelle par-delà de la loi divine.
(Source : Likoutei Si’hot, vol. 5, p. 141-148)
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