Pendant de longues années, ce fut une coutume dans un grand nombre de communautés de lire à Tichea BeAv des chapitres d'un livre intitulé « Emek Habakhah », en français « la Vallée des Pleurs ». Cette chronologie du martyre juif à travers les âges était particulièrement appropriée au deuil observé pour la destruction du Saint Temple que nous commémorons à cette date. Ce livre remarquable du martyrologe juif fut écrit par Rabbi Joseph ben Yehochoua-Meïr HaCohen.
Ce ne fut pas par hasard, ni par l'effet d'une curiosité académique que cet érudit juif, à la fois médecin et historien, a été amené à compiler les faits de « Emek Habakhah » : cet homme souffrit personnellement de ce dont il fit la matière même de son livre. Expérience amère de longues années de persécutions, au cours desquelles il fut le Juif constamment pourchassé et toujours à la recherche d'un nouveau refuge. Sa vie en fut profondément marquée, aussi jugea-t-il de son devoir – un devoir sacré – de conserver pour la postérité le souvenir des tribulations et des épreuves d'Israël en exil.
Rabbi Yehochoua-Meïr HaCohen, le père de Joseph, est contraint de mener la vie errante de réfugié quand l'unique décret de Ferdinand et d'Isabelle chasse tous les Juifs d'Espagne. Il se dirige vers le nord et finit par s'établir à Avignon qui possède une communauté juive florissante. Trois ans après, son fils Joseph vient au monde. Rabbi Yehochoua-Meïr était un homme d'une grande culture juive aussi bien que profane. Aussi, quand son fils eut atteint l'âge voulu, se chargea-t-il personnellement de son éducation et suivit de près les progrès stupéfiants de son élève dès ses plus tendres années.
Malheureusement, l'instruction du jeune garçon est bientôt interrompue, car la famille doit se chercher un nouveau refuge. Rabbi Yehochoua-Meïr décide de rejoindre des parents qui ont quitté l'Espagne à bord d'un bateau et qui, après quelques échecs, ont réussi à obtenir l'entrée dans la république génoise. Les quatorze années qui suivent sont marquées par une tranquillité relative. Aussi Rabbi Yehochoua peut-il donner à son fils une instruction complète qui comprend les traditions talmudique et halakhique de la grande école des talmudistes espagnols. En même temps, il lui enseigne le latin et le grec, langues requises pour l'admission à l'école de médecine. Bien plus jeune que la plupart des étudiants, le futur historien et médecin commença ses études de médecine dans l'une des grandes écoles d'Italie, probablement à Salerne. Il les poursuivait encore quand les Doges de Gênes décidèrent de chasser les Juifs de la ville. Rabbi Yehochoua-Meïr emmena sa famille dans la petite ville de Novi ; il escomptait un prompt relâchement des mesures draconiennes prises par la république. Il en résulterait le retour rapide des Juifs. Ces derniers constituaient, en effet, un facteur d'une importance capitale pour le développement économique. Cela ne pouvait échapper longtemps à l'attention du gouvernement génois.
Rabbi Yehochoua-Meïr ne se trompait pas, mais il ne devait pas vivre assez longtemps pour voir se réaliser son espoir. Ce ne fut qu'en 1538, vingt-deux ans plus tard, que la république génoise consentit à réintégrer les anciens résidents juifs qui s'étaient dispersés à travers les différentes petites villes des régions avoisinantes.
Entre temps, Rabbi Joseph HaCohen avait achevé ses études de médecine et obtenu le diplôme papal fort envié de médecin accompli. Il se rendit à Gênes et ne tarda pas à y acquérir une très grande réputation. Des personnalités illustres vinrent de tout le pays le consulter. Il voyagea beaucoup lui-même pour obéir aux nécessités de sa profession, et rendit visite à tant de malades qu'il se fit de nombreuses et précieuses relations parmi la noblesse italienne ainsi que parmi les plus célèbres érudits.
Rabbi Joseph HaCohen s'en servit tant pour faciliter ses recherches scientifiques que pour son œuvre philanthropique en faveur des malheureux réfugiés qui erraient de pays en pays et de mer en mer dans l'espoir de trouver un refuge, et qui constituaient une proie facile pour toutes sortes de maîtres cupides et pour les pirates. Les vaisseaux des Républiques italiennes et ceux des corsaires les guettaient en haute mer, les dépouillaient de leurs biens et, de plus, les vendaient comme esclaves ou les laissaient mourir de faim quand ils ne les tuaient pas sur le champ. En 1532, le fameux condottiere André Doria emmena en captivité beaucoup de Juifs quand il attaqua les villes de Coron, Patras et Zante. Rabbi Joseph HaCohen usa de son renom et de sa grande influence en vue de racheter les captifs que détenait le cruel Doria.
Trois ans plus tard, l'Empereur Charles Quint réalise sa grande ambition d'envahir la côte nord-africaine et s'empare de Tunis. Dans cette ville vivaient plusieurs centaines de Juifs réfugiés d'Espagne et du Portugal qui avaient fait refleurir la vie culturelle détruite dans leurs patries. Il fallut à Rabbi Joseph HaCohen une patience infinie, des efforts surhumains et de nombreux voyages à travers tout le pays afin d'arriver à réunir les fonds nécessaires et à mobiliser l'aide des personnalités influentes d'Italie. Il réussit enfin à racheter les prisonniers du maître espagnol et s'occupa de les acheminer par bateau vers de nouveaux refuges en Turquie et dans le Nouveau Continent, alors ouverts aux sans-patrie.
De même en 1542 il avait appris que les galères du pirate Agala Visconti avaient emmené de leurs bateaux et mis aux chaînes beaucoup de Juifs, les condamnant ainsi à une mort lente et sûre, après les avoir dépouillés de ce qu'ils possédaient. Il fallut des sommes considérables, que ramassait l'infatigable savant juif, pour arriver à racheter la liberté de ces infortunés et leur donner une chance de refaire dignement leurs vies.
Douze années durant, Rabbi Joseph HaCohen exerça à Gênes sa profession acquérant une grande popularité aussi bien parmi les Juifs que parmi les non-juifs. Ce qui lui valut en retour la jalousie, voire l'hostilité de ses confrères et rivaux non israélites. À cette époque la république de Gênes connaissait un regain d'antisémitisme. Les ennemis de Rabbi Joseph HaCohen en profitèrent pour amener les gouvernants à expulser encore une fois la communauté juive dans sa totalité. Les citoyens de Voltaggio invitèrent l'illustre médecin à élire domicile dans leur petite ville, car il les avait aidés une fois à combattre une épidémie. Rabbi Joseph HaCohen accepta. Il passa ainsi dix-sept ans dans cette ville italienne et profita de la paix et de la sécurité relatives pour rédiger la plupart de ses livres d'histoire. En 1567, le conseil de la République de Gênes décida d'étendre l'expulsion des Juifs jusqu'aux régions voisines où ils s'étaient réfugiés. La ville de Voltaggio était touchée par cette mesure, mais ce ne fut qu'après bien des démarches et des pressions répétées que ses citoyens consentirent à laisser partir Rabbi Joseph HaCohen. Une pétition avait été présentée au gouvernement de Gênes, où ils déclaraient notamment qu'ils préféraient tous quitter la ville en même temps que leur protégé. Le conseil génois était alors revenu sur sa décision et avait autorisé, par une exception toute spéciale et unique, le célèbre médecin et historien à ne point quitter le lieu ou il vivait. Mais Rabbi Joseph HaCohen déclina l'offre qui lui était faite. Il ne voulait pas pour lui de faveur spéciale. Il était un Juif et n'accepterait jamais de se désolidariser de ses frères.
Bien qu'il fût un vieillard, ayant dépassé l'âge de soixante-dix ans, il partit donc avec sa famille composée de trois fils et deux filles, et erra de lieu en lieu avec le reste des Juifs génois expulsés, à la recherche d'un nouveau refuge. La toute petite ville de Costeletto, ou Montferrat, le reçut les, bras ouverts, et par égard pour lui, reçut même ses frères dans le malheur. Il profita de cette généreuse hospitalité quatre années durant, jusqu'au jour où le Conseil de Gênes, abrogeant le décret pris contre les Juifs, les rappela. C'était en 1571. Rabbi Joseph HaCohen revint lui aussi et vécut à Gênes jusqu'à sa mort.
Son œuvre
La première grande œuvre d'histoire de l'éminent érudit est une histoire de l'Europe présentée du point de vue de la lutte entre l'est et l'ouest. L'issue en était reliée au traitement réservé aux Juifs respectivement dans les pays occidentaux et les pays orientaux. En tête des puissances occidentales, il plaçait la France, tandis que l'Empire ottoman représentait pour lui la puissance majeure en orient. L'une était dressée contre l'autre dans un but de suprématie totale.
« Divrei HaYamim LéMalkei Tsarfath VéOttoman » – « Chroniques des Rois de France et de Turquie » est le titre de cette présentation de son point de vue de Juif sur la politique européenne dans ses grandes lignes. C'est un ouvrage écrit dans un style très personnel, dans lequel l'auteur se sert d'une méthode d'investigation scientifique pleine de rigueur. Rabbi Joseph HaCohen commence avec la chute de l'Empire romain et suit le développement des deux pays, la France et la Turquie, au cours des siècles. Il souligne la cruauté de l'église chrétienne au temps des Croisades et aux siècles suivants quand les persécutions, contre les Juifs avaient atteint leur point culminant ; enfin, il prédit la chute du système monstrueux qui a engendré l'angoisse et le malheur dont ont souffert des milliers d'innocents. L'ouvrage fut traduit en de nombreuses langues et jouit longtemps d'une grande popularité pour sa valeur historique, notamment pour sa caractérisation significative de la vie politique et sociale de son temps.
Plus importante pour le monde juif fut sa seconde grande œuvre, la célèbre « Emek Habakhah », « la Vallée des Pleurs ». Tandis que sa première chronique se référait seulement au traitement inhumain réserve aux Juifs dans les différents pays, il entreprend cette fois une histoire particulière du martyre juif.
Il puise inspiration et exemple du fameux rapport espagnol sur les souffrances des Juifs en Espagne et au Portugal par le poète Rabbi Samuel Usque. Il parcourt à nouveau dans ce livre l'histoire qu'il avait traitée plus largement dans son premier ouvrage, et explique comment l'histoire juive en particulier est liée au destin des pays où vivent les Juifs mêmes. Il montre comment à plusieurs reprises les cruelles persécutions détruisent ce que le génie juif a édifié au cours des brèves périodes de paix.
Presque jusqu'à la fin de ses jours, l'éminent historien travaille à cette triste chronique, et il y termine par un avertissement sur le châtiment divin qui attend les pays chrétiens et leurs gouvernants pour leur attitude à l'égard des Juifs.
Rabbi Joseph HaCohen écrivit également quelques traités de médecine et un récit de la conquête du Mexique et les découvertes de Colomb intitulé « Matsiv Guevouloth Amim » (« Qui a fixé aux nations leurs frontières »).
Plus tard, il composa une nomenclature alphabétique des noms hébraïques, illustrés par l'usage qu'en font les Écritures. Cette nomenclature est intitulée « Péleth Hachemoth ».
Rabbi Joseph HaCohen mourut à Gènes à l'âge de 81 ans.
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