Bien que cette Paracha ait pour titre « La vie de Sarah », elle commence en réalité avec sa mort, et la phrase : « Et la vie de Sarah fut de 100 ans et 20 ans et 7 ans ; telles furent les années de la vie de Sarah. » Cette répétition insistante dans la formulation a donné matière aux commentateurs midrashiques, qui donnèrent trois explications, chacune soulignant la façon dont la Torah loue Sarah pour sa perfection. Le Rabbi examine ces explications, montrant comment chacune d’elles met l’accent sur un aspect différent de cette perfection, et comment, en général, la vertu élève une personne au-dessus des vicissitudes du temps.

1. Le premier Midrash

« Et la vie de Sarah fut de 100 ans et 20 ans et 7 ans ; telles furent les années de la vie de Sarah. »1 Sur ce verset, le Midrash2 fait le commentaire suivant :

« L’Éternel connaît les jours des parfaits, et leur héritage durera à jamais3 – tout comme ils furent eux-mêmes parfaits, ainsi leurs années furent parfaites. À 20 ans, elle (Sarah) était aussi belle qu’à 7 ans ; à 100 ans, elle était aussi pure de tout péché qu’à 20. »

(Ailleurs, il est dit qu’elle était à 100 ans aussi belle qu’à 20 ans, et à 20 ans aussi dénuée de péché qu’à 7 ans.)

Les commentateurs, y compris Rachi, expliquent que le Midrash commente la triple répétition du mot « ans », là où la phrase « cent vingt-sept ans » aurait suffi, et cite le verset : « D.ieu connaît les jours des parfaits », jouant sur le fait que cette expression pourrait aussi signifier : « les jours parfaits », suggérant ainsi que chaque jour dans la vie du juste est parfait en soi. Ce qui se trouve renforcé par le verset sur Sarah, dont la formulation suggère que toutes ses années furent égales en leur perfection.

Mais cette explication présente quelques difficultés :

1) L’expression du Midrash est : « tout comme ils furent eux-mêmes parfaits, ainsi leurs années furent parfaites. » Mais si la perfection dont il est ici question est d’être dénué de tout péché, alors la perfection de la personne et celle de ses années sont une seule et même chose. Or, le Midrash, utilisant la forme comparative (« de même que »), suggère qu’il s’agit de deux choses distinctes.

Si, d’un autre côté, la perfection dénote la beauté physique, alors le Midrash est difficile à comprendre, car bien que Sarah ait pu être aussi belle à 100 ans qu’elle l’avait été à 20 ans, il n’en fut pas de même pendant toute la période intermédiaire, car il fut un temps où Sarah était « flétrie ».4 Ainsi, à 100 ans, elle était parfaite, mais « ses années » (c’est-à-dire la période qui précéda cet âge) ne l’étaient pas.

2) La phrase même « leurs années furent parfaites » est étrange, car il serait normal de la comprendre comme se référant aux années elles-mêmes. Cependant, de manière insolite, le Midrash la rapporte à la perfection de la personne au cours de ces années.

3) Le Midrash semble opérer une transition injustifiée, de l’expression « les jours des parfaits » à l’expression « ainsi leurs années furent parfaites ». Bien que le verset mentionnant le mot « jours » soit cité pour expliquer le mot « ans » dans le verset de notre Paracha, il serait assurément plus cohérent d’employer le mot « jours » dans l’explication du verset discutant « les jours des parfaits ».

2. Le second Midrash

Après sa première explication, le Midrash en ajoute une seconde : « Un autre explication est : “D.ieu connaît les jours des parfaits” – ceci se réfère à Sarah qui fut parfaite en ses actes. Rabbi Yo’hanane dit : comme un veau parfait. »

À première vue, il y a deux différences entre cette explication et la première :

a) La première lecture applique le mot « parfaits » aux jours, tandis que la seconde l’applique aux personnes ;

b) la première comprend la perfection comme incluant tous les attributs (y compris la beauté purement physique) ; tandis que la seconde la limite aux bonnes actions seulement.

Mais ce second Midrash soulève également des problèmes :

1) Il est certain que le second commentaire doit ajouter quelque chose à notre compréhension du verset « D.ieu connaît les jours des parfaits ». Mais que contient-il concrètement qui ne soit pas évident (c’est-à-dire : que seul celui qui est effectivement parfait peut être considéré comme parfait) ?

2) Qu’est-ce que le commentaire de Rabbi Yo’hanane (« comme un veau parfait ») ajoute à notre compréhension de ce qui l’a précédé ?

3) Le Midrash, en disant sur le verset des Psaumes « ceci se réfère à Sarah » semble expliquer ce verset, plutôt que le verset de notre Paracha qu’il est censé élucider.

3. Le troisième Midrash

Après avoir expliqué la triple répétition du mot « ans » dans notre verset, le Midrash commente ensuite la phrase répétitive « telles furent les années de la vie de Sarah », et la rattache à la seconde phrase du verset des Psaumes « et leur héritage durera à jamais ».

Il dit : « Pourquoi la Torah avait-elle besoin d’ajouter “telles furent les années de la vie de Sarah” ? Pour nous dire que les vies des justes sont précieuses à D.ieu, tant en ce monde que dans le monde futur. »

Mais ceci aussi demande à être expliqué :

1) Il est évident que les justes ont une part dans le monde futur, et même que leur vie future est précieuse pour D.ieu. Pourquoi le Midrash avait-il donc besoin de nous le dire et d’avoir recours à un verset des Psaumes pour le prouver ?

2) Si l’on admet qu’il est fait allusion à la vie future dans la répétition « et la vie de Sarah fut (...), telles furent les années de la vie de Sarah » (ce qui suggère qu’il y a deux vies, l’une en ce monde et l’autre dans le monde futur), comment toutefois apprend-on de ce verset le point supplémentaire qui est que la vie des justes dans le monde futur est précieuse pour D.ieu ?

3) Quel relation y a-t-il entre les deux interprétations, apparemment étrangères l’une à l’autre, de la dernière phrase du verset : le sens simple qui est que cela parle de la vie de Sarah en ce monde, et l’explication midrashique selon laquelle il est question de sa vie future ?

4. La préservation de la perfection

Nous comprendrons tous ces points si nous faisons d’abord les remarques suivantes : quand un homme se trouve dans un environnement délétère, il a trois manières de préserver son intégrité :

1) Il peut se renforcer intérieurement de sorte à ne pas se laisser influencer par son entourage. Mais c’est là une victoire incomplète, car s’il relâche sa maîtrise de soi, il capitulera et s’exposera à une certaine déchéance.

2) Il peut se séparer de son entourage. Mais là aussi, sa victoire n’est due qu’au fait qu’il s’est soustrait à la tentation. Il ne l’a pas affrontée, et demeure en lui-même aussi sujet à la déchéance qu’auparavant.

3) Enfin, il peut entreprendre d’influencer son entourage et l’élever ainsi à son niveau.5 C’est là un triomphe complet sur l’environnement : les dangers n’ont pas été seulement évités, mais totalement supprimés.

De la même manière, il est possible de se préserver de l’altération du péché, et même de la dégradation physique. Il est possible de dominer les ravages du temps.

En premier lieu en se renforçant spirituellement, on peut neutraliser les attraits du monde matériel. Mais ici, la possibilité de pécher demeure, tenue seulement en échec par une vigilance constante. C’est pourquoi le Midrash, parlant de Sarah, dit qu’à 100 ans, elle était comme à 20 ans : à ce niveau il y a seulement une ressemblance, et non pas une identité, entre la vieillesse et la jeunesse.

Ensuite, en ayant une vie animée par l’essence de l’âme plutôt que par ses niveaux manifestes (c’est-à-dire en se retirant de ce qui relève du physique), on peut transcender le temps et ses effets corporels. Mais ceci aussi est un état précaire, car le corps garde sa prédilection pour le matérialisme.

Enfin, quand les perceptions de l’âme imprègnent le corps et toutes ses actions, la nature physique de l’homme n’est pas supprimée, mais transformée, et l’être tout entier participe de l’état intemporel de l’esprit dans sa relation avec D.ieu. L’éventualité du péché ne peut apparaître.

5. La constance de Sarah

C’est la raison pour laquelle le Midrash explique que Sarah était à 100 ans comme à 20 ans seulement après avoir cité le verset des Psaumes et ajouté : « de même qu’ils étaient parfaits, ainsi leurs années furent parfaites ». C’est seulement à travers la perfection d’une vie que l’on peut atteindre à cet état d’inaltérabilité qui caractérisait Sarah. Et la répétition du mot « ans » dans la Paracha nous dit que chaque total (100, 20 et 7) est comparé aux autres : à 100 ans, Sarah était aussi éloignée de toute possibilité de pécher qu’à 20 ans ou à 7 ans. En d’autres termes, elle avait atteint le plus haut des trois degrés d’intégrité.

Mais comment concilier cela avec le fait qu’elle connut effectivement des changements, et qu’il fut un temps où elle perdit sa beauté ? Le mot « chenotam » qui veut dire « leurs années » signifie également « leurs changements ».6 Aussi, il se peut que le Midrash nous dise subtilement que même « leurs changements furent parfaits ». En dépit du fait (en réalité, grâce au fait) qu’extérieurement les justes connaissent l’altérité et subissent des vicissitudes, celles-ci en fin de compte, servent seulement à révéler leur constance intérieure, car la lumière de leur âme brille d’une clarté inaltérable.

6. La perfection finale

Il a été souvent expliqué que les justes « vont de force en force »,7 entendant par-là que leur vie est une progression (non pas seulement au sein d’un même niveau, mais) vers des niveaux de fidélité à D.ieu infiniment plus élevés. Comment, dès lors, le fait que les années de Sarah furent égales en excellence peut-il constituer une louange pour elle ? Cela n’implique-t-il pas l’absence d’une telle progression ?

C’est le problème que le second commentaire du Midrash vient résoudre. En nous disant qu’au moment de sa mort, Sarah atteignit « la perfection dans tous ses actes », il révèle qu’elle atteignit un niveau de perfection et de proximité à D.ieu qui rendit rétroactivement parfaites toutes ses actions antérieures (tout comme la véritable repentance transforme les fautes passées en mérites).8

Le second Midrash va donc plus loin que le premier, car le premier parle d’un attribut commun à tous les justes parfaits de l’histoire, alors que le second s’applique uniquement à Sarah (« ceci se réfère à Sarah »), enseignant qu’elle transcenda ce niveau et transforma ses actions antérieures par sa repentance finale. Et c’est la raison pour laquelle Rabbi Yo’hanane ajouta l’analogie avec le « veau parfait », car c’est par le sacrifice d’un veau (la « Egla Aroufa »9) que l’expiation fut rétroactivement effectuée pour tous les Enfants d’Israël depuis leur sortie d’Égypte.10

7. La mort prématurée

Il demeure cependant un problème.

À chaque vie est impartie une certaine durée, et cette limite définit la tâche que cette vie doit s’efforcer d’accomplir. Mais Sarah mourut prématurément, car, comme le disent nos Sages,11 « son âme s’évanouit quand elle apprit la nouvelle de la ligature d’Its'hak » (de chagrin de cet événement12 ou par excès de joie13). Si elle n’acheva pas la durée et la tâche qui lui étaient imparties, comment sa vie peut-elle être qualifiée de parfaite ?

C’est pour répondre à cette question, nous dit le Midrash, que la Torah ajoute « telles furent les années de la vie de Sarah », parce que « les vies des justes sont précieuses pour D.ieu, tant en ce monde que dans le monde futur ». En d’autres termes, les justes qui meurent avant leur terme peuvent compléter leur tâche, même dans l’au-delà. De la même manière que la récompense pour la création de bienfaits spirituels est attribuée aux défunts,14 et que les bonnes actions d’un enfant aident un parent décédé.15

8. L’esprit éternel

Une dernière difficulté persiste. Le temps nous est accordé dans cette vie non seulement pour accomplir un certain nombre de bonnes actions, mais aussi pour que le temps lui-même soit sanctifié par nos actes. Un jour rempli de Mitsvot est un jour qui a réalisé le but pour lequel il a été fait. Par conséquent, même si Sarah pouvait achever sa tâche dans la vie future, le temps de ce monde-ci est demeuré non sanctifié et imparfait.

C’est la raison pour laquelle le verset, après avoir mentionné les années de Sarah, poursuit : « telles sont les années de la vie de Sarah », se référant, ainsi que le Midrash nous le dit, à sa vie future. En comptant même celle-ci comme la continuation de ses années, la Torah nous dit que son influence sanctificatrice se poursuivit dans le temps même après sa mort. La vie parfaite ne s’achève pas avec la mort : elle sanctifie tout ce qui la suit.

(Source : Likoutei Si’hot vol. 5, p. 92-104)