L'histoire que nous allons vous raconter constitue l'un des chapitres les plus tragiques du deuxième Exil. C'est l'histoire des pogromes atroces que les Cosaques déclenchèrent sous le commandement de Chmielnicki (que son nom soit effacé) dans les années 5408 et 5409 (1648 et 1649).

Dans les steppes de l'Ukraine, les Cosaques féroces menaient leur vie nomade en selle sur leurs chevaux rapides et armés de leurs longues épées recourbées. Pendant de longues générations, ils avaient vécu de rapines, semant la terreur parmi leurs voisins, les Russes et les Turcs. Mais, au 17eme siècle, ils s'étaient retrouvés sous la suzeraineté de la Pologne qui contrôlait alors toute la partie méridionale de la Russie.

Sous le règne de l'empereur polonais Sigismond III, les Jésuites catholiques disposaient d'une puissante influence dans les affaires de l'État. Ils ne pouvaient supporter que les Cosaques ne fussent point catholiques, mais de foi orthodoxe (christianisme grec), et cherchaient par tous les moyens à les soumettre à l'Église catholique (romaine). Les féodaux polonais traitaient les Cosaques avec brutalité et leur imposaient des taxes très lourdes. Les Cosaques étaient considérés comme des serfs.

D'autre part, les seigneurs polonais se servaient surtout d'intendants et d'administrateurs juifs. Quoique les Juifs, aussi, aient eu beaucoup à souffrir de la part de ces roitelets, ils étaient nombreux à occuper des postes importants au titre de fermiers d'impôts et d'administrateurs. Pour comble, la situation politique était très tendue entre la Russie et la Pologne, de sorte que les Russes ne cessaient d'exciter les Cosaques contre leurs tyrans polonais.

Le duc (« hetman ») des Cosaques était Bogdan Chmielnicki, un Cosaque riche, cruel et hargneux, toujours ambitieux de puissance et de domination. Il possédait une belle expérience de la guerre et du pillage, pour avoir dirigé les Cosaques dans leur guerre d'escarmouches contre les Turcs.

Pendant un certain temps, il avait servi dans la garde personnelle de l'empereur Sigismond ; il avait pris part à la guerre contre les Turcs et avait été fait prisonnier en 1620. Après être resté deux ans à Constantinople, il s'était installé dans son propre fief à Subotowa, qui se trouvait sous la souveraineté du seigneur polonais Koniecpolski.

Celui-ci, jugeant que Chmielnicki était un cosaque capable et influent, lui confia la fonction de « scribe » dans l'armée cosaque qui se trouvait à son service.

Cependant, Chmielnicki n'arrêtait pas de tirer des plans et de fomenter des complots contre son souverain. Le Juif Zacharias Sobilanski, un intendant du prince, s'en aperçut et informa son maître du danger. Le prince ne fit pas long procès et attaqua le fief de Chmielnicki en l'absence du maître des lieux. Au cours de la bataille qui en résulta entre les Polonais et les Cosaques, le fils de Chmielnicki fut grièvement blessé et sa femme emmenée en captivité. Chmielnicki fut lui-même assez rapidement appréhendé, mais réussit à s'évader et à se réfugier à Zaporosze, chez les Cosaques, où il fut élevé à la dignité de « hetman » (duc). Chmielnicki fit serment de tirer vengeance du seigneur Koniecpolski ainsi que de tous les féodaux polonais, mais aussi, du Juif Sobilanski ainsi que de tous les Juifs, sans égard pour le fait que Sobilanski lui avait un jour sauvé la vie au cours d'un péril mortel et lui avait rendu de nombreux services par le passé.

Chmielnicki fit cause commune avec le Khan (roi tartare) de Crimée, s'engageant à lui livrer tous les prisonniers. À la tête d'une armée importante de Cosaques et de Tartares (ennemis mortels auparavant, et désormais unis par cette alliance dans une œuvre commune de pillage et de massacre), Chmielnicki partit en guerre au printemps de l'an 5408 (1648).

La victoire lui sourit dès le début de la campagne et la révolte des Cosaques contre les magnats polonais fit tache d'huile. Les premières victimes tombèrent dans les villes et les bourgs entre Kiev et Poltava. Des multitudes tombèrent sur les champs de bataille, et d'autres partirent en captivité chez les Tartares qui les vendirent en esclavage. Le roi polonais, Wladislaw, régent intègre qui avait fait beaucoup de bien aux Juifs, réunit une armée pour combattre Chmielnicki ; mais ce bon roi ne tarda pas de mourir, et sa mort affaiblit la résistance contre les Cosaques. Alors ceux-ci s'abattirent sur l'Ukraine ; des massacres atroces furent perpétrés en Volhynie et en Podolie. Il y avait, dans ces provinces, une forte minorité russe qui reçut les Cosaques à bras ouverts. Partout où ceux-ci réussirent à s'introduire, ils massacrèrent les Juifs avec une cruauté innommable et inhumaine.

Quelques jours avant Chavouot, de terribles massacres furent déclenchés en Ukraine, et de nombreux Juifs prirent la fuite en direction de Nemirov, une grande ville fortifiée où ils espéraient être en mesure d'opposer aux Cosaques une résistance efficace.

Mais la fête de Chavouot fut assombrie par la nouvelle de la mort de Wladislaw. Le roi de Pologne avait cessé de vivre quelque part près de Vilna en Lituanie, à bien grande distance du théâtre de l'insurrection cosaque.

Les Juifs des villes Périyaslav, Piriatine, Lachwits, Lubni et d'autres, furent massacrés. Près d'un millier fut assassiné dans la cité de Polonia.

Entre temps, la population juive de Nemirow s'était accrue jusqu'à une dizaine de milliers. Il y avait, parmi eux, de nombreux fugitifs qui avaient vu de leurs propres yeux les massacres atroces que perpétraient les Cosaques. Bientôt, ceux-ci investirent la ville et tentèrent de la prendre d'assaut. Ils échouèrent en face de l'héroïque résistance juive. Se voyant incapables de prendre la ville de force, les Cosaques se retirèrent. Puis, ils revêtirent d'uniformes polonais une troupe de Cosaques, la munirent de la bannière polonaise et la dépêchèrent vers la ville avec mission de se faire passer pour une armée polonaise venue au secours de la cité dans son combat contre les Cosaques.

La ruse de guerre réussit. On laissa entrer les Cosaques dans la ville et, sur le champ, se déchaîna l'effroyable massacre de Nemirov où des milliers de Juifs tombèrent victimes de ces Cosaques sauvages et ivres de carnage. Ceci se produisit le 20 Sivan qui fut désigné par la suite en anniversaire de deuil pour tous les Juifs de Pologne et de Lituanie. Le Gaon Rabbi Shabtaï Cohen, neveu du Gaon Rabbi Yekhiel Mikhel tué à Nemirov, rédigea les complaintes relatives à ce jour de jeûne. Rabbénou Yom-Tov Lipmann Heller en a aussi composé quelques-unes.

Le Gaon Rabbi Yekhiel Mikhel était le rabbin de la ville et le directeur de la yechiva. On disait qu'il était versé dans toute la Torah et dans toutes les sciences profanes. Quand il constata qu'il n'y avait plus d'espoir d'échapper aux Cosaques, il rassembla les Juifs de sa communauté et les exhorta à ne point racheter leur vie au prix de la conversion, selon l'alternative que les Cosaques leur avaient offerte. Dans la journée du Chabbat, ils se réunirent au cimetière où ils tombèrent martyrs pour sanctifier D.ieu.

À Ostropoli, le rabbin, Rabbi Samson, réunit trois cents Juifs de sa communauté et les exhorta à accepter le martyre. Ils revêtirent le costume mortuaire et attendirent courageusement leurs bourreaux au cimetière où ils trouvèrent la mort.

Dans la ville de Toultchine, les Polonais envoyèrent des émissaires aux Cosaques avec l'offre de leur livrer la cité avec ses habitants juifs à condition d'obtenir la vie sauve pour eux-mêmes. Les Cosaques firent semblant d'accepter cet accord, mais dès qu'ils eurent achevé le massacre des Juifs, ils se jetèrent aussi sur les Polonais qu'ils massacrèrent à leur tour. Cela apprit aux Polonais de ne plus jamais essayer de se sauver en livrant les Juifs à leur place. Le massacre de Toultchine se produisit un vendredi, le 6 Tammouz.

Pendant que Chmielnicki et son armée s'occupaient du front ouest, d'autres troupes de Cosaques s'attaquaient au nord et détruisaient l'une après l'autre, les communautés juives de Wladimir, Kowel, Brest, Pinsk et Homel.

C'était une chance que de tomber entre les mains des Tartares. On était vendu en esclavage chez les Turcs, mais bientôt racheté par les frères juifs de Turquie.

Au cours de cette lutte contre les Cosaques, un seigneur polonais, Wyszniewicki, se distingua en livrant bataille à la tête de ses propres troupes. Il reprit Nemirov avec d'autres villes et régla leur compte aux assassins cosaques. Mais, ne recevant aucune aide de l'état-major polonais, il dut faire sonner la retraite. Son initiative sauva la vie à un grand nombre de Juifs.

Entre temps, Chmielnicki avait atteint Lemberg et investi la ville. Il promit d'épargner la cité si on lui livrait les Juifs. Mais, cette fois-ci, la ruse échoua. Le Conseil Municipal lui répondit que les Juifs étaient propriété du roi et qu'ils prenaient part à la défense de la ville au même titre que les Polonais. Finalement, Chmielnicki se contenta de réclamer une rançon, qui lui fut versée surtout grâce à l'effort des Juifs, et il leva le siège.

Puis il marcha sur Varsovie. Mais, entre temps, le roi Jean Casimir (frère de Wladimir) était monté sur le trône de Pologne. Il conclut avec Chmielnicki une trêve qui fut observée pendant un an et quelques mois.

En l'an 5411 (1651), Chmielnicki rompit la trêve et envahit de nouveau la Pologne, tuant et pillant. Mais il avait perdu de sa force. Par surcroît, l'armée polonaise jouissait désormais d'une meilleure organisation. Dans son sein, il s'était constitué un bataillon juif qui sut se battre avec un courage extrême. Les Tartares, enfin, avaient quitté l'alliance cosaque. Ainsi, les armées polonaises remportèrent une victoire définitive. Chmielnicki fut fait prisonnier, mais on le libéra rapidement. Il fit encore, par la suite, des tentatives pour conclure une alliance avec les Russes, et ne cessa jamais de causer des ennuis aux Juifs, jusqu'à ce que la mort vint mettre fin à sa carrière.

Les malheurs de 5408 et de 5409 ont laissé un souvenir de terreur parmi les Juifs. Au cours de six mois, plus de cent mille Juifs avaient été tués. Un petit nombre de Juifs s'était sauvé la vie en faisant semblant de se convertir au christianisme orthodoxe (grec) ; mais le roi Jean Casimir les autorisa par la suite à revenir à la foi juive, et tous s'empressèrent de le faire.

Les Juifs avaient fait preuve d'un grand héroïsme en se livrant à la mort pour la Torah et pour le Judaïsme. C'est avec les mots du « Chema Israël » sur les lèvres qu'ils avaient marché avec courage vers la mort.

Mais il fallut ensuite de très nombreuses années avant que les Juifs de ces pays ne retrouvent leur équilibre.