1905 (5665) fut une année d’émeutes et de désordres révolutionnaires en Russie. Ce pays venait d’essuyer une sanglante défaite dans sa guerre contre le Japon et la situation désastreuse qui s’ensuivit donna aux rebelles et aux agitateurs politiques l’occasion de susciter des troubles graves pour le régime tsariste. Les grèves et les manifestations des classes laborieuses opprimées se multiplièrent. Des complots visant à abattre de hautes personnalités gouvernementales et l’assassinat du ministre de l’Intérieur et du Grand-Duc Sergueï donnèrent le signal du soulèvement en 1905. Le régime tsariste fit ouvrir le feu sur les manifestants, tuant aussi des femmes et des enfants. Les masses alors s’ébranlèrent à leur tour.
Au mois de ‘Hechvan de l’an 5666 (octobre 1905), la révolution atteignit son apogée. Partout les travailleurs des usines se mettaient en grève et un grand nombre de jeunes paysans se joignaient aux manifestations contre le Tsar et son régime inhumain. Des groupes de jeunes gens sillonnaient les rues en brandissant des drapeaux rouges ; la police, des unités de l’armée et la cavalerie cosaque les dispersaient, mais les groupes se reformaient.
Loubavitch
L’esprit de la révolution s’était emparé de quelques jeunes Juifs. Ils participèrent, eux aussi, avec les étudiants des hautes écoles et des universités aux manifestations antitsaristes. Ce qui fournit au gouvernement un bon prétexte pour accuser les Juifs d’être, ni plus ni moins, les instigateurs de la révolution et pour fomenter des pogroms en différentes parties du pays. La diversion était nécessaire. Ces massacres serviraient de dérivatif à la colère des masses. Il n’y avait, affirmaient-ils, qu’un seul responsable de tous ces désordres : les Juifs. Des pogroms suscités par des agents secrets du gouvernement éclatèrent effectivement un peu partout dans le pays, dans les grandes villes aussi bien qu’à la campagne.
Loubavitch, une bourgade de Russie Blanche, avait une population de quelque trois cents familles juives et une centaine de familles non juives. Elle jouissait d’une réputation méritée et inversement proportionnelle à ses modestes dimensions, car elle avait été le siège des Rabbis de Loubavitch pendant environ un siècle. Cinq générations de chefs spirituels éminents, depuis l’Admour Hazakène (Rabbi Schnéour-Zalman de Lyadi, le fondateur du mouvement) jusqu’à Rabbi Chalom Dov-Ber (père de Rabbi Yossef Its’hak), avaient marqué de leur profonde empreinte, non seulement l’ensemble des Juifs de Russie, mais aussi le gouvernement russe lui-même.
À Loubavitch se trouvait également la yéchiva Tom’hei Temimim, fondée en l’an 5657 (1896), et Rabbi Yossef Its’hak en était le directeur.
Le jour du marché
Les populations juive et non juive de Loubavitch vivaient en bonne intelligence. Mais tout alentour existaient un certain nombre de villages dont certains étaient hostiles aux Juifs. L’agitation antisémite qui s’était répandue dans tout le pays ne tarda pas à atteindre Loubavitch. La peur s’empara de beaucoup de Juifs, mais elle ne les empêcha pas d’agir. Une défense secrète fut organisée pour parer à toute éventualité. Fort heureusement, les choses ne dégénérèrent pas jusqu’au pogrom.
Le vendredi 1er Tévet et septième de ‘Hanouccah, des troubles éclatèrent dans le paisible petit bourg de Loubavitch. Comme d’habitude en ce jour de semaine, des paysans des villages avoisinants vinrent à la ville pour le marché hebdomadaire. Leurs traîneaux, chargés des produits de leurs fermes, emplissaient la place. Ils apportaient, pour les vendre aux citadins, des œufs, des poulets et des oies, des peaux de veaux et des balais, du bois de chauffage et des produits divers. Les commerçants et les boutiquiers locaux se préparaient pour une journée pleine d’activité : les fermiers allaient avoir besoin d’eux pour refaire leur approvisionnement d’essence, de sel, de sucre, de vêtements, de clous et d’outils de toutes sortes. Le jour du marché était pour tous le plus important de la semaine.
La crainte d’un pogrom
Ce fut ce jour que choisirent pour manifester un groupe de jeunes gens, sympathisants du parti radical ou du parti communiste. Il y avait parmi eux quelques Juifs. Brandissant un bâton au bout duquel ils avaient attaché un chiffon rouge, les manifestants avaient entamé une marche, qu’ils scandaient par des chants révolutionnaires et des cris où revenait souvent le mot « liberté ».
Le maire (« Pristav ») de Loubavitch était absent. Le chef de la police de Rudnya, la ville voisine, assurait l’intérim. Accompagné de deux agents, il se rendit en hâte à la place du marché et donna aux manifestants l’ordre de se disperser. Ces derniers, pour le narguer, se mirent à crier de plus belle leurs slogans et à chanter à tue-tête leurs chants subversifs. Pour les intimider, les policiers tirèrent en l’air. Ce fut le signal. Quelques manifestants se jetèrent sur eux et les rouèrent de coups.
Trois jours d’angoisse
Ce Chabbat-là ne fut pas un jour de paix pour les Juifs de Loubavitch. Tout le monde était plein d’inquiétude. À un moment, le bruit courut que le Pristav arrivait avec un peloton de cosaques pour châtier les rebelles. On craignait en outre que des agitateurs incitent la populace à un pogrom contre les Juifs.
Le jour passa sans incident. Le soir, le Chabbat terminé, toute l’organisation juive d’autodéfense comptant une centaine d’hommes se trouvait en état d’alerte, prête à défendre la communauté contre toute attaque éventuelle. Les garçons âgés de la yéchiva passèrent une nuit blanche. Les uns continuaient à étudier, les autres récitaient les Téhilim. Tous veillaient, prêts à intervenir au premier appel, mais espérant et souhaitant que cela ne fût pas nécessaire.
Comme le jour, la nuit passa sans qu’aucun incident la troublât. Le lendemain matin, le Pristav arriva de la ville d’Orcha, escorté de vingt soldats.
Une enquête fut ouverte. Une trentaine de jeunes paysans des villages voisins furent arrêtés. Ni l’interrogatoire sévère, ni les sévices ne les décidèrent à trahir leurs chefs.
Le second jour, les chefs de la communauté juive de Loubavitch furent convoqués par le Pristav. Il les avertit que s’ils ne livraient pas les rebelles dans les vingt-quatre heures, ils en seraient tenus personnellement responsables.
Les Juifs de Loubavitch étaient au bord de la panique. Nombre d’entre eux firent partir femmes et enfants vers des villes voisines telles que Rudnya, Dobromysl, Doubrovna et Lyadi.
Le troisième jour, les responsables de la communauté juive étaient convoqués à nouveau par la police. Un délai de vingt heures supplémentaires leur fut accordé et on les avertit encore une fois que, faute par eux de révéler les noms des manifestants juifs, eux et toute la collectivité en subiraient les conséquences. La situation devenait grave, voire désespérée. Les Israélites gardaient fermées leurs boutiques et nul n’osait mettre le nez hors de chez lui.
Les Azmidov
Non loin de Loubavitch était un château qui appartenait à un vieux seigneur russe, le général Azmidov, commandant de la forteresse de Smolensk. Son fils, haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, était un homme cultivé et libéral. Rabbi Yossef Its’hak le connaissait personnellement, ayant eu l’occasion en sa qualité de secrétaire privé de son père, le Rabbi de Loubavitch, de le rencontrer plusieurs fois pour discuter des intérêts des communautés juives de Russie. Le jeune Azmidov avait été fort utile en facilitant les contacts avec le gouvernement à Saint-Pétersbourg.
La Providence voulut que, juste en cette semaine de troubles, il se trouvât dans les parages. Il était venu rendre visite à sa mère. Ayant été informé de cette heureuse coïncidence, le Rabbi de Loubavitch chargea son fils d’aller porter au jeune Azmidov ses salutations personnelles et d’attirer son attention sur la catastrophe qui pouvait s’abattre d’un moment à l’autre sur la communauté juive de Loubavitch. Rabbi Yossef Its’hak fut reçu avec cordialité, mais le jeune Azmidov se garda de rien promettre. L’affaire était délicate, une prudente réserve s’imposait. Surtout que le Tsar était très sourcilleux sur le chapitre de la rébellion et le gouvernement résolu à ne tolérer aucun écart et à châtier de façon exemplaire les meneurs. Telle étant la situation, expliqua Azmidov, il ne pouvait pas faire grand-chose pour aider les Juifs.
Arrestation
Entre-temps, les autorités chargées de mener l’enquête sur la « rébellion » de Loubavitch décidaient de frapper au sommet. Le quatrième jour de la semaine, tôt dans la matinée, Rabbi Yossef Its’hak reçut une convocation urgente. Il devait se présenter à dix heures au commissariat de police. Faute par lui d’obéir, une amende de 10 000 roubles lui serait infligée.
Rabbi Yossef Its’hak se présenta à l’heure dite et fut conduit sur-le-champ devant un comité d’agents secrets. Le chef lui dit qu’il n’y avait aucun doute quant à sa non-participation à la manifestation, pas plus qu’à celle d’aucun des étudiants de la yéchiva. Néanmoins, il avait été décidé qu’il serait gardé comme otage jusqu’à ce que la communauté consente à livrer les coupables.
Pour Rabbi Yossef Its’hak, c’était une situation difficile et pleine de dangers. À l’heure qu’il était, les instigateurs de la manifestation avaient disparu ou étaient cachés en lieu sûr. L’enquête pouvait s’éterniser. Mais ce qui donnait le plus de soucis à Rabbi Yossef Its’hak, c’était l’inquiétude que sa détention allait causer à ses parents. Il était leur fils unique. Mais que pouvait-il faire ? On l’enferma dans une cellule. Il demanda, et obtint, du papier et de l’encre afin d’occuper les longs jours que durerait peut-être sa détention.
Rabbi Yossef Its’hak refuse
Le soir même, il fut de nouveau conduit devant les enquêteurs. Ils lui donnèrent un document à signer. Il y était déclaré que les besoins de l’enquête rendaient nécessaire l’intimidation des chefs de la communauté juive, et ce, en prenant l’un deux comme otage afin de les contraindre à révéler l’identité des manifestants, que Rabbi Yossef Its’hak consentait à être cet otage, et qu’aussitôt l’objectif atteint, il serait relâché.
Rabbi Yossef Its’hak refusa de signer. « Je n’ai jamais consenti à être gardé comme otage », répliqua-t-il.
Les enquêteurs firent tout ce qu’ils purent pour le persuader de signer le document. Il s’obstina dans son refus. Voyant qu’ils n’obtiendraient rien de lui, ils finirent par le relâcher.
À son arrivée chez lui, Rabbi Yossef Its’hak apprit la raison de sa rapide libération. Voici ce qui était arrivé : on l’avait vu partir et il n’était pas revenu. Puis on sut qu’il allait être gardé comme otage. Alors, une délégation alla trouver la vieille comtesse Azmidov. Elle refusa d’intervenir dans cette affaire, mais la chance favorisa la délégation. Au moment où ceux qui la composaient quittaient tristement la mère, ils rencontrèrent le fils. Il leur promit que Rabbi Yossef Its’hak serait relâché sur-le-champ. Il tint parole, alla voir le chef de la commission d’enquête, lui fit remarquer que ses agissements étaient illégaux et menaça de mettre au courant le ministre de l’Intérieur si le prisonnier innocent n’était pas libéré sur-le-champ.
Beaucoup de joie accueillit à Loubavitch la libération de Rabbi Yossef Its’hak. La communauté juive revenait enfin à sa vie normale et retrouvait la paix si cruellement menacée.
Commencez une discussion