Il y a mille ans déjà, les Juifs habitaient Metz, ce vieil évêché français de Lorraine. La communauté juive messine se rendit célèbre par les chefs spirituels qui la guidèrent parmi lesquels figurent des maîtres érudits et réputés tels que Rabbénou Guerchom, surnommé la Lumière de la Diaspora, Rabbi Jacob Yéhochoua Falk, auteur du livre Pnei Yéhochoua (« Le Visage de Josué »), Rabbi Jonathan Eibeschitz, Rabbi Leib, auteur du Chaagath Aryeh (« Le Rugissement du Lion ») et d’autres encore.

Les Juifs messins subirent, tout comme les Juifs des autres villes du Moyen Âge, diverses persécutions et durent faire face aux calomnies forgées en vue de leur perte. Une des plus graves accusations de meurtre rituel dont les Juifs messins furent l’objet eut lieu en 1670, accusation dont nous relatons l’épisode ci-après.


Non loin de la ville de Metz, dans le village de Bolchen, vivait un juif pieux répondant au nom de Raphaël Halévy. Il jouissait de l’estime et de la considération de tous, même des chrétiens, vu son honnêteté, sa piété et la vie sans tache qu’il menait.

Rabbi Raphaël se rendait souvent à cheval à Metz afin d’y faire acquisition de divers objets ménagers et d’ustensiles dont il avait besoin pour sa ferme qui le faisait vivre très largement.

Un jour, se rendant à Metz, il rencontra sur la route un homme à cheval domicilié au même village que lui. Les deux hommes échangèrent des saluts et Rabbi Raphaël continua tranquillement son chemin.

Il arriva que le même jour une fillette chrétienne disparût de sa maison. Le père, désespéré, courut à Metz afin d’alerter la Police. Chemin faisant, le paysan rencontra le cavalier et lui demanda s’il n’avait pas vu, par hasard, sa fillette. Le cavalier conçut alors un plan diabolique et rétorqua au paysan : « Comment donc, c’était donc ta fillette ! Il y a quelques heures, j’ai rencontré un Juif à la barbe noire monté sur un cheval pommelé, et une petite fille se tenait à ses côtés. »

En apprenant ceci, le paysan fut pris d’un tremblement et il courut, essoufflé, à la Police, dénonçant avec force cris et vociférations le Juif ravisseur de sa fillette. Et comme c’était la veille de la fête de Pessa’h, l’accusation de meurtre rituel commis par les Juifs se répandit comme une traînée de poudre dans tout les environs, ce qui ne manqua pas de combler d’aise les ennemis des Juifs.

La police messine entama son enquête et, compte-tenu de l’accusation lancée par le cavalier chrétien, personne d’autre ne put être soupçonné que le Juif Rabbi Raphaël Halévy, du village Bolchen.

La ville de Metz appartenait bien au roi français Louis XIV, mais le village Bolchen dépendait du Prince de Lorraine. On ne put donc sans ordres citer en justice le Juif Raphaël. Il fallait que le prince lui-même consentît à l’extrader. La police messine voulut cependant s’épargner des démarches diplomatiques plus ou moins compliquées et s’en prit sans tarder à la communauté juive de Metz. « Attendu, disait la police, que selon l’accusation formulée par le cavalier en question, les Juifs de Bolchen auraient emmené la fillette à Metz, le chef de la communauté juive avait le devoir d’exercer une pression sur l’accusé, afin que ce dernier se rendît volontairement devant le Tribunal pour se justifier de tout soupçon. »

Le Chef de la Communauté, persuadé qu’il était de l’innocence de Raphaël Halévy, espérait que ce serait chose facile de prouver la fausseté du témoignage et il envoya un messager à son coreligionnaire afin de le persuader de paraître devant le Tribunal.

Faisant fi des grands dangers qui le guettaient, Rabbi Raphaël Halévy décida de mettre son sort entre les mains du juge d’instruction de Metz afin de disculper la communauté juive tout entière.

Aussitôt arrivé au commissariat de police, il fut mis aux fers et jeté en prison. Des jours et des semaines passèrent, Rabbi Raphaël pourrissait toujours en prison. Il ne cessa cependant, pendant tout l’interrogatoire qu’on lui fit subir, de crier son innocence. On voulut même le forcer d’avouer son crime au moyen de tortures diverses, mais Rabbi Raphaël garda une attitude ferme et ne consentit pas à avouer un crime qui n’était pas le sien.

Le véritable assassin

Le véritable assassin de la fillette, un chrétien taillé en athlète et appelé Johan le Rouge à cause de sa barbe rousse, passait ses jours en liberté dans un village voisin en semant l’effroi parmi les habitants par ses rixes, ses brutalités et son ivrognerie. Un jour, étant ivre, il se vanta devant l’instituteur du village d’être le véritable assassin de la fillette, en indiquant comme motif un sentiment de vengeance qu’il nourrissait depuis fort longtemps contre le père. L’instituteur ne manqua pas de révéler la confession qu’il avait entendue au Maire du village. Celui-ci la fit connaître à son tour à la police messine. Mais on en resta là. Aucune enquête nouvelle ne fut mise en circulation pour vérifier les dires du Maire. C’est que les ennemis des Juifs se gardaient bien de laisser passer une si belle occasion et se montrèrent résolus à prouver coûte que coûte que l’assassin de la fillette n’était autre que Raphaël Halévy.

Entre temps, d’autres « témoins » se révélèrent, qui prétendirent avoir vu de leurs propres yeux le Juif Raphaël Halévy traînant la fillette dans les ruelles du ghetto messin.

Quelque temps plus tard, Johan le Rouge disparut de la circulation et son corps fut repêché plus tard par des pêcheurs de la rivière. Après une courte instruction, la police procéda à l’arrestation du père de la fillette disparue ; celui-ci ne tarda pas à avouer qu’il avait assassiné Johan le Rouge pour se venger du meurtre de sa fille. Ces révélations eurent le même sort que les premières. Rabbi Raphaël resta l’accusé qu’il était depuis le meurtre de la fillette. Toutes les démarches de la communauté juive de Metz en vue de la libération du Juif innocent demeurèrent sans succès. La communauté elle-même vivait dans l’angoisse, étant donné le grand nombre de calomniateurs qui ne cessaient de monter la population chrétienne contre les Juifs et de l’inviter à organiser un massacre en règle.

Enfin, le jour du jugement arriva. La sentence ne faisait aucun doute. Rabbi Raphaël, lui, n’avait cependant qu’un seul souci, celui que la communauté juive soit épargnée.

Le Juif Raphaël Halévy fut condamné à être brûlé vif sur le bûcher pour avoir assassiné un enfant chrétien à des fins rituelles. La sentence comportait également la confiscation de tous ses biens, ainsi que l’expulsion de tous les Juifs messins et la confiscation de leurs biens pour avoir été « complices du meurtre ».

La douleur du ghetto fut immense. Le Chef de la Communauté envoya une délégation au roi avec la mission d’obtenir le rejet de la sentence. Le roi était réputé pour sa modération et son absence de cruauté. Mais il ne put cependant, lui non plus, annuler complètement la cruelle décision du Tribunal. Il est vrai qu’il réussit à révoquer l’édit d’expulsion, mais les Juifs furent obligés de payer une grosse amende et virent leurs impôts accrus.

Rabbi Raphaël portant son Tallith (châle de prière) et ses Téfilines (phylactères) marcha la tête haute vers le lieu de l’exécution où le bûcher l’attendait. Il était décidé à subir toutes les tortures qu’on pourrait lui infliger et de ne pas avouer un crime qu’il n’avait pas commis. C’est de la sorte qu’il sauva ses frères d’un sort semblable au sien.

Sur le point d’être exécuté, il ôta le Tallith et les Téfilines et rendit le tout à ses frères. Entouré des flammes, ses lèvres murmuraient la prière « Aleinou Lechabéa’h » (Nous devons louer l’Éternel), et c’est en proférant ces mots saints que sa sainte âme quitta son corps.