Une « agounah » est une femme juive mariée dont le mari a disparu sans laisser de traces ou qui a été abandonnée par lui sans qu’il lui ait donné le divorce (guett). Dans un cas comme dans l’autre, la situation de la pauvre femme est dramatique. Son malheur est encore plus terrible que celui d’une veuve ou d’une divorcée. La femme dont le mari est décédé ou lui a donné un guett surmontera avec le temps son chagrin. Elle peut se remarier et, avec un peu de chance, même améliorer sa situation. La agounah, elle, n’est pas autorisée à se remarier tant que le sort de son mari n’a pas été définitivement connu, car elle ne sera considérée veuve selon la Loi judaïque que le jour où l’on aura eu la preuve formelle de la mort de son mari. La agounah demeure donc ainsi sans mari, sans soutien, et ses enfants, si elle en a, restent privés de père. C’est, comme on voit, une situation bien douloureuse, plaise à D.ieu qu’elle ne soit celle d’aucune femme.

Une infortunée

Cependant, ce fut celle de cette épouse qui alla un jour trouver Rabbi Chnéour Zalman (surnommé l’Admour Hazakène, le « Vieux Rabbi ») à Liozna pour exhaler sa peine. Son père l’accompagnait. Il était l’un des disciples (‘hassidim) du Rabbi, et il avait eu l’idée de cette visite dans l’espoir que le saint homme aider sa fille. Le mari de celle-ci avait quitté le foyer environ trois ans auparavant et depuis, on n’en avait plus entendu parler. Tout ce temps, la malheureuse femme attendit patiemment, espérant qu’il reviendrait à elle un jour, ou au moins qu’il réapparaîtrait pour la libérer des liens que créait pour elle l’état d’agounah, en lui donnant ou lui envoyant un guett. Mais les années passèrent, n’apportant que déception, qui se transforma bientôt en désespoir.

L’Admour Hazakène fut profondément touché du malheur de cette femme qui se tenait debout devant lui aux côtés d’un père qui, lui aussi, avait le cœur brisé. Il appuya son front sur sa main et demeura un long moment absorbé par ses pensées. Puis il dit à la femme de se rendre à Vilna faire part de son malheur au Roch Hakahal, le chef de la communauté ; ajoutant que si ce dernier prenait ce cas à la légère et estimait qu’il ne valait pas la peine, voire que c’était insensé de venir de si loin lui demander une aide qu’il ne pouvait donner, la jeune femme, au lieu de se décourager, devait insister et ne pas laisser au Roch Hakahal de répit. Elle lui dirait qui l’envoyait et lui répéterait qu’il était en son pouvoir, avec l’aide de D.ieu, de la secourir dans son malheur ; s’il n’en était pas ainsi, elle ne lui aurait pas été adressée par le Rabbi.

En ce temps-là, le mouvement ‘hassidique était encore à ses débuts, et beaucoup de rabbins et de Juifs qui ignoraient vers quoi il tendait, le considéraient avec suspicion. On craignait dans certains cercles rabbiniques qu’avec l’aide de son chef et de ses disciples, il ne minât le mode judaïque traditionnel, ce qui aurait induit certains Juifs à s’écarter de l’observance de la Torah et des Mitsvot. Certes, nous savons maintenant que les ‘Hassidim sont les gardiens les plus rigoureux de cette observance et que le mouvement dont ils se réclament a renforcé la vie religieuse juive partout dans le monde. Mais à l’époque, il y a environ deux siècles, seuls ceux qui prenaient la peine d’approfondir un peu les enseignements ‘hassidiques savaient que, loin d’affaiblir l’adhésion à la « vieille » Torah et aux « vieilles » Mitsvot, la Hassidout la fortifiait au contraire en mettant notamment l’accent sur les « trois amours » : l’amour de D.ieu, l’amour de la Torah et l’amour du frère juif, ainsi que sur la nécessité de servir l’Éternel dans la joie et l’enthousiasme. La conséquence de cette ignorance et de cette suspicion fut que quelques chefs et rabbins, au demeurant bien intentionnés, s’opposèrent avec force au mouvement ‘hassidique. À Vilna, l’un des centres judaïques les plus importants de l’époque, cette opposition fut particulièrement vive. Le chef de la communauté juive, Rabbi Meïr Rafaëls, était lui-même à la tête des Mitnagdim (les opposants).

C’est justement à lui que l’Admour Hazakène avait adressé la pauvre agounah pour lui demander son aide.

On peut imaginer l’accueil qu’eut cette dernière quand elle se présenta chez le Roch Hakahal. Rabbi Meïr, absent, était au Beth Hamidrache. Quand sa femme eut appris le motif de cette visite, elle répondit à la pauvre agounah sur un ton de sarcasme non déguisé : « Votre Rabbi opère peut-être des miracles, mais sachez que mon mari n’est pas un de ses adeptes. Ne trouvez-vous pas qu’il est insensé de venir lui demander aide, à lui, dans un cas pareil ? Il n’a jamais connu votre mari et n’a pas la moindre idée du lieu où il pourrait se trouver. Reprenez donc vos esprits, rentrez chez vous et ne l’importunez pas inutilement ! »

La agounah ne fit pas attention aux propos de la femme de Rabbi Meïr. Elle était décidée à voir ce dernier, aussi s’assit-elle et attendit.

Le Roch Hakahal ne tarda pas à rentrer. La agounah lui conta son malheur et ajouta qu’elle ne lui laisserait pas de répit tant qu’il ne l’aiderait pas à retrouver son mari. Ainsi avait dit l’Admour Hazakène.

Une agounah résolue

Rabbi Meïr la raisonna, essaya de la persuader de renoncer à cette « idée insensée », mais la agounah versa un torrent de larmes, ponctuées par des plaintes déchirantes, et répéta inlassablement qu’elle ne le laisserait tranquille que s’il promettait de lui venir en aide. Voyant qu’il ne se débarrasserait pas facilement de cette femme résolue, le Roch Hakahal eut une idée : il l’engagea à aller attendre au Centre d’accueil que son mari soit retrouvé.

La agounah obéit. Elle s’installa au Centre d’accueil, mais chaque jour, elle allait trouver Rabbi Meïr chez lui et lui rappelait sa promesse. Cette histoire fit vite le tour de la ville. Certains prenaient la malheureuse en pitié ; d’autres, des Mitnagdim, ricanaient à l’idée qu’avait eue le Rabbi de Liozna de l’envoyer à Vilna pour y chercher de l’aide, et à nul autre qu’au Roch Hakahal qui, non seulement n’était pas un ‘Hassid, mais de surcroît un adversaire du mouvement. Cela prit quelques jours. Puis on se désintéressa complètement de l’histoire de la agounah. La pitié et les rires disparurent et la vie normale reprit son cours pour les Juifs de Vilna. À Rabbi Meïr seul, il n’était pas loisible de s’en désintéresser. Et pour cause...

Ce dernier était une personnalité de premier plan. Riche marchand, il avait des contacts personnels et suivis avec les hauts fonctionnaires de la ville, ainsi qu’avec les chefs de la police locale. Un Juif avait-il des démêlés avec celle-ci ? On en informait aussitôt Meïr Rafaëls. Il faisait alors de son mieux pour lui venir en aide. De temps en temps, un groupe de criminels, en route pour la Sibérie ou pour une autre prison, passaient par le poste de contrôle de Vilna. Occasionnellement, parmi eux, se trouvaient quelques Juifs dont le « crime » se bornait au fait de n’avoir pas de carte de résidence ou quelque papier semblable. Car dans la Russie d’autrefois, les Juifs n’étaient pas autorisés à vivre ou à travailler où ils le désiraient. En pareil cas, Rabbi Meïr s’était entendu avec le chef de la police pour que ce dernier l’en informât. Ainsi Rabbi Meïr pouvait-il faire libérer sous caution le ou les « criminels ».

Or, quelques jours après la première visite de la agounah à Rabbi Meïr Rafaëls, celui-ci fut averti par le chef de la police que quelques prisonniers juifs étaient arrivés dans la ville. Rabbi Meïr se rendit en hâte au commissariat central. Il était accoutumé à recevoir, en même temps que l’avis, une liste des prisonniers qui l’intéressaient. La liste en main, il l’avait examinée, et son attention avait été retenue par l’un des noms qui y étaient portés. Son cœur s’était mis aussitôt à battre avec force. C’était le même nom que la agounah lui avait répété maintes et maintes fois : celui de son mari ! Rabbi Meïr ne pouvait en croire ses yeux. Était-ce simplement une coïncidence ? Après tout, ce nom était fort courant chez les Juifs. Il demanda à voir l’homme, lui parla. Mais celui-ci fut peu loquace.

Rabbi Meïr Rafaëls ne perdit pas de temps. Il se rendit au Centre d’accueil et, s’efforçant de cacher son émotion, demanda à la agounah de lui décrire son mari. Elle le fit. Et plus elle donnait de détails, plus grandissait en lui la certitude que l’incroyable était arrivé. Quand elle eut fini, il l’emmena au poste de police et demanda qu’on fît venir le prisonnier. La malheureuse le reconnut sur-le-champ. Lui, de son côté, ne songea pas à nier qu’il était bien son mari, mais répéta plus d’une fois qu’il ne voulait, désormais, rien à voir avec elle.

Rabbi Meïr promit au mari retrouvé que s’il consentait à donner à sa femme un guett, il recouvrerait une double liberté, celle par rapport aux liens matrimoniaux et celle par rapport à l’incarcération qui l’attendait. L’homme accepta.

Une divorcée heureuse

Au Beth Din (tribunal rabbinique), les formalités du guett furent faites conformément au Dine, et la agounah, désormais divorcée en bonne et due forme, prit le chemin du retour, heureuse et pleine de gratitude.

La nouvelle se répandit à travers toute la communauté de Vilna. Les rieurs ne riaient plus du « Maguid de Liozna » (comme on appelait alors l’Admour Hazakène), bien que quelques irréductibles n’y eussent vu qu’une coïncidence pure et simple. Quant à Rabbi Meïr Rafaëls, cela lui donna à réfléchir. Tant et si bien que son attitude à l’égard du chef des ‘Hassidim s’adoucit considérablement. Pas au point de trouver cependant en lui la force de devenir un ‘Hassid. Jusqu’au jour où un autre événement aussi édifiant survint qui le décida définitivement.