Voici un chapitre de l'histoire tragique du passé, relatée par Rabbi Joseph Hacohen (qui vécut il y a 450 ans) dans son ouvrage Emek Habakha (« La Vallée des Larmes »).

Les parents de l'auteur se trouvaient parmi les exilés juifs d'Espagne en 1492. Ils allèrent à Avignon, en France, où Joseph naquit en 1496. La famille se déplaça souvent, en quête d'un refuge. Finalement, Joseph se fixa à Gênes, en Italie. Il fut à la fois médecin et historien ; ses ouvrages sont une source précieuse pour l'histoire juive de son temps et des siècles qui l'ont précédé.

Les Croisés entreprirent leurs marches sanguinaires à travers l'Europe au 11ème siècle, il y a environ mille ans. L'histoire qui suit remonte à ce temps-là.
 

Le septième jour du quatrième mois (Tamouz) les Croisés atteignirent Meurs (Moers), sur le Rhin en Allemagne, et mirent le siège devant la ville. Ils étaient aussi nombreux que les grains de sable sur la plage. Des émissaires furent aussitôt envoyés au Gouverneur de la place afin qu'il livrât les habitants de religion juive aux Croisés ; ceux-ci voulaient leur faire subir le même sort qu'ils avaient infligé aux Juifs tombés ailleurs entre leurs mains.

Le Gouverneur sortit parlementer avec les chefs des assiégeants. Il plaida la cause des Israélites et demanda la vie sauve pour ceux d'entre eux qu'il persuaderait de renier leur foi et d'embrasser la religion chrétienne.

Les Croisés acceptèrent. Le Gouverneur revint faire part du résultat de ses négociations à ses sujets juifs. Il leur rappela combien il les avait protégés dans le passé contre les assassins et les voleurs ; mais le jour était venu où il ne pouvait les protéger plus longtemps. S'il refusait de les livrer, les hordes qui encerclaient la ville la raseraient au sol.

« Maintenant, conclut le Gouverneur, vous avez le choix : ou accepter notre foi, alors vous serez épargnés et pourrez continuer à vivre en paix, ou vous rendre aux Croisés, qui vous feront souffrir mille morts avant de vous tuer pour de bon. De toute manière, votre sang ne tachera pas mes mains. »

À quoi tous les Israélites répondirent sans hésiter : « Nous préférons mourir en Juifs plutôt que de renier notre D.ieu et notre foi. Voilà, Monsieur le Gouverneur, nous sommes entre vos mains ; faites de nous ce qu'il vous plaira, nous sommes prêts au pire. »

Le Gouverneur tenait à ses sujets juifs, ils étaient une source de revenus peu négligeable pour la ville. Voyant que ses discours n'avaient aucun effet sur eux, il essaya de les effrayer. Sur son ordre ses hommes se saisirent de quelques Juifs et les entraînèrent hors de l'enceinte. Ils revinrent seuls peu de temps après ; de grosses gouttes de sang tombaient de leurs épées maculées. En fait, ce n'était pas du sang humain, mais les malheureux qui assistaient à ce retour sanglant ne savaient pas que c'était une astuce du Gouverneur qui les trompait dans le but de les effrayer.

– Vous voyez ce qui est arrivé à vos frères et sœurs ? dit-il durement. Le même sort vous attend si vous ne suivez pas mon conseil. Votre obstination est pure folie. Abjurez votre foi ! Un seul mot et vous serez sauvés !

Mais les Juifs répondirent :

– Votre dieu n'est pas notre D.ieu et votre foi n'est pas notre foi. Nous resterons fidèles à notre D.ieu et à notre Torah jusqu'à notre dernier souffle !

Parmi les otages se trouvaient deux femmes, l'une nommée Gintela et l'autre Rébecca. Cette nuit-là l'une d'elles mit au monde un petit garçon. La pauvre mère prit peur : les cruels assiégeants pouvaient s'emparer du nouveau-né, le baptiser et l'élever dans des croyances qui auraient fait de lui un assassin pareil à eux et, comme eux, capable de tuer des innocents, des femmes et des enfants. Elle enveloppa son petit dans un drap, le jeta du haut de la tour et se précipita après lui dans le vide, préférant, pour elle et pour son fils, la mort.

Tel fut le destin des Juifs de Meurs. Ils moururent tous « Al Kiddouche Hachem » (pour la Sanctification du nom de D.ieu).

Toutefois, un Juif accompagné de sa femme et de leurs trois enfants trouva moyen de s'échapper. Il se nommait Chemariah. Un des fonctionnaires du Gouverneur, mu par un bas intérêt, cacha la petite famille dans un bois voisin. Pendant plusieurs semaines Chemariah, sa femme et ses enfants vécurent dans les bois en proie à une peur constante. Leur « protecteur » ne cessait d'exiger d'eux de l'argent et finit par extorquer à Chemariah tout ce qu'il possédait. Puis l'infâme fonctionnaire lui dit : « Je sais que tu as des parents riches à Spire. Fais-leur savoir que tu as un besoin urgent de leur or, sinon je vous livrerai à la colère du peuple. »

L'or arriva et, peu à peu, le fonctionnaire l'épuisa. Finalement, voyant qu'il n'y avait plus rien à tirer des pauvres réfugiés il alla révéler leur cachette aux habitants du village voisin. Chemariah et sa famille furent pris et conduits sous bonne escorte au village où le choix habituel leur fut donné : se convertir au christianisme ou mourir.

Chemariah supplia ses tortionnaires de lui accorder vingt-quatre heures de réflexion et promit que ce serait, pour lui et sa famille, leur dernier jour de Juifs. C'était Tichea BeAv. En fait, il voulait observer le jeûne et être prêt à se présenter devant son Créateur. Sa demande fut acceptée. Mais quand on vint le chercher le lendemain matin, on trouva Chemariah, sa femme et ses enfants baignant dans le sang. Il avait, de ses propres mains, tué ceux qu'il chérissait tant, pour ensuite attenter à ses propres jours.

Mais sa blessure n'était pas mortelle, il revint vite à la vie. Encore une fois le même choix lui fut proposé : « Si tu ne te convertis pas, menacèrent ses bourreaux, tu seras enterré vif en compagnie des cadavres de ta femme et de tes enfants ! » Mais ni les menaces ni les promesses n'eurent raison de la loyauté de Chemariah envers son peuple. Une fosse fut alors creusée, au milieu de laquelle on descendit l'infortuné encore vivant ; puis on lui mit d'un côté le corps de sa femme et de l'autre ceux de ses enfants. Et l'on commença à les recouvrir de terre. Aucun signe indiquant qu'il avait changé d'avis ne venait de Chemariah. Il avait déjà disparu sous les pelletées de terre, quand on l'en dégagea ; il put respirer à nouveau. « Eh bien ! lui crièrent ses bourreaux. Dis un mot, un seul, et tu auras la vie sauve ! »

– Jamais je ne serai des vôtres ! répliqua Chemariah du bas de sa tombe.

Il fut de nouveau recouvert sous un amas de terre puis, encore une fois, il fut dégagé. Sa voix devenait de plus en plus faible, mais son moral n'était pas ébranlé ; au contraire, jamais sa détermination n'avait été plus grande. « Jamais ! » cria-t-il pour la dernière fois et, une prière sacrée aux lèvres, il rendit son âme à D.ieu.