« Ce jour-là, D.ieu sauva Israël des mains des Égyptiens... Les Israélites virent le grand pouvoir que D.ieu avait manifesté contre les Égyptiens et le peuple craignit D.ieu. Ils crurent en D.ieu et en son serviteur Moïse. Moïse et les Israélites entonnèrent alors ce cantique, disant... »

Le Cantique de la Mer était l’une des grandes révélations de l’histoire. Les sages ont dit que même les plus humbles des Juifs virent alors ce que même le plus grand des prophètes n’eut pas le privilège de voir. Pour la première fois, ils entonnèrent un chant collectif, que nous récitons chaque jour. Il y a une discussion fascinante entre les sages sur la manière exacte dont ils le chantèrent. Il y avait quatre opinions, dont trois apparaissent dans le traité Sotah :

Nos rabbins ont enseigné : Ce jour-là, Rabbi Akiva a expliqué : Quand les Israélites sont sortis de la mer Rouge, ils voulurent entonner un cantique. Comment l’ont-ils chanté ? Comme lorsqu’un adulte lit le Hallel, et on répond après lui avec le mot principal. Moïse dit : « Je chanterai au Seigneur », et ils répondirent : « Je chanterai au Seigneur. » Moïse dit : « Car il a triomphé glorieusement », et ils répondirent : « Je chanterai au Seigneur. »

R. Eliézer, fils de R. José le Galiléen, dit : C’était comme lorsqu’un enfant lit le Hallel, et on répète après lui tout ce qu’il dit. Moïse dit : « Je chanterai au Seigneur », et ils répondirent : « Je chanterai au Seigneur. » Moïse dit : « Car Il a triomphé glorieusement », et ils répondirent : « Il a triomphé glorieusement. »

R. Néhémiah dit : C’était comme un instituteur qui récite le Chéma à la synagogue. Il commence le premier, et on répond après lui. (Sotah 30b)

Selon Rabbi Akiva, Moïse a chanté le cantique phrase par phrase, après lesquelles, le peuple répondait : « Je chanterai au Seigneur », ce qui était leur manière de dire Amen à chaque phrase.

Selon R. Eliezer fils de R. José le Galiléen, Moïse a récité le cantique phrase par phrase, et ils répétaient chaque phrase après qu’il l’ait dite.

Selon Rabbi Néhémiah, Moïse et le peuple ont chanté ensemble tout le cantique. Rachi explique que le peuple tout entier fut pénétré d’inspiration divine et que, par miracle, les mêmes mots leur sont venus à l’esprit en même temps.

Il existe une quatrième opinion, trouvée dans le Mekhilta :

Eliezer ben Taddai a dit : Moïse a commencé, les Israélites ont répété ce qu’il avait dit et ont ensuite complété le verset. Moïse a commencé en disant : « Je chanterai pour le Seigneur, car Il a triomphé glorieusement », et les Israélites répétèrent ce qu’il avait dit, puis complétèrent le verset avec lui, en disant : « Je chanterai pour le Seigneur, Il a triomphé glorieusement ; le cheval et son cavalier, Il les précipita dans la mer. » Moïse commença à dire : « Le Seigneur est ma force et mon chant », et les Israélites répétèrent puis complétèrent le verset avec lui, en disant : « Le Seigneur est ma force et mon chant ; Il est devenu mon salut. » Moïse a commencé à dire : « Le Seigneur est un guerrier », et les Israélites ont répété puis ont complété le verset avec lui, en disant : « Le Seigneur est un guerrier, le Seigneur est son nom. » (Mekhilta, Bechala’h 1)

Techniquement, comme l’explique le Talmud, les sages discutent de l’implication des mots (apparemment) superflus vayomrou lémor, « ils ont dit, en disant », qu’ils ont compris comme signifiant « en répétant ». Que répétèrent les Israélites ? Pour R. Akiva, c’était les premiers mots du cantique, qu’ils répétèrent comme une litanie. Pour R. Eliezer fils de R. José le Galiléen, ils répétèrent tout le cantique phrase par phrase. Pour R. Néhémiah, ils récitèrent tout le cantique à l’unisson. Pour R. Eliezer ben Taddai, ils répétaient les premiers mots de chaque phrase, mais complétaient ensuite le verset sans que Moïse n’ait à le leur enseigner.

Lorsque nous lisons les choses ainsi, nous avons devant nous un débat sur la signification d’un certain verset biblique. Il y a toutefois un enjeu plus profond. Pour comprendre cela, nous devons regarder un autre passage talmudique, qui semble n’avoir aucun rapport avec le passage de Sotah. Il apparaît dans le traité de Kiddouchine et pose une question fascinante. Il nous est commandé d’honorer différentes personnes : un parent, un enseignant (c’est-à-dire un rabbin), le nassi (chef religieux de la communauté juive) et un roi. L’un de ces quatre personnages peut-il renoncer à l’honneur qui lui est dû ?

R. Isaac ben Shila dit au nom de R. Mattena, au nom de R. ‘Hisda : Si un père renonce à l’honneur qui lui est dû, c’est renoncé, mais si un rabbin renonce à l’honneur qui lui est dû, ce n’est pas renoncé. R. Joseph a statué : Même si un rabbin renonce à son honneur, c’est renoncé.

R. Ashi a dit : Même d’après l’avis selon lequel un rabbin peut renoncer à son honneur, si un nassi y renonce, la renonciation est invalide.

Plutôt, si quelque chose fut dit, c’est ce qui suit : Même d’après l’avis selon lequel un nassi peut renoncer à son honneur, un roi ne peut cependant pas renoncer à son honneur, comme il est dit : « Vous établirez sûrement un roi sur vous », ce qui signifie que son autorité doit être sur vous. (Kiddouchine 32a-b)

Chacune de ces personnes exerce un rôle de leadership : le père envers le fils, l’enseignant envers le disciple, le nassi envers la communauté et le roi envers la nation. Analysés en profondeur, les passages montrent clairement que ces quatre rôles occupent des places différentes sur le spectre entre l’autorité fondée sur la personne et l’autorité conférée au titulaire d’un mandat. Plus la relation est personnelle, plus il est facile de renoncer à l’honneur. À un extrême, il y a le rôle d’un parent (intensément personnel), à l’autre, celui d’un roi (totalement officiel).

Je pense que là réside l’enjeu de la discussion sur la manière dont Moïse et les Israélites ont chanté le Cantique de la Mer. Pour R. Akiva, Moïse était comme un roi. Il parlait et le peuple répondait simplement Amen (ici, les mots : « Je chanterai au Seigneur »). Pour R. Eliezer fils de R. José le Galiléen, il était comme un enseignant. Moïse parlait, et les Israélites répétaient, phrase par phrase, ce qu’il disait. Pour R. Néhémiah, il était comme un nassi parmi ses collègues rabbiniques (le passage dans Kiddouchine selon lequel un nassi peut renoncer à son honneur indique clairement que cela ne concerne que ses collègues rabbins). La relation était collégiale : Moïse commençait, mais ensuite ils chantaient à l’unisson. Pour R. Eliezer ben Taddai, Moïse était comme un père : il commençait, mais laissait les Israélites compléter chaque verset. C’est la grande vérité sur la parentalité, clairement définie dans le premier aperçu que nous avons d’Abraham :

Tera’h prit son fils Abram, son petit-fils Lot, fils de Haran, et sa belle-fille Saraï, femme d’Abram, et ils partirent ensemble d’Ur en Chaldée pour se rendre en Canaan. Mais quand ils arrivèrent à ‘Harane, ils s’y installèrent. (Béréchit 11,31)

Abraham termina le voyage commencé par son père. Être parent, c’est vouloir que ses enfants aillent plus loin que soi. Cela aussi, pour R. Eliezer ben Taddai, était la relation de Moïse avec les Israélites.

Le prélude au Cantique de la Mer dit que le peuple « crut en D.ieu et en son serviteur Moïse ». C’est la première fois qu’il est décrit comme croyant au leadership de Moïse. À ce sujet, les sages ont demandé : Qu’est-ce que d’être un leader du peuple juif ? Est-ce détenir une autorité officielle, dont l’exemple suprême est un roi (« Les rabbins sont appelés des rois ») ? Est-ce avoir la sorte de relation personnelle avec ses partisans qui ne repose pas sur l’honneur et la déférence, mais sur le fait d’encourager les gens à grandir, à assumer leurs responsabilités et à poursuivre le chemin que vous avez tracé ? Ou est-ce quelque chose entre les deux ?

Il n’y a pas de réponse unique. Parfois, Moïse a affirmé son autorité (pendant la rébellion de Kora’h). À d’autres occasions, il a souhaité que « tout le peuple de D.ieu soit des prophètes ». Le judaïsme est une foi complexe. Il n’y a pas dans la Torah un modèle unique de leadership. Nous sommes tous appelés à remplir un certain nombre de rôles de direction : parents, enseignants, amis, membres d’une équipe et chefs d’équipe. Cependant, il ne fait aucun doute que le judaïsme privilégie idéalement le rôle de parent, encourageant ceux que nous conduisons à poursuivre le chemin que nous avons entamé et à aller plus loin que nous ne l’avons fait. Un bon leader crée des suiveurs. Un grand leader crée des leaders. Ce fut la plus grande réussite de Moïse : il laissa derrière lui un peuple disposé, à chaque génération, à accepter la responsabilité de poursuivre plus avant la grande tâche qu’il avait commencée.