C'était une nuit de Séli’hot. Les Juifs de Prague, par groupes compacts, prenaient à partir de minuit, le chemin de leur belle synagogue, dans le ghetto. Ils l'appelaient « l'Altneuschul ».

Quand l'office de Séli’hot fut sur le point de commencer, la Synagogue était déjà bondée de fidèles. Un coup d'oeil jeté sur ces derniers suffisait à montrer qu'ils avaient une conscience profonde de la signification de leurs prières. Ils s'étaient rassemblés pour exprimer à D.ieu leur repentir de tout acte répréhensible qu'ils avaient pu commettre, et leur résolution d'améliorer autant que possible leur conduite à l'avenir.

Comme le 'Hazane psalmodiait d'une voix douce, mais triste, les chants vieux comme le monde et que les fidèles lui répondaient dans un murmure, un cri perçant, qui secoua toute l'assistance, se fit entendre dans le lointain.

En ce trouble Moyen-Age, de tels cris n'étaient pas si insolites et même le plus souvent annonçaient-ils des jours sombres pour toute la communauté juive de la ville. La noblesse de ce pays – rarement titre fut moins mérité – ne pensait qu'à s'amuser, se souciant peu des sujets dont elle avait la charge, et moins encore des Juifs. Aucun devoir ne venait compenser les droits quelle s'arrogeait pour mener une vie exclusivement consacrée aux plaisirs. Les divertissements succédaient aux divertissements, ce qui nécessitait de plus en plus d'argent. Force était alors à ces nobles de s'endetter. Les échéances arrivant trop vite à leur gré, et rien n'ayant été prévu pour y faire face, quel moyen plus simple pour trouver les sommes nécessaires, que de les prendre aux Juifs ?

C'était la méthode à l'époque : des bandes de spadassins à la solde de ces maîtres abusifs étaient lancées à l'assaut du ghetto. Ces attaques-surprises contre les magasins des négociants leur permettaient de faire main basse sur tout ce qu'ils y trouvaient.

Quand, à la suite des premiers pillages, les Juifs allèrent protester auprès des nobles, ils furent reçus fraîchement. « Ne vous avons-nous pas permis, leur fut-il déclaré en substance, d’élever des murs autour de votre ghetto afin de vous protéger ? Si vos gardes ne sont pas suffisants pour veiller sur votre sécurité, doublez-en le nombre, mais, au nom du ciel, ne venez pas nous tracasser avec vos plaintes. Nous avons autre chose à faire ! »

Après quelques alertes du même genre, se rendant compte qu'ils ne pouvaient compter sur aucune aide de la part de leurs maîtres, les Juifs décidèrent de confier à des sentinelles plus nombreuses le soin de leur protection. Mais celles-ci devaient être payées pour le temps qu'elles consacraient à ce travail. La charge s'avéra bientôt si écrasante qu'il fallut renoncer à une garde permanente importante. Dès lors, aussitôt qu'une période d'accalmie semblait s'amorcer les hommes étaient renvoyés chez eux, et seul restait en service le vieil Azriel qui demeurait sur les murs mêmes du ghetto. Et comme sa fonction tenait plus du veilleur que du garde proprement dit, il avait pris auprès de lui, à la fois pour lui tenir compagnie et pour l'aider dans son travail, son petit-fils Réouven. Tous deux logeaient dans la tour de garde qui dominait la porte d'accès des murs.

Réouven était un jeune homme brave et intrépide. Aussi, si les temps avaient été moins troublés, son grand-père et lui eussent-ils suffi à décourager les rôdeurs. Malheureusement, les Juifs de Prague menaient à cette époque une vie faite de constante menace.

Le cri perçant déchira à nouveau l'air. Un frisson secoua les fidèles qui se mirent à prier avec une ferveur redoublée afin que la protection divine ne leur manquât point. Quelques-uns parmi les jeunes s'apprêtaient à quitter la Synagogue pour aller voir ce qui se passait quand ils virent entrer en titubant un homme aux vêtements salis et déchirés, hagard et presque méconnaissable.

– Mais c'est le vieil Azriel, dit tout à coup l'un des fidèles qui avaient entouré le malheureux.

Chacun savait ce que ce spectacle signifiait, on n'en pressa pas moins Azriel de questions. Il fallut quelque temps avant que ce dernier pût raconter par bribes, l'entrecoupant de sanglots qu'il essayait de réprimer, toute son histoire.

C'était encore une attaque-surprise des hommes à la solde des nobles. Ayant appris que la majorité des Juifs quitteraient leurs maisons pour aller assister à l'office de Séli’hot, ils avaient eu l'idée de pénétrer en force dans le ghetto aux premières heures du jour et d'opérer une rafle gigantesque juste pendant le temps où tous les hommes, absents, ne pourraient intervenir pour défendre leurs biens.

Le vieil Azriel et son petit-fils Réouven faisaient leur ronde quand des bruits suspects attirèrent leur attention. Réouven se pencha prudemment. Dans le noir il put à peine reconnaître un groupe d'hommes, armés jusqu'aux dents, qui se préparaient à escalader le mur.

Quand le premier d'entre eux parvint au parapet et commença à l'enjamber, Réouven, rassemblant toutes ses forces, lui donna une poussée si violente que l'assaillant, perdant l'équilibre, lâcha prise et alla se fracasser dans le fossé parmi ses acolytes. Il n'avait malheureusement pas été seul à entreprendre l'escalade. Deux de ses camarades réussirent à s'agripper à l'échelle. Azriel les vit et cria à Réouven de prendre garde. Mais avant que ce dernier put se retourner, ils lui plongèrent leurs épées dans le dos.

Démoralisé, Azriel garda cependant son sang-froid. Réouven était perdu.

Le grand-père, n'écoutant que la voix du devoir, se précipita afin d'avertir ses frères de ce qui se préparait. Les deux spadassins s'étaient déjà introduits dans le ghetto et ils seraient sûrement rejoints par leurs compagnons.

En hâte, les fidèles quittèrent la Synagogue et prirent le chemin de leurs maisons afin d'essayer de protéger leurs familles et leurs biens.

Le seul qui demeura fut Rabbi Alter Eigendorf, un vieil et vénérable érudit qui n'avait d'intérêt que pour les choses de la vie spirituelle. Le dernier fidèle venait à peine de quitter la Synagogue quand, débouchant d'une petite rue, apparut soudain l'un des nobles les plus redoutables nommé Gelting. Sa bande le suivait.

Ce Gelting s'était fait une triste réputation comme persécuteur des Juifs. Il avait poussé le cynisme jusqu'à prendre pour emblème l'insigne par lequel se distinguaient les Juifs et qui consistait en un cône jaune. Il l'avait fait peindre sur les cottes de mailles de ses spadassins et y avait ajouté un large rayon rouge qui le traversait.

Gelting était impitoyable quand il s'agissait des Juifs. S'ils osaient toucher à l'un de ses hommes, même en cas de légitime défense, il le leur faisait payer durement en recourant à de lourdes amendes ou même en les faisant tout bonnement arrêter, les jetant en prison d'où ils ne sortaient que longtemps après et à grand-peine.

– Allons, les gars, cria-t-il, jamais moment n'a été plus propice pour faire main basse sur l'or et l'argent que ces maudits Juifs cachent dans leur temple !

Cela dit, il fonça vers la porte de la Synagogue dans un gros éclat de rire, suivi par la bande d'énergumènes sur le visage desquels se lisaient à la fois la curiosité et la convoitise.

Quand ces forcenés firent irruption dans la Synagogue, ils s'arrêtèrent comme frappés de stupeur par la lumière particulière qu'ils y trouvèrent. Même Gelting, que rien ne faisait reculer, hésita à la vue du personnage plein de dignité qui se dressait devant lui. Rabbi Alter Eigendorf, le regard étincelant et le bras tendu, s'écriait :

– Arrière, assassins qui osez entrer dans la Maison de D.ieu l'épée au poing ! Il ne sera jamais permis à vos mains impures de profaner l'Arche Sainte qui garde un trésor trop grand pour que vous puissiez le saisir !

– Ha, ha, ha ! tonitrua Gelting. Et qui donc nous en empêchera ? Toi, peut-être, ou ton D.ieu qui se cache derrière le rideau ?

Ce disant, il monta rapidement les quelques marches qui conduisaient à l'Arone Hakodèche où se tenait Rabbi Alter Eigendorf, et bondit vers ce dernier l'épée menaçante.

Qu'arriva-t-il à ce moment à Gelting qui resta cloué sur place, comme s'il avait été changé en pierre ? Ses sbires qui le suivaient n'en pouvaient croire leurs yeux. Leur chef, ce combattant impavide et implacable, était là sans mouvement, telle une statue, fasciné par le regard de feu de ce vieillard juif.

Un long moment s'écoula, puis Gelting, dans un gémissement, s'écroula sans vie sur le sol.

Frappés de terreur, les hommes ramassèrent le corps de leur chef et quittèrent en silence la Synagogue, se frayant un passage à travers la foule de Juifs revenus à temps pour assister à la scène dramatique qui mettait aux prises le bandit Gelting et leur rabbin.

Jamais Séli’hot ne furent récitées avec plus de ferveur dans la Synagogue qui avait été le théâtre de tant de miracles proclamant la présence et l'appui de D.ieu dans les moments où Son peuple en avait le plus besoin ! Pendant des siècles, l'épée de Gelting fut un témoignage tangible de l'événement extraordinaire qui avait eu lieu cette nuit-là, en ces années enveloppées de ténèbres.