L’histoire commence avec un Farbrenguen – un rassemblement ‘hassidique – à Paris, peu avant la Seconde Guerre mondiale. Le gendre de Rabbi Yossef Its’hak (qui allait lui succéder comme Rabbi de Loubavitch dix ans plus tard) assistait à ce Farbrenguen. Il en fut d’ailleurs le principal orateur, quoique d’autres ‘hassidim parlèrent également.

L’un d’entre eux raconta une expérience miraculeuse qui lui était arrivée deux ans plus tôt.

Après avoir échappé à une sentence de mort en Russie, Rabbi Yossef Its’hak avait dû quitter ce pays et avait installé son quartier général en Pologne, où de nombreux ‘hassidim le rejoignirent. Toutefois, par la suite, le Rabbi les encouragea à quitter la Pologne et à s’installer dans d’autres pays ; ainsi, celui qui racontait maintenant son histoire faisait partie d’un groupe de cinq ‘hassidim auxquels le Rabbi avait demandé de se rendre en France.

Mais à l’époque, ce n’était pas si simple : il fallait traverser plusieurs frontières, en particulier celle, terrifiante, de l’Allemagne nazie. De plus, le passeport de l’un de ces ‘hassidim était périmé et il n’y avait pas le temps d’en faire établir un autre : le Rabbi leur avait dit de partir immédiatement !

Dans les trains, l’homme sans passeport s’étendait sur la couchette et les quatre autres s’asseyaient sur lui, le couvrant de leurs longs manteaux, pour lui éviter les contrôles. Ils réussirent à franchir toutes les frontières. Mais le contrôle allemand était notoirement dangereux, surtout pour les Juifs. Et pour un Juif sans passeport, c’était presque un suicide.

Ils convinrent ensemble d’un plan, mais alors que leur tour dans la queue approchait, ils entendirent des cris de l’intérieur du poste de contrôle, puis un coup de feu suivi d’un gémissement, et enfin le silence. Ils s’efforcèrent de paraître aussi sereins que possible, mais ils tremblaient intérieurement. S’ils n’avaient pas reçu la bénédiction du Rabbi, ils auraient fait volte-face et seraient retournés en Pologne sur-le-champ.

Mais à leur grande surprise, quand le premier ‘hassid se présenta au guichet, l’officier lui prit le passeport des mains et le tamponna sans poser aucune question ! Il en fut de même pour le second. Puis il se mit à répondre au téléphone et tamponna distraitement les trois passeports sans même les regarder !

Mais leurs problèmes étaient loin d’être terminés. L’endroit était truffé de chiens, de policiers et de soldats cruels, tatillons et soupçonneux, qui scrutaient tout ce qui bougeait : c’était sans doute de là que provenait le coup de feu. Mais étrangement, aucun policier ne fit attention aux cinq voyageurs ! Ils traversèrent le poste sans être remarqués, comme s’ils étaient devenus invisibles, hélèrent un taxi et partirent. Une demi-heure plus tard, ils étaient dans un bureau de poste d’où ils envoyèrent un télégramme au Rabbi : ils étaient libres ! C’était un miracle incroyable !

Le gendre du Rabbi avait écouté attentivement ce récit. Puis il demanda au ‘hassid la date et l’heure exacte de ce miracle et, quand il entendit ces détails, il sourit et dit : « Maintenant je comprends quelque chose qui était pour moi un mystère depuis deux ans :

« Le Rabbi, mon beau-père, recevait chaque jour la visite d’une infirmière qui lui faisait une piqûre. (Après son incarcération et les tortures subies dans les prisons staliniennes, il fut atteint d’une paralysie rampante qui s’amplifia au cours des dix années suivantes.)

« Un jour, l’infirmière était entrée et avait été saisie de panique : le Rabbi était assis de façon rigide, les yeux à demi ouverts ; il était complètement insensible à ce qui se passait autour de lui. Persuadée qu’il était en catatonie, elle appela immédiatement l’épouse du Rabbi. En entrant, celle-ci éclata en sanglots, mais avant d’appeler un médecin, elle me fit appeler.

« Quand j’entrai, je fus également choqué au début, mais je remarquai alors quelque chose qui me fit comprendre qu’il n’y avait rien à craindre. De façon presque imperceptible, les lèvres du Rabbi bougeaient : il était en train de dire ou de réciter quelque chose !

« Je me suis penché, je l’ai écouté puis je me suis redressé et j’ai annoncé qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter... Le Rabbi récitait « Az yachir Moché - Alors Moise chanta…», le Cantique de la Mer (Exode 15, 1-19) que les Juifs entonnèrent après avoir traversé la Mer des Joncs. Au bout de dix minutes, le Rabbi ouvrit les yeux et retrouva son état normal.

« Je n’avais jamais demandé au Rabbi d’explication sur cet incident, mais maintenant je l’ai obtenue. C’était le moment exact de votre miracle. Le Rabbi était en train de vous faire traverser l’inspection des officiers nazis tout comme Moise avait fait traverser la mer aux Juifs ! Tel est le rôle d’un Rabbi : aider des Juifs à gagner leur liberté ! »

L’Chaim n°1125