Il n'est pas de Talmudiste qui ne recoure fréquemment au recueil de notes et commentaires sur le Talmud intitulé « Chitah Mékoubetseth ». L'auteur de cet ouvrage célèbre est Rabbi Betsalel Ashkénazi, l'un des plus grands érudits et en même temps l'un des chefs les plus éminents qu'aient connus les communautés juives du Moyen Age.

Il était issu d'une famille d'érudits illustres qui émigrèrent d'Allemagne à Jérusalem. Le nom même est une indication dans ce sens : « Ashkénazi » signifie « l'Allemand ». Rabbi Betsalel, lui, naquit dans la Ville Sainte.

En ce temps-là, la situation des Juifs en pays d'Israël était difficile. La plupart des érudits et un grand nombre d'autres Israélites subsistaient grâce aux fonds collectés par des envoyés spéciaux qui visitaient les communautés juives un peu partout dans le monde. Ces fonds venaient-ils à manquer ou étaient-ils insuffisants, ceux qui comptaient sur eux pour leur subsistance devaient se résigner à souffrir de la faim ou à émigrer. Car, sur place, il n'y avait aucune possibilité de gagner si peu que ce fût pour subvenir à ses besoins.

Le père de Betsalel, Rabbi Abraham Ashkénazi fut ainsi obligé d'émigrer avec sa famille en Égypte. Là, ses fonctions de Rabbin et l'enseignement le mirent à l'abri des nécessités matérielles. Le jeune Betsalel ne tarda pas à manifester ses dons exceptionnels. Son père l'envoya à la Yéchivah de l'illustre Rabbi David ibn Abou Zimra qui demeura à la tête de la communauté juive d'Égypte cinquante ans durant. Pendant ce demi-siècle et ses treize dernières années à Safed, en Terre Sainte, Rabbi David forma la plupart des érudits qui devaient connaître plus tard la célébrité. Parmi eux se trouvait Rabbi Isaac Louria (connu également sous le nom du Saint « Ari »), l'illustre fondateur de l'école Lourianique de Kabbalah.

On peut dire ici que Rabbi Betsalel eut une part dans l'éducation première de Rabbi Isaac Louria. En effet, un oncle fort riche de ce dernier, Rabbi Mordékhaï Francis, demanda à Rabbi David de lui envoyer l'un de ses meilleurs élèves afin qu'il se chargeât de l'éducation de son neveu. Rabbi Betsalel lui fut recommandé. Ainsi devint-il le précepteur du jeune garçon. Il le resta six ans.

Autorité talmudique et chef éminent

Entre-temps, Rabbi David quitta le Caire et sa place fut occupée par Rabbi Israël de Curial. L'un et l'autre considéraient déjà leur disciple Rabbi Betsalel Ashkénazi comme l'une des autorités les plus remarquables en Talmud. Sur lui ils se déchargeaient d'une multitude de questions religieuses émanant de divers rabbins et communautés. Ses décisions firent jurisprudence, il avait à peine vingt-trois ans.

À l'âge de trente-six ans, Rabbi Betsalel fut porté à la tête de l'importante et célèbre communauté juive du Caire. Il se trouva ainsi chargé de la direction d'une Yéchivah considérable où se formèrent des rabbins qui devaient se distinguer plus tard. Rabbi Betsalel était très respecté pour son grand savoir, et sa réputation dépassa les frontières du pays.

Bientôt il se trouva engagé dans une controverse qui déchaîna les passions. Il s'agissait de la succession au titre de « Naguide ».

« Naguide » était le titre séculaire du chef de toutes les communautés juives d'Égypte. Pendant six siècles, se transmettant de père en fils, il fut porté par une famille de la noblesse. Avec le temps, la fonction perdit peu à peu de son prestige et de son autorité, car ceux à qui elle échut s'en montrèrent de moins en moins dignes. Devant cette carence croissante, le Conseil de la Communauté juive de Constantinople décida de conférer le titre à l'un de ses membres les plus éminents en reconnaissance de grands services rendus.

Quand le vieux Naguide mourut, le Conseil de Constantinople choisit Jacob ben 'Haïm, de la famille noble de Talmid. À peu près à la même époque, le Sultan Soliman nommait Mehemet Pacha gouverneur d'Égypte.

Le premier Chabbat après l'arrivée du nouveau Naguide, les dirigeants de communauté juive, Rabbi Betsalel à leur tête, allèrent lui présenter leurs respects et lui souhaiter la bienvenue. Jacob ben 'Haïm se révéla un homme plein de vanité et d'orgueil. Aux distingués visiteurs il manifesta de la hauteur comme s'il voulait leur signifier que, hiérarchiquement, ils étaient bien ses subordonnés.

Rabbi Betsalel se sentit profondément blessé par un tel accueil ; il y voyait une insulte à la Torah et ne laissa pas Jacob Talmid ignorer qu'il venait de commettre une offense grave.

Le Naguide, furieux, dénonça Rabbi Betsalel à Mehemet Pacha, l'accusant, et les dirigeants de la communauté juive du Caire avec lui, d'insubordination à l'égard du gouvernement ottoman.

Quand Rabbi Betsalel l'apprit, force lui fut de conclure que la fonction de Naguide, d'utile qu'elle était censée être, devenait au contraire un danger pour la communauté entière. Il persuada le Pacha que ce titre était désormais indésirable. Perpétuant une règle politique séculaire, il équivalait à celui de roi ; or, depuis la disparition de l'État juif, les Israélites n'avaient plus de roi. La logique du raisonnement convainquit le Pacha et il abolit le titre.

Ainsi, tandis que cette mesure augmentait considérablement l'autorité de Rabbi Betsalel, les milieux juifs n'en furent pas moins indignés qu'un tel résultat eût été obtenu au prix du titre de Naguide. Le Rabbin quitta le Caire pour Jérusalem où il demeura jusqu'à la mort de Jacob Talmid. Alors, il regagna la capitale égyptienne comme Grand Rabbin pour tout le pays.

Retour en Terre Sainte

Pendant son séjour dans la Ville Sainte, Rabbi Betsalel fut reconnu comme chef des deux communautés ashkénaze et séfarade. Il persuada les dirigeants de la première de partager avec la seconde les fonds collectés pour eux à l'étranger, malgré la situation matérielle difficile où se trouvaient les Ashkénazim.

Plusieurs années après son retour au Caire, la communauté juive de sa ville natale lui offrit le poste de Grand Rabbin. Il l'accepta et se rendit de nouveau à Jérusalem. Les temps étaient aussi durs pour les Juifs de Palestine. De cruels Pachas les opprimaient et leur faisaient payer de très lourds tributs. Les choses empirèrent quand le Sultan nomma Abou Siphoune gouverneur du pays. Ce dernier nourrissait une haine implacable contre les Israélites. Tout pour lui était provocation de leur part, ce qui justifiait à ses yeux toutes les persécutions.

Un vendredi, alors que le Pacha se rendait à la Mosquée d'Omar, le lieu de prière musulman qui s'élevait sur l'emplacement du Beth Hamikdache, il entendit un bruit d'eau courante. Intrigué, il demanda d'où cela venait. Sa suite l'informa que c'étaient les eaux de la source nommée Gui'hone, que le roi Hézékiah avait fermée plusieurs siècles auparavant et dont personne ne connaissait actuellement la place exacte. Plus tard, le Pacha apprit qu'il y avait à Jérusalem un homme qui, grâce au pouvoir extraordinaire dont il était doté, pouvait résoudre l'énigme : disciple de Rabbi Isaac Louria, il se nommait Rabbi 'Haïm Vital.

Abou Siphoune fit venir ce dernier et lui ordonna de repérer la source s'il ne voulait pas avoir la tête tranchée. Rabbi 'Haïm ne dut son salut qu'à la fuite. Ce fut une raison de plus pour que le gouverneur frappât d'impôts plus écrasants les Juifs appauvris de Jérusalem. En dépit de son grand âge, Rabbi Betsalel décida alors d'entreprendre le voyage hasardeux jusqu'à Damas où il espérait, grâce à la vente de ses manuscrits, réunir les sommes nécessaires au paiement des impôts qui accablaient ses frères opprimés. Ses efforts ne donnant pas les résultats escomptés, il se rendit en Égypte pour achever l'œuvre commencée. Peu après son retour à Jérusalem, il mourait. Il était âgé de soixante-dix ans.

Rabbi Betsalel est l'auteur de « Klalei HaTalmud » (méthodes et règles de la discussion et des décisions talmudiques), ainsi que d'un ensemble de réponses – décisions légales sur des cas pratiques, sollicitées par de nombreux correspondants. Elles furent publiées après sa mort.

Comme nous l'avons déjà dit, Rabbi Betsalel Ashkénazi est célèbre pour sa contribution considérable à la littérature talmudique grâce à sa « Chitah Mékoubetseth ». Encore qu'inachevée, c'est un commentaire sur la plus grande partie du Talmud. Certains traités sur celui-ci mentionnent cet ouvrage dans une forme manuscrite qui s'est perdue. Son commentaire sur le Talmud Yérouchalmi a connu le même sort.

La valeur de la « Chitah Mékoubetseth » se trouve accrue du fait qu'elle a préservé d'anciennes versions de Tossafoth (commentaires par les disciples de Rachi) et de grands maîtres tels que Ramban (Na'hmanide), Rabbénou Yonah, le Rachba, le Ritva et d'autres de l'école espagnole, comme aussi d'esprits éminents de l'école française. C'est le livre de chevet des talmudistes avancés. Si Rabbi Betsalel compte parmi les plus grands de nos penseurs, c'est en premier lieu à cette œuvre qu'il le doit.