Mardi 11 Chevat 5672 (1912),  Saint-Pétersbourg

Il est 11 h 30 du matin. Je viens d'arriver par l'express Paris-Saint-Pétersbourg qui longe les côtes française et italienne. J'ai informé mes amis de mon arrivée, mais leur ai précisé que je ne pourrai les voir avant 9 heures du soir, car je voulais prendre un peu de repos, puis consigner dans ce journal l'histoire d'une rencontre faite au cours de ce long voyage.

Nous quittâmes Paris samedi soir, à 11 h 30. Le lendemain matin de bonne heure nous étions à Marseille. Après quinze minutes d'arrêt, le train poursuivit sa route le long de la côte, ralentissant son allure afin de donner aux voyageurs le loisir d'admirer la beauté des sites.

J'attendais avec une particulière impatience mon arrivée à Menton où se trouvaient mes père et mère. Ils devaient venir me voir à la gare. Nous y fûmes à 9 h 30 du matin, et je me hâtai vers la salle d'attente à la ren­contre de mes chers parents. L'arrêt prévu de trente minutes me permit non seulement de les embrasser et d'avoir avec eux un contact affectueux, mais aussi de faire à mon père un rapport sur mes activités à Paris et de recevoir ses instructions sur le travail que je devais accomplir à Saint-Péters­bourg et à Moscou (travail qui s'ins­crivait dans le cadre des efforts ten­dant à améliorer la condition des Juifs, tant matériellement que spirituellement).

Le temps passa vite, et déjà le chef de gare invitait les voyageurs à re­monter dans le train. Dans quelques instants, on repartirait. Mon père me bénit et me souhaita du succès ; je me hâtai vers ma voiture.

La rencontre

Que le voyage est beau le long de la côte ! Le temps me manque pour m'attarder à décrire les sentiments que ces sites merveilleux éveillaient en moi. Je ne pourrai consigner ici que le récit de ma rencontre inattendue avec l'un des fils d'une éminente famille 'hassidique.

Je traversais la voiture-restaurant vers les 6 heures du soir, quand j'aper­çus, installé à l'une des tables, un Juif. Devant lui, un plat de viande et du vin. Il dînait. Son visage était empreint de noblesse, et j'éprouvai du regret qu'il prît un repas Tréfah. L'homme me re­marqua aussi. Se coiffant de son cha­peau, il se leva, me salua et me de­manda si j'étais le fils ou le petit-fils de Rabbi Chmouel de Loubavitch. Je répondis que j'étais son petit-fils. L'homme rougit alors, et des larmes montèrent à ses yeux. Il regagna sa table sans un mot de plus, appela le garçon, paya sa note et partit sans achever son repas.

À 11 heures de cette même nuit, le train arriva à Francfort-sur-le-Main où il fit un arrêt d'environ une heure. À un moment, je sortis dans le couloir.

Je vis alors l'homme de la voiture-restaurant qui venait vers moi. Il me dit qu'il désirait me faire part d'un fait étrange. Mais aussitôt il montra les signes d'une grande émotion, des lar­mes abondantes roulèrent sur ses joues et il fut incapable de proférer un seul mot. Entre temps, le train allait re­partir. Nous regagnâmes chacun no­tre compartiment.

Prêtez-moi vos Téfiline

Le lendemain matin de bonne heure, nous arrivâmes à Berlin. Je sortis en­core une fois dans le couloir, l'hom­me était là, à peu de distance. Il vint vers moi, me souhaita le bonjour et se plaignit de n'avoir pu fermer l'œil de toute la nuit.

Quand le train quitta Berlin, j'en­tamai les prières du matin. Je ne les avais pas encore achevées quand le préposé frappa à ma porte pour m'informer qu'un voyageur demandait si je pouvais le recevoir. Je le priai de m'excuser auprès de ce dernier ; il ne me serait possible de le voir que dans une demi-heure environ.

L'inconnu vint. Il me dit aussitôt qu'il était encore tout bouleversé pour parler, et fondit à nouveau en larmes. Soigné dans sa mise, rasé de frais, tout dans son apparence dénotait une classe sociale élevée. Tout à coup, il cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. Cette situation était émouvante, mais elle ne laissait pas de m'embarrasser. Avais-je affaire à quel­que déséquilibré, ou était-ce un hom­me dans le malheur ? Je m'appliquai à le réconforter.

Il fit un effort pour se dominer, puis il me dit avec quelque hésitation : « Me feriez-vous le plaisir de me prêter vos Téfiline ? » Je n'en crus pas mes oreilles. Qui donc était cet homme ? Je n'en avais pas encore la moindre idée. Avant que je ne re­vinsse de ma surprise, il reprit, un reste de sanglot dans la gorge : « Oh ! mon D.ieu ! Je ne me rappelle plus com­bien d'années se sont passées depuis la dernière fois que je les ai mis. »

J'ouvris ma valise, en sortis mes Téfiline ainsi qu'un livre de prières, et les lui tendis. Je lui dis que s'il le désirait, il pourrait prier dans mon compartiment ; et je sortis afin de le laisser seul exhaler son cœur à D.ieu.

Son identité se précise

Une bonne heure se passa. Quand l'inconnu eut fini de prier, je rentrai dans le compartiment. Il me rendit les Téfiline avec force remerciements, mais demanda s'il pouvait garder en­core le livre de prières. Il voulait sans doute y lire quelques Psaumes et l'uti­liser pour Min'hah. Je lui laissai avec plaisir le Siddour, et il me quitta. Je continuai d'ignorer qui il était.

Il devenait cependant clair qu'une crise morale bouleversait l'inconnu. Mais quelles en étaient les données particulières, je ne le savais pas.

À trois heures de l'après-midi, l'em­ployé des wagons-lits entra de nouveau dans mon compartiment et m'informa que le voyageur qui m'avait rendu visite le matin désirait me revoir. J'y consentis ; il vint. Il était très pâle et une profonde tristesse se lisait sur ses traits.

Cette fois, il se présenta aussitôt : « Mon père était l'un des 'Hassidim de votre aïeul. Dans mon enfance comme dans ma première jeunesse, j'ai étudié sous la direction de maîtres 'hassidiques. À chaque fête, les 'Hassidim de la ville se réunissaient dans notre maison, et je me plaisais beaucoup en leur compagnie... »

Une triple bénédiction

Son regard était empreint de mélancolie ; on eût dit qu'il éprouvait une grande nostalgie pour ces temps heu­reux. Je commençais à situer mon in­terlocuteur à travers sa famille même, sur laquelle il me donna quelques pré­cisions.

En effet, Reb Chlomo, qui en était le chef, avait l'habitude, encore jeune homme, de rendre visite à mon arrière-grand-père qui lui donna une triple bénédiction : qu'il eût des enfants, des biens matériels et une longue vie. Il y a une histoire se rapportant à cette bénédiction et que j'ai consignée ail­leurs dans ce journal. Ce qu'il en faut retenir ici, c'est que la bénédiction s'accomplit. Reb Chlomo eut des en­fants, des garçons et des filles, et, fai­sant le commerce des pierres précieu­ses, il devint fort riche. La famille était une des plus connues parmi le peuple juif. Reb Chlomo mourut à un âge très avancé, et ses enfants, ainsi que ses gendres, continuèrent la grande tradition de la famille, à l'exception d'un petit-fils qui s'écarta du droit chemin. C'était l'homme que la Pro­vidence m'avait fait rencontrer dans le train.

De bons débuts qui tournent court

Ce fut un triste récit – encore qu'il n'eût rien d'insolite – que ce dernier me fit. Connaissant fort bien son père, je l'écoutai avec beaucoup d'intérêt.

« Je reçus, me dit-il, dans ma première jeunesse, une solide éducation 'hassidique. Mais un jour, mon père nous emmena vivre dans la grande ville de Saint-Pétersbourg. Nous nous installâmes dans une maison semblable à celle que nous avions habitée dans le petit bourg d'où nous venions. Une maison aussi pleine de la lumière de la Torah que de la chaleur et de la joie du 'Hassidisme. Les 'Hassidim se réunissaient à nouveau chez nous comme par le passé ; mais, pour ce qui me concernait, désormais le cœur n'y était plus. J'avais fait connaissance avec des enfants du voisinage, et leur mode de vie m'avait totalement sé­duit. Le principe en était simple : il consistait en une liberté qui ne con­naissait aucune restriction. J'avais alors une quinzaine d'années.

En été, nous partîmes en vacances. Les enfants avec lesquels je frayai alors ne furent pas de ceux que mon père aurait choisis pour son fils ; mais il ignorait tout du changement qui s'était opéré en moi. Vers la fin de la saison, il me fit part de son intention de m'emmener à Loubavitch pour la fête prochaine de Roch Hachana. Cette nouvelle ne me réjouit pas particulière­ment, mais je ne pouvais refuser de complaire au désir de mon père.

Mes amis achèvent de me perdre

Les mots me paraissent insuffisants pour décrire l'impression que me fit votre grand-père. Quand il nous reçut, père et moi, il me bénit séparément et me recommanda de me souvenir tou­jours que j'étais un Juif, car le milieu dans lequel j'évoluais était plein de dangers.

Pendant longtemps le souvenir de notre visite à Loubavitch suffit à me garder des amitiés faciles qui flattaient mes mauvais penchants. Je m'abstins de fréquenter les enfants du voisinage, et tout l'hiver se passa sans que j'eusse été tenté de prendre part à leurs dis­tractions. Mais quand l'été revint, et que nous nous retrouvâmes dans notre maison de campagne, je repris graduel­lement contact avec les petits jeunes gens de mon âge, étudiants d'université ; parmi eux, ceux qu'attirait une vie de paresse et de plaisirs ne man­quaient pas. Sous leur influence, je dérivai à nouveau et échappai à la saine atmosphère qui régnait au sein de ma famille.

Je commençai par manquer les prières de l'après-midi et du soir, puis ce fut le tour de celles du matin. Tou­jours mes amis m'attendaient, soit au bord de la rivière pour une partie de barque, soit dans les bois. Et l'entraî­nement fut tel que j'en arrivai, non seulement à partager leurs repas, mais, ajoutant un péché à l'autre, je finis même par abandonner complètement la vie religieuse qui était la mienne dans la maison de mon père.

Roch Hachana n'étant pas loin, ce dernier se rendit sans moi à Louba­vitch. Je restai. J'allai à la Synagogue à cette fête et à Yom Kippour, mais déjà le contact était coupé, je m'y sen­tis comme un étranger.

Je deviens libre penseur

Je m'absentai de plus en plus de la maison, y revenant pour demander de l'argent à ma mère, ou allant au bu­reau pour en emprunter au caissier.

Dès qu'il découvrit la grave détério­ration morale qui s'était opérée en moi, mon père me réprimanda sévère­ment. Le mal n'était pas dans l'argent que je dépensais ; il m'en promit au­tant que j'en voulais. Mais il demanda fermement la rupture de toutes les relations avec mes amis. Je lui rétor­quai que j'étais désormais un homme et que mes parents n'avaient aucun droit de se mêler de ma vie privée. Et pour donner plus de poids à ma pro­testation, je quittai la maison et pris un logement pour mon compte. J'abrège : six années passèrent. J'avais terminé mes études à l'université, je m'étais marié, puis installé dans une vie toute empreinte des principes de la libre pensée, et où la religion n'avait aucune place.

À cette époque, une Société Pro­gressiste avait été secrètement fondée, ayant pour but de défendre les pauvres et les opprimés, de s'intéresser à leur condition matérielle et de les aider tant par la parole que par des actes. Une grande partie de son activité était consacrée à la situation économi­que des Juifs, lesquels constituaient en Russie la masse la plus déshéritée et la plus injustement traitée. Je devins un membre actif de cette Société.

Une grande vertu 'hassidique

Or, un jour, dans le mois de décem­bre 1881, je rencontrai un de mes amis qui m'informa que le Rabbi de Louba­vitch se trouvait à Saint-Pétersbourg et qu'il avait eu des entretiens avec de hautes personnalités officielles en vue d'obtenir une amélioration du sort des Juifs. En tant que membre de la So­ciété Progressiste, il m'intéressait de connaître les résultats des démarches entreprises par votre grand-père. Dans ce but, j'allai lui rendre visite à l'hôtel Sérapinsky où il était descendu. Là, je tombai sur un certain nombre de 'Hassidim que je n'avais plus rencontrés depuis mon départ de la maison paternelle. Ils furent tout heureux de me revoir ; et l'occasion me permit de constater par moi-même combien pro­fonde est l'affection que les 'Hassidim se portent mutuellement, et qu'ils té­moignent même à celui qui s'est écarté d'eux.

Le souvenir me revint de l'émotion qu'avait provoquée mon départ de la maison quand j'allai partager avec un camarade l'appartement que nous avions pris à la rue Pouchkine. Je revis le jour où deux amis de mon père m'y rendirent visite pour essayer de me persuader de reprendre ma place sous le toit paternel. Le dévouement sincère qui, visiblement, les animait et faisait monter les larmes à leurs yeux ne m'avait pas touché alors. Tout cela affluait maintenant avec une clarté qui m'étonnait. J'eus la certitude que, durant toutes ces années, ces amis de la famille avaient souvent pensé à moi, parlé de moi, et que le souci qu'ils avaient de tout ce qui me concernait n'avait pas faibli. Et je me rendis compte du grand chagrin que leur causait le mode de vie que j'avais choisi. Il ne les empêchait pas cepen­dant, aussitôt que j'eus franchi le seuil de l'hôtel, de m'accueillir à bras ouverts et avec autant de joie que si j'étais toujours l'un des leurs. Cette sympathie si spontanée et si intense est la carac­téristique des 'Hassidim de Louba­vitch, car ils l'éprouvent à l'égard de tous les Juifs sans distinction. Nous nous référions souvent, au sein de notre Société, au bel exemple de fra­ternité que leur comportement nous offrait.

Cette amitié, cette chaleur qu'on me témoigna sans réserve à mon entrée dans cet hôtel m'émurent profondément. Peu après, je me trouvais seul, plongé dans mes pensées, quand je fus soudain ramené à la réalité par les voix des hommes qui priaient. La prière du soir avait commencé. Je restai là, immobile. Elle tirait à sa fin quand votre grand-père le Rabbi parut et récita le Kaddiche. C'était l'anniversaire de la mort du “Vieux Rabbi”, le Baal Hatanya.

On me charge d'une mission

Cette rencontre avec les amis de mon enfance, et plus particulièrement les mots du Kaddiche récité par votre aïeul, provoquèrent en moi une se­cousse qui m'ébranla trois jours durant. Le souvenir du temps passé à Louba­vitch ne me quittait pas.

Quelques semaines plus tard, nous apprîmes à la Société Progressiste que le ministre de l'Intérieur incitait dis­crètement les gouverneurs locaux de Kiev et de Tchérnigov à fomenter des pogroms contre les Juifs. Peu aupa­ravant, des massacres avaient éclaté dans différentes villes de la Russie septentrionale, et nous savions que la visite de votre grand-père à Saint-Pétersbourg n'était pas étrangère à ces persécutions et à la vague générale d'antisémitisme qu'encourageaient de hautes personnalités officielles. Nous savions également qu'il avait demandé avec une courageuse vigueur la pro­tection de l'État pour les citoyens juifs, et que son influence était grande dans les milieux gouvernementaux. En con­séquence, nous décidâmes que l'un d'entre nous porterait au Rabbi la nou­velle qui nous était parvenue sur la situation dangereuse qui se préparait. Je fus choisi pour cette mission.

Un contact difficile à réaliser

En compagnie d'un ami, je me ren­dis de nouveau à son hôtel. Il n'était pas question de transmettre au Rabbi nos informations par l'intermédiaire de qui que ce fût, ni même, par mesure de précaution, de nous faire annoncer. Il fallait le voir en personne, et nous ne savions comment y parvenir. Nous apprîmes à l'hôtel qu'il avait l'habi­tude de faire chaque matin, à neuf heures, une promenade en voiture. Nous convînmes de revenir le lende­main et de guetter son passage pour lui remettre un billet où nous lui demanderions une entrevue. À l'heure dite, nous nous présentâmes à l'hôtel, mais l'on nous informa que le Rabbi ne ferait pas ce matin-là sa promenade quotidienne, car il devait rencontrer deux personnalités du Ministère de l'Intérieur. Les choses se précipitaient, il fallait absolument que je lui parlasse avant qu'il ne se rendît à ce rendez-vous. Le mettre au courant de ce qui se tramait dans l'ombre avait une importance capitale.

Tandis que les idées se succédaient rapidement dans ma tête, une porte s'ouvrit soudain, et le Rabbi parut, suivi par un de ses amis les plus pro­ches. Il se mit à arpenter le couloir. Debout dans un coin, nous le guet­tions, mon compagnon et moi. Il al­lait et venait, absorbé par ses pensées. Après un long moment, il leva les yeux et me vit. Malgré qu'il fût resté huit longues années sans me rencon­trer, d'emblée il me reconnut. Il s'ar­rêta pour me parler, s'enquit de ma santé et me demanda si je me sou­venais encore de Loubavitch. Mon sai­sissement était si grand qu'il me fut impossible de prononcer un seul mot. Mon ami s'en aperçut et dit promptement : “Rabbi, nous sommes venus vous entretenir d'une affaire de la plus haute importance.”

À quand remonte la dernière fois ?...

Votre grand-père regagna aussitôt sa chambre et nous envoya dire que nous pouvions entrer. Je n'oublierai jamais la gravité que je vis dans son regard qui était en même temps si pénétrant qu'il semblait explorer jus­qu'au tréfonds de mon cœur. Nous l'informâmes de la situation. Il nous en remercia vivement et nous engagea à poursuivre notre œuvre, solidaire de la sienne, en faveur de nos frères.

Ce matin-là fut, en effet, pour mon ami et pour moi, le point de départ d'une activité inlassable tendant à se­conder votre grand-père. Grâce à son influence, bien des mesures antijuives furent contrecarrées ou simplement rapportées.

Durant les quelques semaines qu'il passa à Saint-Pétersbourg, je le vis plusieurs fois. Or, un jour, comme je me trouvais seul avec lui, il me dit à brûle-pourpoint : “A quand remonte la dernière fois que vous avez mis les Téfiline ? Allez, j'en sais sur vous plus long que vous ne le pensez. Vous avez eu une période difficile.” Et à ma grande surprise, il se mit à me raconter tout ce qui m'était arrivé depuis ma rupture avec mon père, et comment, graduellement, pas à pas, j'avais dérivé de la vie juive orthodoxe qui était autrefois la mienne.

Je restai, là, figé comme un morceau de bois. Puis les larmes montèrent à mes yeux et je ne pus proférer une parole. Je me retirai en silence, et pendant plusieurs jours, la honte m'em­pêcha d'aller trouver votre grand-père. Je reçus enfin de la part d'un de ses proches un billet m'informant qu'il avait plus d'une fois demandé de mes nouvelles. Je retournai le voir. Il s'abs­tint de me parler de ma vie person­nelle, mais il me confia des détails très importants relatifs à ses activités publiques.

Je reviens à des conceptions plus saines

Néanmoins, je n'avais pas oublié les précédentes paroles du Rabbi. Et mê­me, après cette dernière conversation, elles me hantèrent tout le jour et toute la nuit, si bien que le lendemain matin je fis l'acquisition d'une paire de Téfi­line, ayant abandonné les miens dans la maison familiale lors de mon départ. Secrètement, afin que ma femme n'en sût rien, ce matin-là je les revêtis et récitai les prières. Je m'abstins de toute autre nourriture que le thé et le pain. Cela dura une semaine entière. Mais on s'aperçut bientôt chez moi qu'il se passait quelque chose d'insolite. Quand il me fut impossible de le dissimuler plus longtemps, j'expliquai que j'avais résolu désormais de ne porter à ma bouche aucun aliment Tréfah. Avec beaucoup de difficulté, je réussis à ob­tenir de la nourriture cachère et, dans une certaine mesure, à renouer avec la pratique de la foi dont je m'étais écarté.

Votre grand-père repartit pour Lou­bavitch. Je m'engageais peu à peu dans une vie plus conforme à la reli­gion. Cependant, je n'avais pas repris contact avec ma famille ; mon père continuait d'ignorer le changement qui s'était opéré en moi.

Je revois enfin mon père

Au début du printemps, je partis en villégiature avec ma femme et mon fils aîné, non loin de Saint-Pétersbourg. Nous étions arrivés depuis quelques jours à peine quand j'eus la grande surprise de voir mon père arriver chez nous. Surprise qui s'accrut encore quand celui-ci me tendit une lettre que lui avait adressée le Rabbi. Il l'y invitait au mariage de l'un de ses fils. Et votre grand-père terminait sur une phrase à mon intention, m'envoyait ses amitiés et me conviait également à ce ma­riage.

– Était-il nécessaire que tu te dé­ranges pour m'apporter cette lettre ? dis-je. Tu aurais pu l'envoyer par l'un de tes employés.

– Nous autres 'Hassidim, nous n'envoyons pas par quelqu'un un mes­sage du Rabbi. Nous le faisons nous-mêmes et sans retard. J'ignore quelles bonnes actions te valent une telle at­tention de la part d'un si saint homme ; mais qui suis-je moi-même pour me permettre de discuter ses actes ? Aussi, dès que je reçus la lettre ce matin, je me hâtai de te l'apporter. Et maintenant, au revoir.

Nous dûmes, ma femme et moi, déployer de grands efforts pour per­suader mon père à rester pour le thé. Quand nous l'eûmes pris, nous fîmes, lui et moi, une promenade dans les bois. À l'occasion du mariage proche, mon père parla du fils du Rabbi et de ses grandes qualités. De fil en ai­guille, je lui racontai certains faits que j'avais appris de la bouche de ce chef éminent au cours de mes visites à Saint-Pétersbourg, et lui fis part de l'im­mense courage et du dévouement dont il faisait preuve quand il prenait la défense de notre peuple auprès des représentants du gouvernement.

La joie d'un ami sincère

Nous marchions ainsi depuis quel­ques heures quand un cri amical par­vint à nos oreilles. Nous nous retournâmes ; c'était l'un des vieux amis de mon père, un 'Hassid fort connu. Il m'embrassa avec beaucoup d'affection et récita l'action de grâces “Chéhé'héyanou”, pour remercier D.ieu de l'avoir gardé en vie assez longtemps pour voir cet heureux jour.

“Ne sois pas si surpris, dit-il à mon père. C'est, en effet, un jour très heureux dans ma vie de pouvoir être témoin de la réconciliation d'un père et de son fils, et de les voir che­minant bras dessus, bras dessous. D'au­tre part, il était temps que je rencontre Abraham, le boucher, car il m'a appris que voilà plus de six mois que ton fils achète sa viande chez lui exclusivement !” Notre ami exultait litté­ralement.

Nous nous dirigeâmes vers ma mai­son, échangeant en chemin peu de paroles. Ma femme avait préparé un dîner léger. Nous insistâmes, elle et moi, pour que mon père et son ami se restaurassent avant de regagner la ville. Ce jour-là fut le point de départ de la reprise de relations normales entre mon père et moi.

Durant cet été (juin 1882), votre aïeul revint à Saint-Pétersbourg où il fit un séjour d'environ deux semaines, au cours duquel il déploya une activité intense en faveur de ses frères. Vers la fin de la saison, notre Société tint une grande réunion afin d'examiner la si­tuation des Juifs des villes septentrio­nales de Russie. On décida d'envoyer un messager spécial à votre grand-père à Loubavitch. Je fus chargé de cette mission.

Le Tséma'h Tsédek consulté

Le 8 août, au point du jour, j'arrivai à Loubavitch. Connaissant les habitudes matinales de votre grand-père, je me rendis chez lui et lui fis remettre par le gardien une lettre cachetée. Dans la demi-heure qui suivit, je fus reçu. Notre entretien dura environ deux heures ; il fut obligé de l'interrompre pour ne pas manquer aux conseils de son médecin qui avait prescrit une pro­menade en voiture tous les matins en plein air. Il me pria de revenir avant 11 heures. Je le quittai. Dehors, une voiture attelée de deux beaux chevaux l'attendait. Le cocher portait la livrée que rehaussait une ceinture rouge, et son chapeau était orné de plumes. Bref, tout ce à quoi on reconnaît un cocher de la noblesse.

Je revins à dix heures et demie, avant le retour de votre grand-père. Il y avait foule dans l'antichambre. Enfin, Reb Leivik, le Gabbaï, vint vers moi et m'informa que le Rabbi désirait me voir. Visiblement ennuyé, il ajouta : “Une cinquantaine de visiteurs attendent d'être reçus et certains d'en­tre eux depuis la semaine dernière. Je vous prierai de ne point trop vous at­tarder avec le Rabbi.”

Ce dernier m'accueillit avec une expression de plaisir qui ajoutait à l'af­fabilité naturelle de son visage. Puis, il me dit : “Je reviens du cimetière. Père (le ‘Tséma'h-Tsédek’) ne con­sidère pas la situation comme très grave. Nous devons, toutefois, faire tout ce qui est en notre pouvoir.”

Pendant plus d'une heure, il m'ex­pliqua les différentes mesures que nous aurions à prendre pour la sauvegarde de nos frères en Russie, s'attardant aux personnes qu'il fallait voir et à ce que nous devions dire à chacune d'elles. Il m'engagea à noter tous ces détails par écrit et de prendre beaucoup de précau­tions, car les espions ne manquaient pas autour de nous. Finalement, il rédigea deux lettres en russe : l'une pour un professeur célèbre qui avait des relations avec la Cour à Saint-Pétersbourg, l'autre pour un haut fonc­tionnaire du Ministère de l'Intérieur. Et il me demanda de les lire attenti­vement et de m'assurer que le texte en était clair et ne laissait place à aucun malentendu.

Toute bonne œuvre mérite récompense

Quand j'eus fini ma lecture, votre grand-père fit une pause. Il réfléchit en silence, puis parla : « Quand Moïse monta au mont Sinaï pour recevoir les Secondes Tables des Dix Commandements, D.ieu lui dit : “Taille pour toi [...]” (Exode 34,1) ce qui, selon Rachi, signifiait que les “chutes” appartiendraient à Moïse. Les tables ayant été taillées dans une pierre ex­trêmement précieuse, ces “chutes” enrichirent considérablement ce der­nier. Par cela, le Tout-Puissant nous donnait une leçon selon laquelle un homme engagé dans une œuvre bonne mérite d'être récompensé pour son travail. Vous travaillez pour le bien de la communauté, une récompense vous est donc due »

Et votre grand-père se mit à m'entretenir de la spiritualité et de ses rapports avec l'âme éternelle, puis il dit. « Quand je vous informai que je reve­nais du cimetière et que mon père ne considérait pas la situation comme très grave, vous ne paraissiez pas très convaincu ; vous trouviez sans doute absurde que je puisse recevoir un mes­sage de lui. Il en est ainsi parce que vous ne pouvez concevoir les choses spirituelles, étant seulement intéressé par les choses matérielles, celles qui se rattachent au corps et non à l'âme. »

Il parla ainsi pendant longtemps. Puis il conclut en ces termes : « Sou­venez-vous, et n'oubliez pas qu'une vertu est plus forte qu'un vice, et qu'un bon trait de caractère est plus fort qu'un mauvais. Si l'on a dit d'Ismaël (que la Torah appelle “un sauvage”), “Jette en l'air un bâton, il tombera sur sa racine” (sur sa partie la plus pesante qui est la plus proche du tronc), combien cela est encore plus vrai quand on dit d'un 'Hassid, fils de 'Hassid et petit-fils de 'Hassid, qu'il reviendra à ses origines ! Combien de temps un homme peut-il courir le monde à la recherche des plaisirs ? Cinquante, cinquante-cinq ans ? Le sang chaud et l'ardeur des passions doivent avoir des limites. Rappelez-vous qui vous êtes, et n'oubliez pas vos origines. Que le Tout-Puissant vous bénisse et vous protège. Dites à votre père que j'aimerais le voir bientôt. »

Je m'égare à nouveau

Ce furent les dernières paroles que m'adressa le Rabbi, car je ne devais plus le revoir. Pendant environ un an, je demeurai sous leur influence et menai sans le moindre écart une vie de bon Juif. Entre-temps, la Société Progressiste au sein de laquelle j'avais déployé tant d'efforts fut dissoute. Une Société révolutionnaire se substi­tua à elle, et dont le but était de hâter la chute du régime tsariste. Je n'y pris pas une part active, malgré que je n'ignorasse rien de la tyrannie sur la­quelle s'appuyait celui-ci pour prolon­ger ses jours. Toutefois, je marquai ma sympathie pour ce mouvement par tous les moyens possibles, notam­ment par des dons d'argent.

Le temps passa. Peu à peu je per­dais prise à nouveau et je finis par retomber dans une vie qui n'avait rien de commun avec mes origines. Le cer­cle de mes relations non-juives s'éten­dit et je gagnai de plus en plus d'ar­gent.

Le 27 décembre est l'anniversaire de ma naissance. Je le fête chaque année en invitant mes amis à un dîner spécial. Cette fois, je décidai de passer mon jour anniversaire dans un lieu de villégiature à l'étranger. Mon choix s'arrêta à Monte-Carlo, de là j'irais à Nice, ensuite à Paris. Ce que je fis. Voilà comment, rentrant à Saint-Pé­tersbourg, je me trouvai dans ce train.

Les voies imprévisibles de D.ieu

Assis hier dans la voiture-restaurant, je regardai par hasard dans votre di­rection et je vous vis. Aussitôt se dressa devant moi l'image de votre grand-père auquel vous ressemblez tant ; aussitôt ses paroles résonnèrent à mes oreilles : “Jette en l'air un bâton, il retombera sur sa racine.”

Je viens de terminer mes cinquante-cinq ans. La soirée et la nuit durant, je ne cessai d'entendre les paroles du saint Rabbi : “Combien de temps un homme peut-il courir le monde à la recherche des plaisirs ? Cinquante, cin­quante-cinq ans ? Rappelez-vous qui vous êtes, et n'oubliez pas vos ori­gines.” Je ne pus fermer l'œil de la nuit.

Aujourd'hui j'observe un jeûne. Rien n'a passé mes lèvres, et je me repens très sincèrement pour la vie non-juive que j'ai menée jusqu'à ce jour », con­clut-il ; et il pleura.

Je le consolai de mon mieux. Cons­tatant que le soleil s'était déjà couché, je l'engageai à rompre le jeûne ; après quoi nous nous reverrions. Il refusa et continua de me parler pendant trois heures encore. Avant de nous quitter, il dit : « Vous voudrez sûrement me prêter encore vos Téfiline demain ; dès que nous serons arrivés, je m'en procurerai une paire. Je puis vous as­surer que je me sens désormais un autre homme, qu'à partir d'aujour­d'hui je serai un bon Juif et que je n'oublierai plus les paroles du saint Rabbi. »

Nous nous séparâmes avec les mar­ques de la plus grande cordialité. Pen­dant longtemps je restai là, songeant aux voies étranges de D.ieu, et à l'em­preinte si profonde laissée dans l'âme de cet homme par mon grand-père. Trente années durant, il porta au fond de son cœur, sans le savoir, les paroles de mon saint aïeul. Au moment op­portun, le Tout-Puissant provoqua une « coïncidence », et tout à coup le feu des enseignements des Tsadikim flamba, transformant le pécheur en pénitent qui regrettait son passé de tout son cœur et de toute son âme.