Le jour d’après

Dans la paracha Emor, le commandement de compter le Omer est prescrit en ces termes : « Et vous compterez depuis le lendemain du jour de repos (« chabbat »), depuis le jour où vous apporterez la gerbe (« omer ») du balancement, sept semaines qui seront entières. »1

Le Talmud2 nous dit que la secte des boethusiens interprétait le mot Chabbat comme signifiant le septième jour de la semaine, plutôt que comme « le jour de repos » de Pessa’h. En conséquence, ils soutenaient que le compte du Omer commence toujours un dimanche. Il y eut de grands débats, au cours desquels les Sages apportèrent de nombreuses preuves des Écritures pour démontrer la fausseté de l’interprétation boethusienne. Mais une question demeure : pourquoi la Torah a-t-elle laissé place à cette erreur au lieu de déclarer explicitement : « le lendemain de Pessa h » ?

Trois mois

Dans la paracha Chémot,3 D.ieu dit à Moïse : « Quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez D.ieu sur cette montagne. » En d’autres termes, la sortie d’Égypte avait pour finalité le Don de la Torah. Entre les deux événements de l’Exode et de la Révélation au Sinaï vinrent les sept semaines du Omer. Ces sept semaines étaient la transition nécessaire entre le début et l’achèvement de la rédemption.

Trois mois furent marqués par ce processus : Nissan, où l’Exode eut lieu ; Iyar, entièrement pris par le compte du Omer ; Sivan enfin, où la Torah fut donnée.

Ces trois mois sont explicitement mentionnés dans la Torah en relation avec la rédemption. De Nissan, il est écrit : « le mois du printemps, car en ce mois tu es sorti d’Égypte. »4 Sur Iyar, nous trouvons : « le deuxième mois... après leur sortie du pays d’Égypte. »5 Et sur Sivan : « au troisième mois après que les Enfants d’Israël furent sortis du pays d’Égypte. »6 Tous trois sont mentionnés parce que chacun fit partie intégrante de la rédemption.

Trois sortes de nourriture

Parmi ces trois étapes, Pessa h est lié à la consommation de la Matsa, le Omer était une mesure d’orge,7 et Chavouot comporte une offrande spéciale de deux pains de fleur de farine, cuits avec du levain.8

Ceci présente un certain nombre de difficultés :

Seules deux offrandes de farine n’étaient pas à base de blé : le Omer et l’offrande de l’épouse soupçonnée d’infidélité qui étaient à base d’orge. Dans le second cas, le Talmud9 en donne la raison : l’offrande de cette femme devait être constituée d’orge, une nourriture réservée aux animaux, en punition pour son immoralité (« Elle a commis un acte animal, elle apporte donc une nourriture animale comme offrande »). Mais pourquoi l’offrande du Omer devait-elle être une nourriture animale ?

À Pessa’h, il nous est interdit de consommer du levain car celui-ci symbolise le penchant de l’homme pour l’orgueil et l’amour-propre. De même que le levain fait lever la pâte, l’orgueil gonfle l’homme d’arrogance. Mais pourquoi, dans ce cas, le levain est-il autorisé le reste de l’année, et même obligatoire (dans le Temple) à Chavouot ?

« Entraîne-moi ; après toi nous courrons » 

Dans le Cantique des Cantiques, il y a un verset : « Entraîne-moi, après toi nous courrons ; le roi m’a conduite dans ses appartements. »10 Les Kabbalistes relient chacune de ces trois phrases à l’une des trois étapes de la sortie d’Égypte. « Entraîne-moi » est l’Exode. « Nous courrons » est le compte du Omer. « Le roi m’a conduite dans ses appartements » est  le Don de la Torah.

« Entraîne-moi » est une demande passive, celle des Israélites extraits d’Égypte par D.ieu. Elle est formulée au singulier. En revanche « nous courrons » est à la fois actif et au pluriel.

Le Zohar explique qu’à la fin de leur esclavage, les Israélites s’étaient assimilés au mode de vie païen de leurs maîtres. Ils ne méritaient pas la rédemption. C’est sur Sa propre initiative que D.ieu se saisis d’eux et les fit sortir de leur captivité. Et, du fait qu’ils n’y étaient pas préparés intérieurement, cette révélation inattendue ne produisit en eux aucun changement intérieur. Ils furent entraînés par D.ieu plutôt que par l’élan de leur cœur. Et, bien que leur « âme divine » répondît, leur « âme animale » demeura intouchée. Une partie de leur être reçut la révélation, mais l’autre, le potentiel négatif, demeura. C’est pour cette raison, explique Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, qu’il est dit que les Israélites ont fuit l’Égypte.11 Ce qu’ils fuyaient, c’était le mal au dedans d’eux.

Nous pouvons ainsi comprendre la phrase « Entraîne-moi ». Premièrement, quand nous prenons possession d’un objet en nous saisissant de lui, rien n’est changé dans celui-ci ; il ne fait que changer de mains. Ici, Israël passa des mains de Pharaon aux mains de D.ieu, mais Israël demeura inchangé.

Deuxièmement, ce fut passif. La sortie d’Égypte fut le fait exclusif du Ciel et non d’un quelconque acte spontané de la part des Israélites.

Troisièmement, ce fut au singulier. La révélation de cette soudaine intervention de D.ieu n’affecta qu’un aspect de leur être. Leur esprit y répondit, pas leurs passions physiques.

Intellect et passion

Pourtant, le but d’une révélation est que l’esprit agisse aussi sur la nature physique de l’homme. Comme le dit Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, si l’homme était censé être un pur esprit, il n’aurait pas eu besoin d’un corps.12 Une vie religieuse au sein du monde a pour but de rassembler toutes les facettes de la nature humaine dans le service de D.ieu. Dans les mots du Talmud : « “Et tu aimeras l’Éternel ton D.ieu de tout ton cœur”, cela veut dire avec tes deux penchants. »13

Cette interaction n’élève pas seulement le côté physique de l’homme, mais également sa vie spirituelle en conférant à celle-ci l’élan et l’énergie de la passion physique. L’homme, en tant qu’être intellectuel est impassible, ses émotions et ses désirs sont atténués par le contrôle rationnel qu’il exerce sur eux. En revanche, l’énergie animale, aussi bien chez l’animal que dans les pulsions animales de l’homme, est aussi libre que puissante. « Il y a une abondance de récoltes dans la force d’un bœuf » disent les Proverbes.14 Quand l’animal dans l’homme n’est plus en guerre avec son esprit, mais se sublime jusqu’à lui, toute son intensité passionnelle est redirigée dans une vie de sainteté.

C’est pourquoi l’offrande du Omer était constituée d’orge, une nourriture animale. Parce que tel était le labeur propre à la période qu’elle introduisait : transformer « l’âme animale » des Israélites, que la révélation initiale en Égypte n’avait pas affectée.

Comment y parvenir ? Par la méditation. La méditation sur la nature de D.ieu suscite l’amour et la crainte. Au début, lorsque l’on se sait encore soumis à la révolte, l’orgueil et l’obstination animale, il faut « fuir ». C’est un temps de refoulement. Mais une fois que l’on a quitté l’« Égypte » de la tentation, vient un temps de méditation et de sublimation, où les deux facettes de l’homme ne s’en disputent plus la possession. C’est quand l’esprit gouverne et que la nature physique contribue son énergie.

C’est pourquoi le roi Salomon écrivit : « Nous courrons après toi ». Nous courrons car notre service est stimulé par cette nouvelle source d’énergie. Nous courrons parce que c’est nous, et non D.ieu, qui prenons l’initiative. Et « nous », au pluriel, parce que les deux aspects de notre nature sont associés dans l’entreprise de nous rapprocher de D.ieu et chacun donne de l’élan à l’autre.

L’étape finale

Mais il y a encore une étape. Lors de l’Exode, il y eut l’appel divin. Durant le Omer, il y eut la réponse de l’homme. Mais lors du Don de la Torah, il y eut l’abnégation finale de l’homme face à D.ieu.

Quand, pendant quarante-neuf jours, l’Israélite se transformait, il était encore lui-même, faisant toujours usage de ses facultés et comptant sur lui-même. Mais au Sinaï, face à D.ieu, « à chaque mot émis par la bouche du Saint béni soit-Il, les âmes des Enfants d’Israël les quittaient ».15 Ils étaient vides : la seule réalité était D.ieu.

C’est pourquoi, à Pessa’h, il nous est interdit de consommer du levain. Au commencement, quand l’orgueil et l’obstination conservent toute leur force, ils doivent être supprimés, mis à l’écart. Il ne peuvent être combattus rationnellement, car ils peuvent subvertir l’esprit. « Ils sont intelligents à faire le mal. »16

À l’étape du Omer, nous employons notre discernement à rediriger nos émotions. Nous utilisons le levain en nous-mêmes pour nous transformer.

Et quand, à Chavouot, nous atteignons l’ouverture totale de tout notre être à D.ieu, alors nous sommes obligés d’utiliser le levain, faisant ainsi de chaque partie de notre nature un véhicule pour la lumière de D.ieu.

Chaque jour

Nos Sages ont dit : « Dans chaque génération, et chaque jour, l’homme a le devoir de se considérer comme s’il était sorti d’Égypte ce jour même. »17 Il en découle que chacune des trois étapes de l’Exode est une composante de la tâche de chaque jour.

Au commencement de nos prières, nous disons : « Je reconnais devant Toi... » (la prière de Modé Ani). C’est la reconnaissance, la reddition à D.ieu, qui précède la compréhension. C’est le « Nissan » du jour, l’Exode individuel.

Viennent ensuite les Psaumes de Louanges (psoukei dezimra) et le Chéma et ses bénédictions. Ce sont des prières de méditation et de compréhension. « Écoute, Israël », la première phrase du Chéma, signifie « comprends ». Et à travers cette méditation, les émotions s’éveillent et l’amour pour D.ieu est ressenti « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ». C’est l’équivalent quotidien du mois d’Iyar et du compte du Omer.

Mais jusque-là, cela représente seulement le combat contre une moitié – la moitié « animale » – de notre nature (bitoul hayech). Il reste encore à accomplir l’extinction finale de l’ego (bitoul bimetsiout) qui vient pendant la prière de la Amida, lorsque, « tel un esclave devant son maître »,18 nous n’avons plus de « soi » avec lequel parler. Nous sommes vides de mots. Nous disons : « Ô Éternel, ouvre mes lèvres ». C’est là le « Sivan » du jour, le moment où, comme les Israélites au Sinaï, nous faisons l’expérience de la présence totale de D.ieu.

Après le Chabbat

Nous comprenons enfin pourquoi la Torah, dans le verset cité au début, dit « le lendemain du Chabbat » et non « le lendemain de Pessa’h ».

Réaliser la transformation de l’âme animale requiert de puiser dans les réserves d’énergie spirituelle les plus profondes. Extraire les Israélites de leur enracinement dans l’impureté requérait plus qu’un « ange » – un émissaire. Cela requérait D.ieu Lui-même, dans Sa Gloire et Son Essence. Si ce fut le cas pour échapper au mal, ce le fut d’autant plus de la transformation du mal en bien. Ce travail exigeait une source spirituelle capable de pénétrer au cœur du mal sans en être affectée.

Le Chabbat est une source d’intense spiritualité. Il est le point culminant de la semaine. Mais il appartient toujours à celle-ci et, par conséquent, au temps et à la finitude. « Le lendemain du Chabbat » désigne le stade au-delà du Chabbat, au-delà même du temps : une révélation plus élevée que le monde.

Pour compter les quarante-neuf jours du Omer, c’est-à-dire pour transformer en sainteté chaque émotion que nous ressentons, nous devons porter nos efforts sur « le lendemain du Chabbat », sur la lumière de D.ieu qui transcende le monde.

Adapté de Likoutei Si’hot vol. 1 p. 265-270