Réouben Gross était un « enfant prodige » ; sa voix était merveilleuse. Il était la vedette du chœur de la synagogue et c'était une joie de l'entendre chanter les belles mélodies des prières – en « solo ».
« Un don divin ! » murmuraient, en quittant la synagogue, les fidèles encore sous le charme de la voix magique de Réouben,
Des années passèrent pendant lesquelles le jeune garçon chanta, remuant le cœur de milliers de Juifs et ranimant d'une flamme nouvelle la foi vacillante de certains d'entre eux.
Réouben ne songea jamais à se servir de sa voix que pour louer le Seigneur et inspirer Son peuple. Il n'oubliait pas que sa voix était un don de Dieu ; il fallait, par conséquent, la consacrer à Son service.
Il était maintenant un tout jeune homme et l'une des plus importantes synagogues de Cracovie, en Pologne, l'avait nommé 'Hazane (chantre). Plus d'une fois les situations les plus alléchantes, mais étrangères à son office religieux, lui étaient proposées ; régulièrement Réouben les refusait. Il ne voulait pas échanger cette vie dédiée au service de Dieu contre les honneurs et l'argent.
« Quelle folie ! » disaient les hommes de la profession. « Rejeter ainsi de telles chances d'entrer dans le monde de l'art et de la célébrité ! Personne ne se contenterait, comme lui, des perspectives étroites qu'offre la synagogue. » Et ils haussaient les épaules. Comment auraient-ils pu le comprendre ?
Mais Réouben était heureux d'être différent d'eux et plus que satisfait de la vie qu'il avait choisie. Il pouvait consacrer tout son temps à la religion qu'il aimait et à l'étude si paisible du Talmud – les deux occupations qui lui tenaient le plus à cœur.
Puis vint ce terrible jour où les hordes de Hitler envahirent la Pologne, tuant, sans raison ni pitié, des milliers de Juifs innocents. Ce pays qui était jusqu'alors l'un des centres les plus importants du Judaïsme devint une gigantesque chambre de torture et un cimetière.
Devant la poussée de l'armée allemande, Cracovie fut, parmi les grandes villes, la première à tomber. Réouben était en train d'étudier au Beth Hamidrache quand l'un de ses amis vint l'avertir précipitamment qu'on s'attendait à voir d'un moment à l'autre les Allemands entrer dans la ville et qu'il fallait fuir.
Réouben se hâta vers la maison où il savait qu'il trouverait ses vieux parents. En un clin d'œil, il empaqueta quelques effets et des provisions, puis tous trois se mirent en route, se joignant à la masse des Juifs terrorisés qui abandonnaient leurs maisons et fuyaient la ville menacée.
Encore si on les laissait tranquilles sur la route ! Mais la Luftwaffe (l'aviation allemande) les poursuivit, tournoya et gronda au-dessus de leurs têtes et les bombes qui explosaient remplirent les citadins de panique.
Réouben oublia même d'avoir peur tant était grande sa compassion pour les vieux – vieux comme ses parents –, pour les femmes si frêles et les petits enfants. Tous n'avaient d'autre choix que de déserter leurs foyers et d'aller chercher refuge loin de la ville, ils ne savaient où.
Un sur quatre seulement de ceux qui étaient partis parvint jusqu'aux montagnes. Ceux qui eurent cette chance espéraient y trouver une sécurité relative en se cachant dans les forêts qui, à leurs yeux, prenaient allure d'oasis dans un désert.
Mais bientôt des problèmes alimentaires se posèrent. Le peu de nourriture que les réfugiés avaient emportée s'épuisa bien vite et il devint nécessaire que des volontaires se risquassent jusqu'au village voisin pour que tout le monde ne mourût pas de faim.
Quelquefois la chance leur sourit. Souvent ils revinrent les mains vides et il n'était pas rare qu'ils ne revinssent pas du tout.
Dans cette situation pénible entre toutes, dans cette épreuve propre à briser les nerfs les plus solides, Réouben avait un moral magnifique et ne cessait de remonter celui de ses pauvres coreligionnaires. Ils en avaient besoin. Le découragement s'emparait souvent d'eux ; alors, notre 'hazane commençait à chanter ; et il le faisait comme si aucune peine ni aucun souci ne pesaient sur son cœur. D'autres fois, selon l'humeur qu'il observait chez ses compagnons, il chantait des extraits des Tehilim, et la douce mélodie et les paroles réconfortantes agissaient comme un baume sur leur âme blessée. Réouben remerciait Dieu de la magique puissance de sa voix et ses amis remerciaient Dieu de leur avoir donné Réouben.
Un jour c'était le tour de ce dernier d'aller au village à la recherche de nourriture. Il embrassa donc ses parents et prit congé d'eux avec la légèreté qui lui était coutumière, comme s'il partait tout naturellement pour un jour et non comme s'il risquait de ne plus revenir. Car le risque était grand et aucun de ceux qui partaient ne pouvait être sûr de son retour.
Les éclaireurs étaient toujours deux quand ils effectuaient leurs sorties. Cela présentait un avantage dont l'expérience leur avait montré l'importance : si l'un était pris, il y avait des chances que son camarade réussît à fuir et allât porter les nouvelles aux réfugiés.
Réouben et son compagnon avaient à peine quitté la zone de sécurité de l'épaisse forêt quand ils furent pris par les sentinelles allemandes qui semblaient surveiller chaque mètre de terrain entourant la dense végétation. Le camarade de Réouben essaya de s'enfuir, on tira sur lui et on le tua. Réouben fut conduit au quartier général nazi dans le village. Là on lui fit subir des tortures indicibles afin de lui arracher le secret de l'endroit où se cachaient les réfugiés.
Mais, en dépit des plus cruels sévices, Réouben ne desserra pas les lèvres. On ne tira pas de lui le moindre mot qui pût mettre en danger la vie de ses frères juifs.
Il ne lui échappait que des gémissements à mesure que, sous l'effet des souffrances, ses forces l'abandonnaient. De guerre lasse et voyant qu'ils ne pourraient rien obtenir de lui par ce moyen, les nazis eurent recours à un stratagème dont ils espéraient plus de résultats.
L'officier dit à haute voix en allemand que le « prisonnier » était dans un état lamentable, que, de toute manière, il était perdu et qu'il ne pouvait leur être d'aucune utilité, puis il cria l'ordre qu'on le laissât mourir. Ceci dit, il partit avec les autres.
Rompu, sans réaction aucune et anéanti par la souffrance, Réouben se serait à peine soucié de ce qui lui arrivait si la pensée de ses frères attendant dans leur cachette qu'il leur apportât de quoi manger n'avait ranimé sa volonté. Il n'avait pas le droit de renoncer ; il devait tenir et tenter encore.
Comme il se traînait par terre – car il n'avait même pas la force de marcher –, il trébucha tout à coup sur un paquet. Fiévreusement, rendu malhabile par l'espoir, il l'ouvrit et n'en crut pas ses yeux. Devant lui s'étalaient quelques grosses miches de pain et des légumes ! Il n'en fallait pas tant pour lui faire oublier ses souffrances. Aussitôt il se remit debout ; il fallait à tout prix porter sa trouvaille à ses amis.
Dans son impatience, il oublia toute prudence et ne prit aucune précaution avant de s'engager sur le chemin qui conduisait au refuge. Il en était déjà très proche quand il se rendit compte – trop tard, hélas ! – qu'il était suivi. C'était la catastrophe ! Au lieu d'apporter de l'aide à ses frères, il servait de guide à l'ennemi et lui montrait leur secrète cachette !
Soudain une idée vient à Réouben. Faisant mine de ne pas s'apercevoir qu'on le suivait, il fit retentir un chant pendant qu'il poursuivait plus vite sa marche. Les Allemands ne comprenaient point qu'il hâtât subitement le pas, mais ils firent de même.
Entre-temps les réfugiés ayant perçu le chant qui annonçait l'arrivée tant attendue de Réouben envoyèrent quelqu'un à sa rencontre. Ils furent surpris de le voir revenir presque immédiatement. La gravité qui se lisait sur son visage ne laissa pas de les inquiéter.
« Réouben est en train de chanter en hébreu », leur dit-il. « Il nous avertit qu'il est suivi par les nazis et qu'il les dirige vers les rochers qui surplombent le précipice ; il demande que les garçons les plus solides parmi nous les suivent tout de suite à leur tour. Allons-y, les amis, nous n'avons pas de temps à perdre. » Ayant parlé, il saisit les armes fabriquées de leurs propres mains, et s'élança, suivi par une poignée de jeunes gens décidés.
Quand Réouben fut près des rochers, ses amis entendirent son chant se muer soudain en « Chema Israël ». De leur côté, les Allemands le virent tout à coup disparaître de leur vue et se regardèrent ahuris. Ils ne se rendaient pas encore compte qu'il les avait conduits au bord d'un précipice et coururent à sa poursuite. C'est alors qu'intervinrent ses compagnons. Ils se trouvèrent à point nommé pour « aider » les poursuivants à s'élancer dans le vide.
Jusqu'au moment où il rendit son âme à Dieu, Réouben continua à chanter, reconnaissant envers son Créateur de lui avoir donné la force de sacrifier sa vie pour sauver celle de ses frères juifs. Pendant ce temps, les nazis qui n'eurent que trop tard conscience du danger qui les menaçait roulèrent vers une mort certaine et leurs hurlements terrifiés retentirent jusqu'au fond de la vallée.
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