À Cracovie, vieille ville de Pologne, vivait un Juif, négociant en tissus, nommé Nathaniel. Sa culture religieuse et sa grande piété auraient suffi à elles seules à lui assurer le respect de tous. Il avait de surcroît de la fortune. Ses affaires étaient prospères, si bien qu'elles nécessitaient son départ plusieurs fois par an pour la grande ville de Leipzig. Ce qui ne pouvait qu'ajouter à son prestige au sein de la communauté juive. Culture toranique, piété, sagesse et fortune réunies, cela ne se rencontre pas souvent chez un seul homme.
C'étaient les temps lointains où le chemin de fer n'avait pas encore été inventé. Ceux qui en avaient les moyens voyageaient en voiture à cheval. Nathaniel avait pour cela l'homme qu'il lui fallait : il aimait louer les services de Jacob. C'était le cocher juif le plus estimé de Cracovie. À sa voiture étaient attelés deux chevaux vigoureux qui avaient fait leurs preuves. Avec lui, Nathaniel pouvait être tranquille.
Jacob le cocher n'était pas très cultivé en Torah, mais il était bon, d'une bonté toute naturelle. Quant à sa piété, on en pouvait trouver d'égale, non de supérieure. Dans l'incapacité de se plonger dans l'étude du Talmud, il consacrait son temps libre aux bonnes actions. Ses moyens étaient modestes ; il y suppléait par une inaltérable bonne humeur et une sympathie spontanée à l'égard de ses semblables.
Ces nombreux voyages d'affaires étaient pour Nathaniel et Jacob autant d'occasions de se retrouver, car ils se plaisaient fort en la compagnie l'un de l'autre. D'un commun accord, ils établissaient toujours leurs plans de voyage de manière à pouvoir passer le Chabbat au milieu d'une communauté juive, et même aux jours de semaine, ils s'arrangeaient pour que leur halte quotidienne eût lieu dans une auberge juive où ils pouvaient faire leurs prières avec un minyan et écouter la lecture de la Torah les lundis et jeudis. La nuit ils ne voyageaient jamais. Dans l'auberge où ils descendaient, Nathaniel consacrait sa soirée à étudier de longues heures durant sa Guémara bien-aimée. Jacob, lui, après avoir pris soin des chevaux, se livrait à son occupation favorite : la récitation de Téhilim (Psaumes de David),
Une fois, au cours d'un de ces voyages, ils eurent chacun de leur côté une aventure assez insolite :
Arrivés au début de l'après-midi de vendredi dans une petite bourgade, ils décidèrent d'y passer le Chabbat. Ils descendirent dans une auberge juive. Une fois installés, ils commencèrent leurs préparatifs pour le saint jour. Nathaniel, après avoir pris un bain, revêtit ses habits du Chabbat, ainsi qu'il convenait à un homme de sa condition, et sortit pour se rendre au Beth-Hamidrach (la maison d’étude). Il marchait sur les pavés irréguliers des rues en songeant à ce que la Divine Providence pouvait lui réserver dans ce petit bourg où il mettait les pieds pour la première fois.
Le Beth-Hamidrach était encore presque vide. Seuls quelques pauvres s'y trouvaient ; de passage par là, ils y étaient entrés. C'était l'habitude pour les hommes de leur condition d'arriver de bonne heure en ce lieu de prières dans l'espoir qu'un Juif généreux les inviterait chez lui pour le Chabbat.
Nathaniel alla vers le rayon des livres, y prit une Guémara et commença à étudier. Peu de temps après, un Juif entra au Beth-Hamidrach et raconta aux présents qu'un coreligionnaire, un cocher, se trouvait en difficulté à la sortie du bourg. L'essieu de sa voiture s'était rompu, celle-ci était embourbée.
« Voilà bien la mitsva que je veux accomplir depuis longtemps », pensa Nathaniel. Il ferma la Guémara, sortit du Beth-Hamidrach et se dirigea à grands pas vers le lieu que le témoin avait indiqué.
De fortes pluies étaient tombées pendant des jours, et la boue était épaisse et profonde. La voiture y disparaissait à moitié, et ce n'était pas une tâche facile de la tirer de là. Nathaniel s'y mit cependant avec courage. De toute la force de ses bras et de ses épaules, il essaya de soulever le véhicule, de le pousser, mais il n'obtint qu'un résultat minime par rapport aux efforts déployés. Faire sortir le cheval de la boue fut une tâche encore plus ingrate. La pauvre bête, effrayée par les cris et le fouet qui claquait à ses oreilles, ruait, couvrant de boue les deux hommes.
Entre temps, quelques cochers alertés arrivèrent sur les lieux. D'un œil expert ils considérèrent la situation. Ils étaient à leur affaire ; avant peu, ils réussirent par des efforts savamment conjugués à tirer de l'ornière cheval et voiture.
Nathaniel regagna son auberge en titubant. Son corps endolori était couvert de boue de la tête aux pieds, et ses beaux habits du Chabbat abîmés au-delà de toute possibilité de récupération. Il se sentait malheureux et, quelque hâte qu'il mît à se lever et à se changer avant que le soleil se couchât, il arriva en retard pour l'office au Beth-Hamidrach.
Une occasion unique
Pendant ce temps, Jacob le Cocher s'était lui aussi préparé pour le saint jour. Comme son compagnon de voyage, il avait pris un bain et mis ses habits du Chabbat, puis il s'était dirigé vers le Beth-Hamidrach. En chemin, il apprit la mésaventure du confrère infortuné dont la voiture était embourbée. S'il n'avait pas déjà revêtu ses beaux habits réservés au saint jour, Jacob eût été le premier à accourir pour lui porter aide. Maintenant, il hésitait. Il finit par se dire, sans doute pour se donner bonne conscience, que d'autres ne manqueraient pas de secourir le malheureux coreligionnaire, et il continua son chemin.
Il arriva au Beth-Hamidrach alors que Nathaniel venait d'en sortir. Il était encore presque vide. Les fidèles s'attardaient sûrement aux préparatifs du Chabbat. Un groupe de pauvres s'y trouvaient, attendant une probable invitation. Jacob prit un livre de Téhilim et commença à réciter les Psaumes. Puis il eut soudain la pensée que l'occasion, une occasion unique, se présentait à lui d'inviter pour le Chabbat un frère dans le besoin. La coutume était la même partout. Ce privilège revenait d'habitude aux quelques Israélites aisés de la communauté. D'une part, Jacob était arrivé le premier au Beth-Hamidrach, d'autre part, personne ne le connaissait dans ce bourg où il ne faisait que passer. Pourquoi, profitant de ce double fait, n'inviterait-il pas un de ces pauvres ? Mieux, non seulement un, mais deux, trois, même tous les six qui étaient là. Une telle occasion ne se représenterait pas à lui de sitôt. Chez lui, quel que fût son désir d'accomplir cette mitsva, il n'avait aucune chance. Là on le connaissait et pas question qu'un modeste cocher disputât aux membres riches de la communauté les honneurs, et moins encore cette mitsva que l'usage leur réservait.
Déception des baaléi-batim
Quand les Baaléi-Batim (maîtres de maison) arrivèrent à leur tour au Beth-Hamidrach et voulurent comme ils en avaient l'habitude inviter leurs pauvres, ils n'en trouvèrent pas un qui fût disponible. Ils étaient déjà tous les hôtes du généreux Baal-Habaït présent et qui n'était autre que Jacob le Cocher. Déçus, les Baaléi-Batim estimèrent que l'étranger faisait preuve d'un grand égoïsme en leur enlevant toute possibilité d'accomplir la mitsva habituelle. Mais c'était son droit ; toute intervention de leur part risquait d'offenser l'honorable visiteur.
De retour à l'auberge, Nathaniel se mit à une table qu'on avait soigneusement dressée à son intention. Il se sentait recru de fatigue et bien malheureux. Dans une autre pièce était installé Jacob, entouré de ses invités. Ici, la table était plutôt modeste ; il y avait à peine suffisamment de vin pour le Kiddouche, et les deux pains Chabbatiques – lé'hem-michneh – pour tous les convives. Les mendiants affamés, qui avaient attendu impatiemment toute la semaine pour faire un abondant repas le Chabbat en furent pour leurs frais. Non qu'il n'y eût pas de quoi rassasier tout le monde ; ils furent néanmoins déçus.
Le Chabbat une fois passé, Jacob régla à l'aubergiste ce qu'il lui devait pour les trois repas Chabbatiques, bien entendu après avoir emprunté à Nathaniel de quoi parfaire cette somme. Et quand ce dernier se fût complètement remis de ses fatigues et de ses contusions, les deux hommes poursuivirent leur voyage. Pendant longtemps, ils gardèrent le silence. Chacun de leur côté, ils méditaient sur leurs expériences respectives.
Deux âmes en faute
Vint le jour où Nathaniel le Négociant et Jacob le Cocher firent leur dernier voyage vers le repos éternel. Mais de repos ils n'en connurent pas, l'un et l'autre, pendant un temps. Et voici pourquoi :
Quand leurs âmes respectives comparurent devant le Tribunal Céleste pour rendre compte de leur vie sur terre, elles furent jugées toutes deux fautives.
Nathaniel, le riche négociant, eût dû prendre soin des pauvres, tandis que Jacob le Cocher, lui, aurait mieux fait de venir en aide au confrère en difficulté. Ayant dévié de leur chemin, s'étant chacun chargé de la tâche qui incombait naturellement à l'autre, il n'y avait eu, en fin de compte, aucun profit pour personne.
Ainsi, le Tribunal Céleste décida que les deux âmes reviendraient sur terre afin de s'amender. L'âme de Nathaniel s'incarnerait à nouveau dans le corps d'un homme riche, et celle de Jacob dans celui d'un bon cocher. Une autre circonstance se présenterait, qui les mettrait tous deux à l'épreuve et au cas où chacun d'eux ferait son devoir correctement, leurs âmes seraient accueillies au Ciel et généreusement récompensées par un bonheur éternel.
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