Pour la première fois depuis leur départ d’Égypte, les Israélites font quelque chose tous ensemble. Ils chantent. « Alors chanta Moïse et les enfants d’Israël. »1 Rachi, expliquant l’opinion de Rabbi Néhémia dans le Talmud2 selon laquelle ils entonnèrent ensemble spontanément le Cantique de la Mer, dit que l’esprit saint reposa sur eux et les mêmes mots leur vinrent miraculeusement en même temps à l’esprit. En souvenir de ce moment, la tradition a nommé cette semaine Chabbat Chirah, le Chabbat du Chant. Quelle est la place du chant dans le judaïsme ?

Il existe un lien profond entre la musique et l’esprit. Lorsque le langage aspire à la transcendance, et que l’âme aspire à se libérer de l’attraction gravitationnelle de la terre, son expression se fait chant. La musique, a dit Arnold Bennett, est « un langage que seule l’âme comprend, mais que l’âme ne peut jamais traduire ». Elle est, dans les mots de Richter, « la poésie de l’air ». Tolstoï l’a appelée « la sténographie de l’émotion ». Goethe a dit : « Le culte religieux ne peut se passer de musique. C’est l’un des principaux moyens pour produire sur l’homme un effet d’émerveillement. » Les mots sont le langage de l’esprit. La musique est le langage de l’âme.

Ainsi, lorsque nous cherchons à exprimer ou à évoquer l’émotion, nous nous tournons vers la mélodie. Deborah a chanté après la victoire d’Israël sur les forces de Sissera.3 Hannah chanta quand elle eut un enfant.4 Quand Saül était déprimé, David jouait pour lui et son moral lui revenait.5 David lui-même fut connu comme « le doux chantre d’Israël ».6 Élisée demanda qu’un harpiste joue pour que l’esprit prophétique puisse reposer sur lui.7 les Lévites chantaient dans le Temple. Chaque jour, dans le judaïsme, nous introduisons nos prières du matin par les Pessoukei de-Zimrah, les « Versets de Chant », qui culminent avec le magnifique Psaume 150 dans lequel les instruments et la voix humaine s’associent pour chanter les louanges de D.ieu.

Les mystiques vont plus loin et parlent du chant de l’univers, ce que Pythagore appelait « la musique des sphères ». C’est ce dont parle le Psaume 19 quand il dit : « Les cieux racontent la gloire de D.ieu, et le firmament proclame l’œuvre de ses mains... Il n’y a pas de paroles, il n’y a pas de mots, là où leur voix ne se fait pas entendre. Leur musique s’étend sur toute la terre, et leurs paroles vont jusqu’aux confins du monde. » Sous le silence, audible seulement à l’oreille intérieure, la création chante à son Créateur.

Ainsi, quand nous prions, nous ne lisons pas, nous chantons. Lorsque nous étudions les textes sacrés, nous ne récitons pas, nous chantons. Chaque texte, chaque moment possède, dans le judaïsme, sa mélodie spécifique. Il existe différents airs pour Cha’harit, Min’ha et Maariv qui sont les prières du matin, de l’après-midi et du soir. Différentes mélodies et différentes ambiances caractérisent les prières de la semaine, du Chabbat, des trois fêtes de pèlerinage de Pessah, Chavouot et Souccot (qui ont beaucoup en commun musicalement, mais aussi des airs spécifiques à chacune) et des Yamim Noraïm, Roch Hachana et Yom Kippour.

Il existe également des airs propres aux différents textes. Il y a une sorte de cantillation pour la Torah, une autre pour la haftarah des livres prophétiques et une autre encore pour les Ketouvim, les Écritures, en particulier pour les cinq meguilot. Il y a un chant particulier pour l’étude des textes de la Torah écrite et pour l’étude de la Michna et de la Guémara. Ainsi, avec la seule musique, nous pouvons dire de quel genre de journée il s’agit et quel genre de texte est utilisé. Il y a une carte de paroles saintes, et elle est écrite en mélodies et en chants.

La musique a un pouvoir extraordinaire pour évoquer l’émotion. La prière du Kol Nidrei par laquelle Yom Kippour commence n’est en réalité pas du tout une prière. Il s’agit d’une formule juridique sèche d’annulation des vœux. Il ne fait guère de doute que c’est sa mélodie,  antique et troublante, qui lui a donné tant d’emprise sur la conscience juive. Il est difficile d’entendre ces notes et ne pas ressentir que l’on est en présence de D.ieu au Jour du Jugement, à se tenir en compagnie des Juifs de tous les temps et de tous les lieux à supplier le ciel pour le pardon. Elle est le saint des saints de l’âme juive. (Lehavdil, Beethoven s’en est approché dans les notes d’ouverture du sixième mouvement du Quatuor en Do Dièse Mineur, op. 131, la plus sublime et la plus spirituelle de ses œuvres.)

Non plus qu’on ne peut s’asseoir à Ticha BeAv en lisant Eikhah, le livre des Lamentations, avec sa cantillation unique, et ne pas sentir les larmes des Juifs de toutes les époques alors qu’ils souffraient pour leur foi et pleuraient en se souvenant de ce qu’ils avaient perdu, leur douleur aussi aigüe que le jour où le Temple fut détruit. Les mots sans musique sont comme un corps sans âme.

Chacune de ces dix dernières années, j’ai eu le privilège de faire partie d’une mission de chant en Israël (avec la chorale Shabbaton, le chanteur Rav Lionel Rosenfeld et les ‘hazanim Shimon Craimer et Jonny Turgel) pour chanter pour les victimes du terrorisme, ainsi que pour des personnes dans les hôpitaux, les centres sociaux et les soupes populaires. Nous chantons pour et avec les blessés, les endeuillés, les malades et les cœurs brisés. Nous dansons avec des gens en fauteuil roulant. Un garçon qui avait perdu la moitié de sa famille ainsi que sa propre vue dans un attentat suicide a chanté un duo avec le plus jeune membre de la chorale, arrachant des larmes aux infirmières et aux autres patients. Ces moments sont des révélations, ils sauvent un fragment d’humanité et d’espoir de la cruauté du destin.

Beethoven écrivit sur le manuscrit du troisième mouvement de son Quatuor en La Mineur les mots Neue Kraft fühlend, « Sentiment de puissance renouvelée ». C’est ce que vous ressentez dans ces services hospitaliers. Vous comprenez ce que le roi David voulait dire quand il chantait à D.ieu les mots : « Tu as changé mon deuil en danses joyeuses ; Tu as dénoué mon cilice et m’a ceint de joie, de sorte que mon cœur chante pour Toi et ne sera pas silencieux. »8 Vous ressentez la force de l’esprit humain qu’aucun terrorisme ne peut détruire.

Dans son livre Musicophilia, le neurologue et écrivain Oliver Sacks (pas un parent, hélas) raconte l’histoire poignante de Clive Wearing, un éminent musicologue qui fut atteint d’une infection du cerveau dévastatrice. Il en résulta une amnésie aigüe. Il était incapable de se rappeler quoi que ce soit au-delà de quelques secondes. Son épouse Deborah a dit de cet état : « C’était comme si chaque moment d’éveil était le premier moment d’éveil. »

Incapable de relier les événements entre eux, il fut pris dans la nasse d’un présent sans fin, dénué de toute connexion avec tout ce qui avait pu se passer avant. Sa femme l’a un jour trouvé alors qu’il tenait un chocolat dans une main qu’il recouvrait et découvrait sans cesse de l’autre main, en disant à chaque fois : « Regarde, c’est nouveau. » « C’est le même chocolat », lui dit-elle. « Non », répondit-il. « Regarde, il a changé. » Il n’avait aucun passé. Dans un moment de lucidité, il dit à propos de lui-même : « Je n’ai rien entendu, rien vu, rien touché, rien senti. C’est comme être mort. »

Deux choses ont brisé son isolement. L’une était son amour pour sa femme. L’autre était la musique. Il pouvait encore chanter, jouer de l’orgue et conduire une chorale avec tout son talent et toute sa verve. Qu’y avait-il dans la musique, s’interroge Sacks, qui lui a permis de surmonter son amnésie en jouant de l’orgue ou en dirigeant sa chorale ? Il suggère que lorsque nous nous « remémorons » d’une mélodie, nous nous rappelons une note à la fois, mais chaque note se rapporte à l’ensemble. Il cite le philosophe de la musique Victor Zuckerkandl qui écrivit : « Entendre une mélodie c’est entendre, avoir entendu et être sur ​​le point d’entendre, tout cela à la fois. Chaque mélodie nous déclare que le passé peut être là sans être remémoré, l’avenir sans être connu d’avance. » La musique est une forme de continuité ressentie qui peut parfois briser les plus accablantes déconnexions de notre expérience du temps.

La foi est plus comme la musique que comme la science. La science analyse, la musique intègre. Et, tout comme la musique relie une note à l’autre, la foi relie un épisode à un autre épisode, une vie à une autre vie, une époque à une autre époque dans une mélodie intemporelle qui pénètre le temps. D.ieu en est le compositeur et le librettiste. Nous sommes tous appelés à être des voix dans le chœur, à être des interprètes du chant de D.ieu. La foi nous enseigne à entendre la musique derrière le bruit.

Ainsi la musique est-elle un signal de la transcendance. Le philosophe et musicien Roger Scruton écrit qu’elle est « une rencontre avec le sujet pur, libéré du monde des objets, et se déplaçant en n’obéissant qu’aux seules lois de la liberté. » Il cite Rilke : « Les mots sortent encore doucement vers l’indicible / Et la musique, toujours nouvelle, des pierres palpitantes / construit dans un espace inutile sa divine demeure. » L’histoire de l’esprit juif est écrite dans ses chants. Les mots ne changent pas, mais chaque génération a besoin de ses propres mélodies.

Notre génération a besoin de nouveaux chants afin que nous puissions nous aussi chanter joyeusement à D.ieu, comme le firent nos ancêtres en ce moment de transfiguration où ils traversèrent la mer Rouge et émergèrent, enfin libres, de l’autre côté. Quand l’âme chante, l’esprit s’élève.